mercredi 17 décembre 2014

17 décembre 2014 : sur la fin de vie


Akli : Tout homme est voué à la mort, ô Menouer... Il en est qui attendent d'elle qu'elle les ravisse par surprise... D'autres s'y préparent... C'est une question de choix.
(Abdelkader Alloula, Les généreux, trad. Messaoud Benyoucef, Actes sud, 1995)


Un témoignage sur le site de l'ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité), dont je suis adhérent :

« Je me permets ces quelques lignes afin de vous faire part de la fin de vie de mon père.
Suite à un AVC avec paralysie de la moitié de son corps, difficulté de la parole et retour aux couches, il a manifesté de suite son envie de partir.
Homme solide, ancien résistant, il n’avait pas peur de la mort. Ce sujet, nous l’avions abordé souvent, et il se promettait de faire le nécessaire si la maladie l’y contraignait, à l’exemple de son frère aîné. Sauf que cet AVC ne lui a pas laissé le choix.
Lorsqu’à l’hôpital, j’ai vu dans ses yeux désespérés ce qu’il souhaitait, je l’ai rassuré en lui promettant de faire le nécessaire… il avait 86 ans.
Bien évidemment, je me suis heurtée à un mur d’obscurantisme.
Pour lutter contre ses soins, il a commencé par arracher sa sonde nasale jusqu’à ce qu’on lui attache son seul bras disponible. Devant cette horreur, je l’ai détaché mais l’on m’a menacé de m’interdire de visite, j’ai dû me soumettre et lui ai expliqué que l’on était bel et bien poings liés devant cette autorité médicale.
Après plusieurs tentatives de désespoir de sa part et du peu de moyens dont il disposait, on lui a administré des antidépresseurs.
Il s’est éteint dans une misère morale indescriptible, une souffrance physique insoutenable due à des escarres dans le dos.
La morphine lui a été donnée deux jours avant sa mort. Trois mois d’un long calvaire. Sa mort a été une délivrance, la fin d’un martyre.
Voilà, monsieur le Premier Ministre, une fin de vie ordinaire, dans un hôpital ordinaire, et je reste perplexe quant à la loi Leonetti ; qu’a-t-elle amené ? Quelles en sont les améliorations ? Je constate un grand vide ; que n’ai-je pas rencontré sur ce chemin difficile un docteur Bonnemaison… »


Voilà où nous en sommes aujourd'hui. Il y a d'autres témoignages du même type sur le site. 
Malgré mes directives anticipées, je sais qu'en cas d'AVC, si je suis pris en charge, je n'aurai plus aucun moyen de lutter contre la médecine toute-puissante, même si elle se révèle impuissante dans le cas d'un AVC grave : j'ai souligné moi-même en caractères gras dans ce témoignage les abus médicaux qui me paraissent condamnables. 
L'idéal est donc que l'AVC ait lieu loin de toute autre personne (cas de mon amie Sylvie en 2009, qui a fait son AVC en vacances à Cauterets, en l'absence de son père parti faire les courses, et qui l'a trouvée morte à son retour) afin d'empêcher cet acharnement thérapeutique absurde. Surtout pour le cas du témoignage, quand il s'agit d'un homme qui a atteint 86 ans.

*

"Mourir est un pacte que nous faisons avec nous-même. L'important est de savoir quand et comment on le réalise et d'être sûr qu'il s'agit bien d'un voyage sans retour" (Alvaro Mutis, Le rendez-vous de Bergen, trad. François Maspéro, Grasset, 1995).

les épines de la vie, quand elles deviennent insupportables



mardi 16 décembre 2014

16 décembre 2014 : plus tard ?


Stockmann : J'ai l'intention de faire la révolution contre ce mensonge qui consiste à dire que c'est la majorité qui détient la vérité. Quelles sont les vérités autour desquelles la majorité fait bloc ? Ce sont des vérités si vieilles qu'elles commencent à tomber en décrépitude. Et lorsqu'une vérité a atteint cet âge-là, elle est en bonne voie de devenir un mensonge, messieurs.
(Henrik Ibsen, Un ennemi du peuple, trad. Terje Sinding, in Les douze dernières pièces, vol. II, Imprimerie nationale, 1991)


Plus tard ! Combien de fois ai-je entendu cette injonction ? « Tu pourras faire ça quand tu seras grand, plus tard ! » « C'est pas le moment, on fera ça plus tard ! » « Laisse-donc faire les autres ! Tu verras bien, plus tard ! » Etc. Rien à faire, ces plus tard là me sont toujours restés en travers de la gorge. Les plus tard que je me suis imposés à moi-même, eux, étaient valables. Attendre, avant de choisir une profession, par exemple, ou de me marier et de faire des enfants : oui, j'ai pratiqué dans ce cas-là un beau plus tard. Je crois même que mes parents n'y croyaient plus, sauf ma grand-mère maternelle, qui avait demandé à maman de lui enlever son alliance : « Ce sera pour Jean-Pierre, quand il se mariera ! » lui avait-elle dit ; je n'en savais rien, bien sûr, mamie ne m'avait rien dit, avant de mourir. Je l'ai toujours au doigt, cette alliance de la continuité. Attendre avant de me lancer dans des entreprises difficiles : ma première randonnée à vélo (1300 km quand même en 1973, à vingt-sept ans), mon premier opéra vu sur scène en 1976, à trente ans (je pensais que ce n'était pas pour moi, ce genre de spectacle), mon premier marathon en 1978, à trente-deux ans, mon premier poème publié en 1983, à trente-sept ans, ma première lecture d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (là encore, je pensais que ce n'était pas pour moi) débutée en 1989 et poursuivie pendant dix ans, au gré de mes insomnies, mon premier livre publié à soixante-trois ans, etc. Oui, j'ai su user à bon escient du plus tard...
Mais aujourd'hui, où l'on me dit : « Mais qu'est-ce que tu fais, à vagabonder comme ça, toujours entre deux trains, entre deux festivals de cinéma, voire entre deux cargos ? », je réponds que si je ne le fais pas maintenant, après il sera trop tard, réellement trop tard, je ne peux pas attendre le plus tard ; et ça, je le sais, j'ai une petite voix intérieure qui me le dit. Il est des cas où on ne peut pas attendre plus tard. Où il faut saisir le contact, l'instant, le hasard, l'occasion, la rencontre, le rendez-vous, l'engagement, l'épreuve... La seule chose que je ne peux remettre à plus tard, maintenant, ce sera ma mort, qui arrivera à son heure, peut-être même à mon heure, ce qui ne me fait pas peur. C'est une vieille camarade, je l'ai frôlée à plusieurs reprises et j'ai bien assez vécu sans me souhaiter une arrière-vieillesse calamiteuse : non, là, je ne demanderai pas plus tard. Et, si la loi et la médecine le permettent, je choisirai mon heure !
Mais le reste, l'amitié, la solidarité, le partage, la bienveillance, la compassion, la fraternité, la main sur l'épaule, l'enrichissement spirituel (j'écoute en ce moment pendant mes repas le double cd que je m'étais offert il y a deux ans, L'Évangile selon saint Jean, dit par Gérard Rouzier) et intellectuel, la découverte des êtres humains, de leur diversité, de leurs façons d'être, de leurs mœurs, de leurs œuvres (livres, art, films, théâtre, opéras), de pays et paysages nouveaux, est-ce que je peux dire : plus tard, alors que mon temps est désormais compté ? Non ! Trois fois non !
Et cessons d'avoir peur, que diable ! J'ai été frappé par le fait que notre groupe de Bordeaux allant à Marrakech n'était composé que de dix-huit personnes cette année (dont seulement onze de Bordeaux), alors qu'ils étaient, paraît-il cinquante ces dernières années. Le diable télévisuel est passé par là, en ne présentant que des infos lamentablement tronquées, destinées à distiller la peur, l'inquiétude. Les gens de nos pays riches (attention, tous ne sont pas riches, et je ne suis pas surpris de voir que tant d'entre eux sont dans la rue, quand on voit toutes les garanties qu'il faut apporter quand on veut simplement louer un appartement, malheur à ceux qui n'ont pas de répondant, de garant) s'inquiètent. 

 la lumière du monde
 
À l'inverse, tant de pauvres gens de là-bas (j'ai pu discuter avec de jeunes Marocains) n'ont pas peur de risquer leur vie pour atteindre nos rivages ! Où d'ailleurs ils n'auront pas la vie facile qu'ils croient ! Mais voilà, ils ne voient pas la même chose à la télévision. Ils n'y voient que chez nous tout le monde vit bien, les séries ne montrent que des gens riches (et qui ne travaillent guère), bien habillés, avec de belles voitures, de belles villas ou de beaux appartements, des enfants qui vont dans de bonnes écoles, etc. A-t-on oublié les combats qu'il a fallu mener pour gagner tout ça ici, pour simplement vivre dans des logements décents (je rappelle que jusqu'en 1961, j'ai connu les cabinets au fond de la cour et l'absence d'eau courante), trouver du travail décemment rémunéré, aller à l'école (c'était loin d'être gagné, jamais je n'aurais supposé que je ferais des études supérieures, par exemple), se soigner correctement, etc. ? Maintenant l'on vit de plus en plus dans la peur de l'autre, de l'étranger, du différent, d'être viré de son boulot, de sa maison, séparé de son conjoint et de ses enfants, de vieillir dans la plus haute des solitudes ?
Alors, pas de plus tard ! Surtout à mon âge ! Et puis, préférer être dans la non-consommation, dans le refus d'un système qui court à sa perte ; et, si je voyage beaucoup, c'est pour vérifier la phrase de Henri Michaux (Poteaux d'angle, Gallimard, 1971) : "Non, non, pas acquérir. Voyager pour t'appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin." Au milieu de l'océan, on est démuni, en face de la terrible nature. On ne songe pas à accumuler, mais à s'appauvrir, à n'être plus que soi-même.

lundi 15 décembre 2014

15 décembre 2014 : retour de Marrakech


Il avait la santé de celui qui ne s'aventurait pas vers les excès inutiles.
(Abdellah Taïa, Le Jour du roi, Seuil, 2010)


Me voici revenu de Marrakech. J'aurais bien du mal à vous joindre une photo, car ayant changé au dernier moment mon sac à dos contre une valise "spéciale cabine", j'ai oublié dans le sac l'appareil photo, niché au fin fond. J'avais pourtant le cordon pour recharger la batterie ! Et impossible de retrouver dans mes fichiers les photos de Marrakech prises en 2010... J'ai dû perdre ce fichier quand j'ai fait les mises à jour du note-book. Mais je peux vous confirmer que j'étais bien là-bas, avec le ciel bleu et le soleil pendant toute la semaine, en compagnie de cinéphiles bordelais et d'ailleurs : deux personnes du groupe venaient de la Drôme, deux des Pyrénées-orientales, une de Bruxelles et deux de Tours. La moyenne d'âge tournant entre 75 et 80 ans, j'étais un des benjamins (cinq hommes pour treize femmes). Et, sur place, j'ai fait la connaissance d'autres Français venus aussi pour le Festival, notamment de Pontarlier (ils m'ont appris qu'il y avait là-bas aussi un festival, qu'ils animent), ou vivant au Maroc tout ou une partie de l'année. Sans compter les Marocains venant en nombre et avec qui j'ai causé ici ou là, ou même les ai photographiés avec leur smartphone quand ils le souhaitaient. 

Vue de l'hôtel côté boulevard
 
Nous étions logés à l'hôtel Les Idrissides (4 *, ma chambre était aussi vaste que deux, ou peut-être trois, cabines du cargo, je retrouvais toujours mon pyjama artistiquement disposé sur le lit géant (on aurait pu y dormir à trois) après le passage des femmes de ménage), tout contigu au Palais des Congrès, dont deux salles (la salle des Ministres, au moins mille places, et la salle des Ambassadeurs, environ cinq cents places) étaient réservées aux projections, et à un quart d'heure à pied du Colisée, la troisième salle de projection, et ordinairement salle de cinéma commercial. Nous y étions en pension complète (cuisine internationale, avec cependant couscous et tajines de temps à autre) et donc rentrions pour manger le midi et le soir, entre deux films. Je m'allais coucher le plus souvent après le repas du soir, ayant ma dose de cinéma et étant peu, comme vous le savez, d'humeur nocturne. Mais j'ai alterné entre les trois salles, car la salle des Ministres était réservée aux films en compétition, avec présence du jury (présidé par Isabelle Huppert) et des équipes de films, et le public y était un peu plus guindé. Dans les deux autres salles, surtout au Colisée, un public populaire était là, ce qui n'était pas pour me déplaire. Pendant les films marocains, ça hurlait, ça sifflait, ça riait, ça applaudissait. Parfois, la salle se vidait peu à peu en cours de séance (notamment pour les films japonais en noir et blanc de Mizoguchi, Rue de la honte et de Naruse, Nuages flottants, pourtant excellents classiques des années 50, et que je voyais pour la première fois sur grand écran).

L'affiche du Festival

Au programme donc, un hommage au cinéma japonais, un hommage à Viggo Mortensen (extraordinaire : il parle arabe, espagnol, français, anglais et danois, et peut-être d'autres langues !) et à quelques autres acteurs moins connus, des films coup de cœur, des films marocains et une kyrielle d'environ douze films nouveaux en compétition pour l'Étoile d'or. Mon grand favori n'a rien obtenu : Nabat, film venu d'Azerbaïdjan, est sans doute d'une humanité trop austère ; quasi muet, il raconte les derniers jours d'une vieille femme dans un village menacé par la guerre (ça se passe vers 1992) et déserté par ses habitants. C'est un film de poète (donc pour moi), sublime. Autre film de poète, qui a eu un prix (je l'avais placé dans les trois premiers), Labour of love, venant d'Inde ; ici, on suit pendant une journée, en montage parallèle, un couple. L'homme travaille la nuit, la femme travaille le jour. Ils se croisent une demi-heure le matin, entre le retour du mari et le départ de la femme. Film donc quasi muet également, qui nous livre une poésie des gestes du quotidien. Magnifique. Mon troisième, qui a obtenu l'étoile d'or, Corrections class (Classe d'adaptation), nous vient de Russie ; c'est l'histoire d'une jeune fille, handicapée (myopathie ?), qui vient en fauteuil roulant et cherche à s'intégrer dans une classe spéciale de lycée. Film terrible, tragique, d'une cruauté inouïe – ces jeunes ne se font pas de cadeaux ! – admirablement bien joué. À ne pas manquer lors de leurs sorties françaises (s'ils arrivent à trouver un distributeur !).
D'autres films étaient dignes d'intérêt, notamment le western américain The keeping room (où l'on voit, à la fin de la guerre de Sécession, trois femmes se battre contre des hommes que la guerre a pervertis), le film hongrois Mirage (où l'on sent la déliquescence mafieuse d'un pays ex-communiste, dans de beaux paysages de la puszta), le film iranien Red rose (qui se passe en 2009, au moment des émeutes post-électorales de Téhéran), le film égyptien Éléphant bleu qui traite de la psychiatrie, le film coréen The Sea fog (un patron de chalutier se voit, pour gagner de l'argent, contraint d'embarquer clandestinement dans sa cale des immigrés chinois, et ça se termine très mal) qui m'a naturellement passionné à quelques encablures de mon départ sur les océans : j'espère que tout s'y passera bien !
Et puis, tout de même, puisque j'étais là-bas, j'ai vu presque tous les films marocains projetés en ou hors compétition : Atlantic raconte l'odyssée d'un véliplanchiste marocain qui veut gagner l'Europe sur sa planche à voile (!), The narrow frame of midnight a pour sujet la traite des petites filles destinées à être vendues en Europe comme bonnes à tout faire (terrifiant, avec un acteur formidable dans le rôle du méchant), Un pari pimenté est une comédie qui a électrisé le public (un trentenaire fait le pari avec son ami qu'il dînera en tête-à-tête avec une actrice célèbre dont il est amoureux, et il s'ensuit des quiproquos hilarants), L'orchestre des aveugles conte l'histoire, vue par un enfant, d'un de ces orchestres qui animent toutes les fêtes marocaines (mariages, circoncision, etc.) et Bollywood dream est l'histoire d'amour d'un trentenaire qui vit par procuration à travers le cinéma indien farci de chansons sirupeuses, pour oublier le bidonville où il habite. Tous ces films m'ont intéressé. Bref, un festival très recommandable, réservé à ceux qui n'ont pas peur d'aller au Maghreb, c'est-à-dire qui ne sont pas découragés par les infos télévisuelles ! Ce qui est mon cas, je ne les regarde jamais, sauf parfois chez les autres.
Et puis, tout de même, Marrakech, une très très jolie ville... J'ai pris contact avec des Français qui y passent l'hiver, je crois bien que je vais tester ça l'hiver 2015-2016. Y en a marre de la grisaille et du froid... vive la lumière !

jeudi 4 décembre 2014

4 décembre 2014 : retour sur le Festival de Pessac


Camille : elles ont besoin de nous, si nous étions dans leur situation, nous serions bien contents qu'on nous vienne en aide et il faut toujours faire pour les autres ce que nous voudrions qu'il soit fait pour nous.
(Carlo Goldoni, L'amour paternel ou la servante reconnaissante, trad. Ginette Herry, in Les Années françaises, vol. 1, Imprimerie nationale, 1993)

Est-ce que je vais trop au cinéma (sans compter les films que je vois en dvd ou que j'enregistre) ? Je ne sais pas, j'ai toujours eu une passion pour le cinéma, dès mon premier film, qui fut Blanche neige et les sept nains, vu dans une grange, projeté sur un drap, dans le petit village de Gouze, où je passais les vacances chez mon cousin en 1952. Depuis, il y eut le ciné-club du lycée (chaque mercredi soir, après dîner, où j'ai découvert l'histoire du cinéma, de Harold Lloyd et Fritz Lang pour le muet à Marcel Carné et John Ford pour le parlant, entre autres bien sûr, puisque ça a duré toutes mes années de pensionnaire, entre 10 et 17 ans), les salles commerciales où nous emmenaient les pions le jeudi ou le dimanche, s'il pleuvait (sinon, c'était promenade dans la forêt, ou match de rugby), puis les films à la télévision (heureuse époque du début des années 60, où l'on pouvait voir La strada ou Les enfants du paradis à 20 h 30 !). Le cinéma, tout autant que le roman, me fait vivre des vies innombrables, découvrir des pays et des époques inconnus de moi, me permet de sortir totalement de moi-même : quand je regarde un film, je suis dans le film, les personnages sont des connaissances, des amis parfois. Est-ce fuite de la réalité ? Je ne sais, je crois plutôt qu'il s'agit d'atteindre une autre réalité (une surréalité ?), celle qu'on ne peut pas vivre... Je n'irai jamais sur les routes, comme Gelsomina, en compagnie d'un saltimbanque, par exemple...


La Strada

Maintenant que je n'ai plus de femme, que les enfants sont loin, que mes amis d'Angoulins-sur-Mer m'ont fait découvrir le Festival de La Rochelle (en 2010), mes cousins de Pignan la Mostra de Venise (en 2011), non seulement je fréquente toujours beaucoup les salles obscures, mais je hante les festivals de cinéma. Cette année, par exemple, il y aura eu ceux de Pézenas (début mars), de La Rochelle (juillet), de Douarnenez (août), de Bordeaux et de Montpellier (octobre), les Rencontres de Pessac (novembre) et bientôt, à partir de samedi, celui de Marrakech, où je vais avec un groupe de Bordeaux, groupe avec qui j'avais d'ailleurs fait connaissance à Venise en 2013. C'est dans ces festivals que l'on voit des films de tous pays en avant-première, aussi bien que des films plus anciens (ça faisait des années que je n'avais pas vu de films muets au cinéma !), des reprises de films restaurés, des rétrospectives sur un cinéaste ou un pays, des films sur une ou des thématiques, aussi bien que des acteurs ou des réalisateurs. Et surtout, au contraire des salles commerciales, il n'y a que des films intéressants, et souvent excellents.

Loulou

Les dernières rencontres du Film d'histoire de Pessac (17-24 novembre) n'échappent pas à la règle : cette année, le thème était l'Allemagne. J'ai donc pu voir, entre autres, des muets des années 20 : un inconnu, Les hommes le dimanche de Siodmak, deux classiques sublimes dont j'avais seulement entendu parler : Loulou de Pabst, avec la merveilleuse Louise Brooks (et aussi du même, L'opéra de quat'sous, un parlant encore jamais vu), Faust de Murnau, des films allemands de l'est (dont le magnifique Étoiles, de Konrad Wolf), de très beaux Schloendorff (Le coup de grâce) et Margarethe von Trotta (Rosa Luxembourg et Rosenstrasse), un film tiré d'un roman pour la jeunesse (non traduit en français) de Lisa Tetzner, Les enfants du n° 67, sur la montée du nazisme en 1933 (qui serait à montrer dans tous les collèges), le désopilant Un, deux, trois (1962) de Billy Wilder, qui, en pleine guerre froide, renvoie dos à dos Russes (à l'idéologie douteuse), Allemands (nostalgiques du nazisme) et Américains (satire du dollar qui peut tout acheter). Il y avait aussi (pas vus) les films-fleuve de Fassbinder, Berlin Alexanderplatz, de Edgar Reitz (Heimat) et de Claude Lanzman (Shoah), de nombreux documentaires, des conférences, etc.

Retour à Ithaque

Et puis, il y avait les films en compétition. Je ne les ai pas tous vus, j'ai raté en particulier celui qui a obtenu tous les prix (jury, critique, public) : Le labyrinthe du silence, que je pourrai voir lors de sa sortie française en mai 2015. par contre, tous les autres que j'ai vus étaient soit bons, À la vie (film sorti la semaine dernière : trois femmes rescapées d'Auschwitz, se retrouvent quinze plus tard), Leopardi (biopic du poète italien, qui sortira en avril), Amour fou (autre biopic, de l'écrivain allemand Kleist et de son suicide avec sa fiancée, sortira en février), soit très bons, Le temps des aveux (film franco-cambodgien très émouvant sur la prise du pouvoir par les Khmers rouges en 1975, qui sortira le 17 décembre), L'enquête (belle évocation de l'affaire Clearstream, sortira en février), soit excellents, le dernier Laurent Cantet, Retour à Ithaque (sur le retour à La Havane d'un exilé cubain, qui retrouve son petit groupe d'amis, retour sur un passé et donc sur les illusions perdues, à recommander à ceux qui parlent espagnol, il est sorti hier) et Timbuktu, mon préféré peut-être, sur l'imposition de l'islamisme au nord du Mali, un film d'une très grande beauté visuelle : il va sortir le 10 décembre et je vous le recommande vivement. Un très grand cru, comme celui de Montpellier.

Timbuktu


mercredi 3 décembre 2014

3 décembre 2014 : racismes


le danger, élément indispensable de tout voyage digne de ce nom. Parce que le plaisir, me suis-je dit, s'accommode toujours du plaisir d'avoir peur. Et la peur est fantastique, surtout la peur de tomber sur quelque chose de bizarre, d'étrange, de non familier, peut-être même de nouveau.
(Enrique Vila-Matas, Impressions de Kassel, trad. André Gabastou, C. Bourgois, 2014)


De retour à Bordeaux, après mon escapade de Strasbourg, (très bien accueilli en chambre d'hôte à Kehl, via Airbnb), et m'étant un peu éloigné des préoccupations locales, voici que, parmi les premiers mots que j'entends ici, dans mon quartier, c'est : « Les ratons, les nègres, y en a marre ! » Sans doute les mêmes qui, manifestant dernièrement, clamaient haut et fort : « Les pédés, les gouines, y en a marre ! » Tout un vocabulaire que je croyais révolu, et qui signale par son inélégance une montée formidable de la haine, largement entretenue par les grandes chaînes d'info télévisée, et même les radios, sans parler d'une large majorité de la presse, qui ne cessent d'inviter ceux qui entretiennent ces idées racistes (le FN en particulier, mais aussi bien une partie de la droite, et la gauche se tait) à déverser leur venin tous azimuts. Par contre les antiracistes ne sont quasiment jamais conviés à causer... Ça sent la fin de règne, une atmosphère pré-fasciste et même pré-nazie... J'espère me tromper, mais tout de même.
Deux films ont eu un beau succès cette année et ont essayé d'aborder le problème. 

Qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu? 
Sous la forme de comédie, de farce presque, Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ? se présente comme une succession de poncifs, de caricatures et de clichés sur les divers racismes : celui des bourgeois catholiques contre les non-catholiques, celui des musulmans contre les juifs ou des juifs contre les musulmans, celui des asiatiques contre les noirs ou l'inverse. Bien sûr, ça plaît à tout le monde (15 millions de spectateurs), chacun pouvant se dire : vous voyez bien, tout le monde est raciste ! Alors, pourquoi ne le serai-je pas ? En plus, le film est plaisant, assez bien fait, et donc, difficile à critiquer. Sauf qu'à aucun moment n'est prôné un quelconque antiracisme. Les parents bourgeois finissent par accepter la situation, car que faire d'autre, mais pas de gaieté de cœur ? Je regrette beaucoup, pour ma part, que l'une des filles ne se soit pas entichée d'une femme, ce qui aurait rendu le film un peu plus percutant dans sa prétendue dénonciation du racisme : là, les bourgeois auraient été mis au pied du mur. Auraient-ils accepté que leur fille soit lesbienne ? Et surtout l'épouse !!!

Samba 
 
L'autre film, Samba, affiche plus clairement une volonté courageuse d'antiracisme. Déjà, on n'est plus dans la bourgeoisie et les cadres supérieurs. Le héros est un sans-papiers. L'héroïne est une paumée, qui soigne son "burn out" en se mettant au service d'une association qui aide les sans-papiers (du type CIMADE). Ce n'est plus une comédie, encore moins une farce, mais un film social qui tire vers le mélodrame. Tous ces facteurs réunis font que le nombre d'entrées (3 millions) est nettement plus faible. Les gens veulent voir ce qu'ils ont l'habitude de voir à la télé : la bourgeoisie, les gens riches, les gagnants. Ici, on est dans ce qui est cruellement absent de la télé : le sous-prolétariat, la misère, les perdants. Pourtant, des deux, c'est ce film-là qui me semble avoir mis le doigt sur la nature du racisme. Et sur l'effort qu'il faut faire pour le combattre.
Le racisme, c'est ne pas reconnaître l'autre comme un être humain de la même farine que soi, à cause de la couleur de la peau (le plus visible), de la différence de religion (tiens, j'ai vu qu'à Kehl, il y avait une mosquée), de la différence de sexualité aussi (à Strasbourg, au marché de Noël, j'ai vu des jeunes hommes se tenir par la main, ça vous choque ?), parfois de la différence de sexe (le si fréquent sexisme). Refuser l'humanité en l'autre, c'est ce qu'il faut combattre sans cesse, ce qu'il faut enseigner à l'école, ce que la télé devrait enseigner, au lieu d'inviter des baratineurs arrogants qui distillent leur fiel. Comme l'écrit le rappeur Abd al Malik dans son livre Le dernier Français (Cherche Midi, 2012) : "Mais si tu dis sans cesse de nous qu'on est pas chez nous, qu'on est pas comme toi. Alors, pourquoi tu t'étonnes quand certains agissent comme s'ils étaient pas chez eux, comme s'ils étaient pas comme toi ?" Acceptons humblement nos différences et, comme Akira Mizubayashi, dans son Petit éloge de l'errance (Gallimard, 2014), proclamons notre "aversion, [...] pour ceux qui tirent un plaisir malsain de leur position de supériorité. Pullulants et envahissants, ils sont partout présents dans la société." Et hélas, sur nos écrans comme débatteurs !  
Sinon, nous finirons par faire comme la majorité des Allemands en 1933, nous subirons une variante du nazisme.

 la mosquée de Kehl