lundi 31 mai 2010

31 mai 2010 : images et pensées


Je ne sais pas très bien quelles étaient les bizarreries qui me distinguaient des autres enfants, car on ne se voit pas soi-même.
(Ruth Klüger, Refus de témoigner)



Le temps s’améliore vaguement en ce 31 mai, j’ai l’impression d’être en janvier à Poitiers. Enfin, n’exagérons pas tout de même, je n’ai pas emporté de pull, et le k-way sur ma triple épaisseur de gilets suffit à ne pas me faire trop crever de froid. Et heureusement que faire du vélo échauffe, que nous sommes en montagne, c’est-à-dire qu’il y a plus de faux plat que de plat, je m’en aperçois illico à la moyenne qui s’affiche et qui tourne plutôt autour de 15 km/h que de 20 si c’était du plat. On s’élève donc insensiblement. Normal, puisqu’on remonte la vallée du Doubs, devenu ici une rivière modeste en dimensions, mais au flot nettement plus tumultueux. L’étape reste modeste, jusqu’à Pontarlier, 32 km, et je ne me presse point, je m’arrête x fois, en particulier pour prendre une photo de tuyés, ces fameuses cheminées qui servent à fumer les cochonnailles diverses dont des jambons du Haut-Doubs et les fameuses saucisses de Morteau.

Pourtant, je dois avouer qu’après avoir vu le film d’hier, on n’a plus envie de manger de porc pour toute la vie, sauf si on les élève de manière humaine. Les images d’élevage industriel m’ont donné envie de poser quelques bombes. Ah ! Si je savais les fabriquer, je crois bien que je deviendrais terroriste ! Oui, Jacques Chauviré avait tort quand il affirmait dans le Journal d’un médecin de campagne : « Le positivisme scientifique a vécu dans l‘opinion. Il a conçu trop d‘armes pour la guerre. » Avec la révolution verte, on a fait une guerre froide aux paysans, au nom de la science, du progrès, on a conçu des armes pour produire, on a recyclé pour l’agriculture les armes de destruction massive testés pendant les guerres (14-18, 39-45, Vietnam, etc.), et maintenant on bouffe du DDT, des pesticides et des tas de produits chimiques. Et on fait souffrir inutilement les animaux en les entassant dans des bâtiments peu aérés, sans espace vital. Mais les plantes aussi souffrent, et les sols, dont beaucoup sont déjà morts, et ne donnent encore que parce qu’on y ajoute à foison des fertilisants de synthèse. Qu’avons-nous besoin de tant manger ? Regardons nos contemporains dans nos pays soi-disant super-civilisés, nous voyons instantanément qu’ils mangent trop ! J’arrête là avant d’éclater… Je dois être encore plus bizarre que je ne pensais !

Je profite donc de cette deuxième journée de repos pour peaufiner mon programme de lectures de la semaine, et pour envoyer quelques images prises ici ou là. Histoire de montrer que je suis bien dans le Doubs pour ceux qui en douteraient, non mais ! Après, je ne sais pas quand je pourrai reprendre mon blog, car je vais être à nouveau très pris et très entouré.


La médiathèque Les Mots passants de Saint-Vit



Un clocher comtois : Roche-lez-Beaupré



La statue de Victor Hugo de Ousmane Sow
Et Christian, le bibliothécaire magnifique



Un bout de la citadelle de Vauban



Le chat de Jeanne-Marie



Un tuyé, cheminée où on fume saucisses et jambon



dimanche 30 mai 2010

30 mai 2010 : crever le silence



Le silence. La manière la plus absolue de nous dépouiller de tout sentiment de propriété.
(Pedro de Jesus, Le portrait, in Des nouvelles de Cuba)


La nuit a, cette fois, été longue, plus de neuf heures de sommeil. J’ai prévu aujourd’hui de me reposer, après ces deux lourdes étapes, d’autant plus qu’on annonce du mauvais temps. Et, effectivement, il pleut et quand ça s’arrête, je peux observer les nuages floconneux accrochés, tels des bouts de coton hydrophile, aux sapins sur les hauteurs. Prendrai-je le train pour aller en Suisse, à La Chauds-de-Fonds ? Bof, je sens que je reviendrai dans ce pays ultérieurement, et sans l’obligation d’y faire mes lectures, en simple visiteur, avec les liens que je viens de nouer, et ce n’est pas fini ; certes, comme l’écrit Anne-Marie Garat, « nouer un lien est une suite d‘offenses et de renoncements, de contrariétés, de compromis et de calculs difficiles, et non un saut élancé dans le vide, sans arrière-pensée, » je crois tout simplement que je me laisse aller à accepter l’autre, tel qu’il ou elle est, et le lien vient tout naturellement.

Et puis, m’arrêter ici, où je passerai donc une deuxième nuit à l’hôtel, c’est retrouver le silence, après une semaine toute de paroles, non seulement bruissante de mes lectures, mais aussi des conversations avec mes nombreux hôtes d’accueil. Et probablement beaucoup de bêtises que j’ai dites, comme quand on parle trop, ce qui est mon péché mignon ; je suis assez d’accord avec Harry Martinson qui, dans La société des vagabonds, écrit à moment donné : « Les pensées muettes sont supérieures aux autres. Elles ne font pas de bruit et ne tiennent pas de place. Et si elles sont fausses, on peut les effacer en silence, comme des lettres sur le sable. » Et à ma façon, là, ne suis-je pas un vagabond, un chemineau avec mon vélo, même si c’est du vagabondage très organisé, et dans lequel je n’ai pas à quémander un morceau de pain ou un toit pour dormir ?

Une bénévole de la bibliothèque de Saint-Vit, l’autre jour, m’a interpellé : « Mais comment faites-vous ? Partir comme ça, dans l’inconnu, sans savoir chez qui vous allez tomber ? Moi, je ne pourrais pas… » Je lui ai répondu que tout de même, je ne partais pas au fin fond de l’Amazonie, que justement le sel de l’affaire, son piquant, c’étaient les rencontres, l’instant présent, la découverte d’un temps nouveau, de gens nouveaux et qu’il ne tient qu’à nous de s’ouvrir, d’accueillir, de se dire que ce n‘est pas la dernière fois, qu‘il y en aura d‘autres. Je ne suis pas sûr qu’elle ait été bien convaincue, tant notre civilisation moderne nous a mis chacun dans notre coin, repliés dans nos petites frontières, barricadés dans nos forteresses et bien enfermés à clé. « Je me suis déjà bâti une forteresse intérieure et elle est bien gardée par des remparts de solitude, je sais » ai-je lu chez un des poètes québécois invités en 2009 à Poitiers. Cette forteresse existe, il n’en faut pas douter, mais qui nous empêche de nous en écarter, d’aller vers les autres, de monter à l’assaut de leurs remparts de temps en temps ? Certains n’attendent que ça, pour qui la forteresse en question est une prison.

Donc, après les rencontres, un peu de solitude, tout ça ne s’exclue pas, et d’ailleurs j’ai besoin d’être seul pour écrire, pour donner un peu plus de poids aux mots que dans la conversation ordinaire, pour tester si ma conscience se remplit aussi dans le vide de la solitude, pour trouver un peu plus de légèreté au déplacement des heures, pour renforcer ma résolution de ne plus trop penser au passé et de n‘en garder que l‘écho, pour remonter à la surface grâce au vide qui se fait en moi quand je suis seul et pour me préparer aux futurs coups durs, limiter leurs dégâts…

Et puis la solitude, c’est aussi le moment des lectures personnelles et d’apprécier non seulement des histoires ou des mots, mais l’apaisement que procurent les vrais artistes, en enrichissant notre cœur, en le rendant plus apte à l’amour, à la rencontre peut-être, puisque lire un écrivain, regarder un tableau ou une sculpture, un bâtiment, un bel objet artisanal, écouter une musique, c‘est déjà une rencontre en soi. Ça renforce notre imagination, ça nous donne du génie : mais oui, apprécier la valeur des autres, c’est emprunter une part de leur talent ou de leur génie, ça nous inspire à notre tour (on peut avoir envie d‘en faire autant, bien que ce ne soit pas obligatoire), ça fait disparaître notre angoisse de n‘être rien ou pas grand-chose sur terre, ça désarme nos colères en nous rendant enthousiaste, ça nous donne de la rigueur, ça engage peut-être notre âme à ne pas se contenter du confort que nous procure notre forteresse, mais à aller voir ailleurs si on n’y est pas aussi…

La solitude, c’est aussi le moment d’écrire des lettres, ou au moins des cartes postales à ceux que j’aime, leur montrer que, même au loin, je ne les oublie pas, en espérant qu’ils trouveront « la douceur d’ouvrir une lettre attendue, en différant une seconde l’instant de la lire, » phrase que je trouve justement dans La folle allure de Christian Bobin, une de mes lectures de la tournée, et que je prends absolument à mon compte. C’est que j’’en ai, des correspondants, puisque je suis encore un des rares dinosaures à utiliser le service postal. Et je sais que certains, surtout les plus âgés, attendent mes messages avec l’impatience de ceux qui sont quasiment oubliés, qui ne reçoivent que des courriers publicitaires ou administratifs, et pour eux (je parle au masculin, mais ça inclut le féminin, comme vous le savez depuis l’école primaire, sacrée grammaire française) j’imagine que ça peut être un moment de grâce, en tout cas, ça l’est pour moi quand je reçois une lettre ou même un simple petit mot.

Et puis, nous sommes dimanche. Je reprends mon William Cliff : « et le dimanche quand la ville est morte / c’est agréable d’aller n’importe où / et de marcher ainsi de porte en porte / et de vaguer ainsi un peu partout. » Oui, la ville est presque morte ; le salon de thé, où je commande un plateau de saucisses de Morteau avec rösti (prononcé rouchti, il s’agit de pommes de terre apparemment bouillies puis râpées, mélangées avec un peu de lard, et présentées en une sorte de beignet plat frit, j’ai demandé les ingrédients, et donc précisé sans cancoillotte pour moi, ce qui n’a pas étonné la serveuse, je ne dois pas être le seul à ne pas apprécier ce curieux laitage), le salon de thé donc, est plutôt dégarni de clients ; la pluie n’incite peut-être pas à sortir.

Dans l’après-midi, la rumeur du stade voisin parvient jusqu’à moi, un match de foot ? Moi qui n’avais quasiment aucune nouvelle cette semaine, sauf l’annonce (absurde, puisque déjà 70 % des salariés ne travaillent plus à soixante ans) du relèvement de l’âge légal de la retraite (j’ai vu jeudi la manif dans Besançon), j’ai vu dans le canard local ce matin que la France sera le siège de l’Euro 2016, ce qui a redressé aussitôt le caquet nationaliste, en tout cas dans la presse régionale, vraiment pas terrible ici. Décidément, La nouvelle république est bien un des meilleurs quotidiens régionaux, si ce n‘est le meilleur, au moins pour les nouvelles de France et du monde. J’ai beau feuilleter Ouest-France à Noirmoutier, Sud-Ouest dans les Landes, La dépêche du midi à Toulouse, L’est républicain ici, il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Et on s’étonne après que les gens ne lisent plus les journaux ! Si c’est pour trouver des infos nationales et internationales du niveau des infos télé, autant regarder la télé !

Pour en revenir à cette histoire de foot, je n’ai rien contre (j‘ai vu que la télé et les journaux nous bassinent aussi avec Roland Garros, ouf, j‘ai évité tout ça), mais enfin il me semble qu’il y a des nouvelles autrement importantes, et qui nous concernent plus directement. Mais voilà, on va pouvoir agiter nos drapeaux (« Le nationalisme, c‘est le venin de l’histoire moderne. Rien n‘est plus absurde, rien n‘est plus bestial que l‘empressement des humains à s‘entre-carboniser ou massacrer pour l‘appartenance nationale et sous le sortilège infantile du drapeau, » ai-je lu récemment chez Georges Steiner, oui, il y a là un infantilisme doublé d’un fanatisme), montrer qu’on existe. L’équipe de France, si j’ai bien compris, n’aura pas à subir les éliminatoires, y a pourtant pas de quoi être fier !

Et pourtant des nouvelles importantes, il y en a. Puisque je l’avais raté à Poitiers, je suis allé voir ici, à Morteau (et nous étions plus de soixante-dix), l’excellent film de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global. Un documentaire à la fois contestataire du modèle dominant global (la fameuse croissance et le productivisme) et offrant des propositions. En particulier, produire local, ne pas entrer dans le jeu des multinationales (à moins que celles-ci, comme le dit un des intervenants, ne cherchent tout simplement à éradiquer la pauvreté en éliminant les pauvres, c’est vrai, quand même, ils sont bien gênants, tous ces malheureux !), et donc à travers tout un tas de modèles au Brésil, en Inde notamment. Mais en France aussi, où on nous promet si nous ne faisons rien, si on n’impose pas aux gros agriculteurs une obligation de surfaces vivrières, une catastrophe à venir.




Voici un film qui déchire le silence et qui renvoie nos chères (au sens qui nous coûtent cher) têtes politiques à leur nullité. Écoutons, parmi les intervenants dans le film, Vandana Shiva : « Ce lien entre le champ et la table, qui permet que la nourriture saine produite à la ferme arrive sur l’assiette de tous, c’est la réinvention de la démocratie car tant que ce lien est rompu, nous ne saurons pas ce que nous mangeons. » Ou Dominique Guillet, président de Kokopelli : « La meilleure façon de lutter contre les multinationales quelles qu'elles soient, [...] c'est de s'en passer. » Ou encore Serge Latouche : « Si tout le monde vivait comme nous, Français, il faudrait 3 planètes. Mais si nous continuons avec un taux de croissance extrêmement modéré [...] de 2%, à l'échelon 2050 [...] c'est 30 planètes qu'il faudra. » La brésilienne Ana Primavesi : « Les OGM, c'est simplement une adaptation des cultures aux terres mortes. » Enfin, mon préféré, Pierre Rabhi : « Ceux qui sont en ville peuvent parfaitement se solidariser avec ceux qui sont à la campagne, et ainsi faire un pont par dessus toute la sphère affairiste. Et l’autonomie, c’est le maître mot aujourd’hui. »

Oui, soyons autonomes, car la démocratie, c’est ça : n’oublions pas que nous sommes le nombre, que si nous ne faisons rien, la crise financière va se transmuer rapidement en crise économique, politique, nous succomberons sous une dictature, devenons « la race excellente, qui ne se met jamais du côté du plus fort, » que l’héroïne de Michel Candie, Marie Read, femme pirate, appelait de ses vœux. Et, pour commencer, allons voir ce film !

29 mai 2010 : la montagne


L’apparition de cet arbre a fait surgir en moi un silence de toute beauté. Pendant quelques instants je n’avais plus rien à penser, à dire, à écrire et même, oui, plus rien à vivre. J’étais soulevé à quelques mètres au-dessus du sol, porté comme un enfant dans des bras vert sombre, éclaircis par les taches de rousseur du soleil.
(Christian Bobin, Autoportrait au radiateur)


Eh oui, ça continue à monter. Je me lève très tôt, car je dois faire ma lecture à 11 h ce samedi matin, et j’ai une bonne cinquantaine de kilomètres à faire, dont deux longues côtes de neuf km chacune. J’ai observé l’itinéraire possible avec Raymond sur la carte hier au soir, ils sont cyclistes tous deux, j’ai vu plusieurs vélos dans leur garage, et ils connaissent bien toutes les routes, Raymond m’a indiqué l'itinéraire dont les côtes sont les moins raides.

Et je dois avouer que j’ai toujours dans les pattes l’étape d’hier : depuis combien de temps n‘avais-je pas mis les pieds dans la montagne ? Pourtant depuis l‘an passé seulement, quand j’avais rendu visite à Robert le berger dans l‘Ardèche. Mais c‘était l‘été, il faisait chaud, et je préfère de loin la chaleur à la fraîcheur, à vélo : eh oui, ça peut paraître bizarre, mais j‘aime le chaud, les épaules qui dégagent peu à peu jusqu‘au bout des doigts un frémissement de chaleur suave, un condensé de rôti, l‘idée des Tropiques, pour ainsi dire.

De plus, après le petit déjeuner pris en compagnie de mes hôtes, le départ se fait à 7 h 20 certes sous un beau temps, mais à 9° seulement, et je suis cueilli à froid par la première montée qui démarre dans le village même, sans échauffement préalable. Diable, de peur de manquer la marée, j’ai même oublié de faire ma gymnastique du matin ! Et, à peine en haut de la montée (une heure pour les neuf kilomètres, qu‘aurait-ce été avec mon lourd sac derrière ?), que vois-je ? Le brouillard ! Je dois bientôt enlever mes lunettes toutes embuées.

Pourtant le paysage est féerique : dans une échancrure du brouillard, j’aperçois les gorges et vallées boisées de la Raverotte tout en bas de la Sommette, le fameux “Défilé des épais rochers”. Mais c’est dur, je constate que c’est rarement plat, certes ça descend parfois, mais pour remonter aussitôt, et je n‘ai presque pas le temps de récupérer. Aussi, quand le bibliothécaire de la Médiathèque départementale, Charles, me téléphone qu’il est à Fuans, au pied de la côte finale, renommée et redoutable, j’indique que j’arrive et je dépose mon vélo dans la voiture. Je le reprends après la montée qui, en voiture, paraît raisonnable. Et voilà, j’ai abdiqué un peu. L’âge sans doute. Mais dans mon calcul, je serais arrivé vraiment juste. J’aurais dû partir à 7 h du main pour être un peu au large. Et je termine en roue libre dans la descente vers Morteau, descente fraîche et même frigorifiante, le soleil s’étant caché. Je laisse le vélo à la bibliothèque et rejoins l’Hôtel des Montagnards, où une fort belle chambre et une douche chaude m’attendent. 


Et à 11h, je fais mes lectures, Faïza Guene (Les gens du Balto) remplaçant Milena Agus du programme d’hier. Je craignais un peu ce texte encore non lu en public, au vocabulaire cru et direct. Petit pot, signature de deux livres. Puis repas au restaurant avec les bibliothécaires et Madame le Maire. Et un comble, sans saucisse de Morteau, cette fois !
Source : Wikipedia

L’après-midi, vanné, je me repose et prélasse au lit, sans arriver à dormir pourtant. Petite balade en ville. Puis de nouveau repas avec une des jeunes bibliothécaires, qui a débuté il y a douze ans comme emploi-jeunes, et qui s’enthousiasme à l’idée du projet de la future bibliothèque, car il faut bien dire que pour une commune de 6000 habitants, l’actuelle bibliothèque de 90 m², c’est un peu juste.

Morteau est une ville encastrée dans la vallée du Doubs, non loin du Saut du Doubs, cascade de 27 m de haut qu’on peut admirer d’un belvédère, rejoindre en calèche ou par un bateau-mouche. Il y a une chocolaterie renommée. Une bonne partie des habitants va travailler en Suisse, où les salaires sont bien plus élevés, ce qui a entraîné un renchérissement des loyers et des logements, me dit la jeune bibliothécaire. On est aussi dans le pays de l’horlogerie, et un musée lui est consacré. Et bien sûr, je pense à Raymond et à son métier qu’il a dû quitter à regret.

Je suis éreinté, je rentre à l’’hôtel, et en un rien de temps, juste celui de me déshabiller, et de lire quelques lignes, « de mot en mot je passe / À l’éternel silence » (Anne Perrier, La voie nomade).


28 mai 2010 : vers le Haut-Doubs


Ce n'est point par les paroles qu'on agit sur les autres. mais par son être. il est des hommes qui rayonnent autour d'eux une atmosphère apaisante, par leurs regards, leurs gestes, le contact silencieux de leur âme sereine.
(Romain Rolland, Jean-Christophe, Dans la maison)

7 h 30, il pleut et c’est lourdement chargé. Je déjeune en compagnie de Jeanne-Marie, j’observe le ciel, fais une moue, et décide d’attendre un peu que ça se lève. Enfin, vers 9 h, je perçois l’arrêt de la pluie, et même comme une promesse d’éclaircie. Je harnache Pégase, embrasse tendrement mon hôtesse, et hop, c’est reparti.

La route est mouillée, et la descente à la sortie de Besançon hasardeuse, heureusement que c'est une ligne droite et je n'ai pas besoin de freiner... Je rejoins après quelques kilomètres la vélo-route que je vais utiliser jusqu’après Baume-les-Dames : toujours quantité de hérons sur le Doubs ou le canal. Bien sûr, comme on longe la rivière, c’est à peu près plat, avec un petit ressaut juste au passage des écluses. Mais en fait, nous remontons vers le nord-est, et peu à peu, on s’élève insensiblement.

Ensuite, après le pique-nique que m’a laissé Jeanne-Marie (dont la saucisse de Morteau, froide, et délicieuse), j’abandonne la vélo-route pour grimper la côte d’Ansuans (la bien-nommée, Dieu, il y a un peu de soleil et je suis trempe comme une éponge en arrivant au sommet, avec des passages où je n’ai pas dépassé 6 km/h, je ramais par moments, c‘est que mon sac dans le panier arrière est bigrement chargé !), j’admire le paysage, à vrai dire je prends le temps de le faire, à l’allure où je vais. Mais là au moins, je puis prétendre que je suis vivant. Je le sens, le cœur bat, le cerveau est animé, le souffle m’apporte des senteurs de fleurs et dé végétaux variés (au bord du Doubs, les acacias, parfois le colza, ici, c'est indéfini), je ne regrette pas d’être venu de si loin découvrir une région aussi belle.

Puis je franchis le col de Ferrière (592 m), ne trouve pas l’appareil photo pour immortaliser l’instant (il doit être dans le grand sac caché sous sa housse de protection contre la pluie, et j‘ai la flemme de le dégager, tant pis), et je rejoins Sancey-le-Grand, lieu de ma prochain lecture, après 69 km de vélo. Je déniche sans peine mes hôtes : Raymond était horloger et Marie-Françoise est une des bénévoles de la bibliothèque. Couple rayonnant d’un accueil chaleureux.

Une douche réparatrice et hop, ils m’emmènent voir les curiosités du coin : le château de Belvoir, magnifiquement restauré (mais en cette saison ouvert seulement le week-end) et le jardin fleuri de Guy Renaud, l’apiculteur, qui a restauré avec sa femme une vieille ferme du XVIIème siècle, et aménagé un merveilleux jardin pour son plaisir et celui des visiteurs.

Je fais mes lectures dans la superbe bibliothèque qui fait honneur à une commune d‘à peine 1600 habitants : Odile Caradec, Christian Bobin, Françoise Sagan et Milena Angus, cette fois, sans oublier d’achever par le désopilant Nulman. Finalement, la remarque de Christian me signalant que lire une quarantaine de pages est un peu lassant, que je tiens mal la distance, m’a incité à revenir à une formule plus classique, c’est-à-dire plusieurs auteurs successifs, pour plus de variété. C’est de nouveau Yves qui représente la médiathèque du Doubs, et, comme je sais que j’ai un parcours difficile demain, je lui abandonne mon gros sac, ne gardant que les éléments nécessaires pour la nuit. Son collègue Charles me rapportera tout ça demain matin, et ainsi je n’aurai pas à grimper avec un poids lourd qui me tire vers l’arrière.
Succès garanti !

Dîner at home (de nouveau de la saucisse de Morteau !) et nuit silencieuse, rythmée par une pendule qui sonne inexorablement toutes les heures. Et comme j’ai laissé mes bouchons auriculaires dans le grand sac, je les entends toutes sonner ! Voilà ce que c’est que de choisir la facilité en voulant s’alléger ! Et tout en dormant entre deux sonneries, je médite sur ces vers du poète polonais Tadeusz Rósewicz : « c’était donc ça un jour / un de ces jours précieux / qui ne reviennent jamais. » Il y en aura d’autres, d’aussi précieux.

samedi 29 mai 2010

27 mai 2010 : Jeanne-Marie



Maintenant, je commençais d‘entrevoir que tout peut arriver si on se porte vers les événements et les gens en faisant semblant de n‘avoir peur de rien, en croyant à sa bonne étoile.
(Anne-Marie Garat, Les mal famées)


Journée de repos. Petit déjeuner « anglais » chez Thérèse. Je pars en compagnie de son mari pour Besançon, je laisse mon vélo chez leur fille. Puis je rejoins Christian à la sortie du tunnel pour une journée de balade dans la ville : maisons natales de Victor Hugo et Charles Nodier, quartier Battant, Citadelle, librairie principale, bords du Doubs… Christian, ex-bibliothécaire à Cholet, grâce à quoi nous nous sommes connus, pas revu depuis dix-huit ans, est à peine changé ! Je le trouve fringant. Pas comme moi !
Repas de midi dans un restaurant typique : Assiette comtoise comprenant notamment de la saucisse de Morteau, une espèce d’énorme saucisse fumée et grillée (j’en remangerai aux trois repas suivants, c’est très bon !), accompagnée de cancoillote dans un pot. Je me contente d’en goûter une cuillère, j’ai un haut-le-cœur, ce n’est pas pour moi, je la soupçonne d‘être au beurre, celle-là, et en plus, fondante et tiède, beurk : décidément, toujours mon problème avec les produits laitiers !

Puis en fin d’après-midi, nous allons chez Jeanne-Marie, qui doit m’héberger. Cette amie de Christian est extraordinaire à sa façon. Atteinte de polyarthrite rhumatoïde, depuis sa plus tendre enfance, à la suite de la vaccination contre la variole, elle ne peut pas plier ses genoux, a les mains très déformées, les articulations en compote (elle a deux prothèses aux hanches), et cependant elle marche. Une volonté d’acier l’anime, de croquer la vie par tous les bouts, en dépit des méchancetés de la maladie. On a envie de lui tresser un poème. Elle me rappelle les gitans dont parle María José Martinez dans La place du leïko : « Nous, les gitans on chante parce qu‘on espère la vie, celle qu‘il y a, et on sait que la meilleure vie n‘est possible pour personne. »
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Jeanne-Marie virevolte dans son appartement, avec ses yeux dorés et sa voix cristalline. Je n’ose point trop bouger, je voudrais être plante sur son balcon pour qu’elle m’arrose de sa main délicate. Son chat s’étire longuement, on l’imagine féroce, non, il n’est que véloce, œil de velours, pattes de fer, braise de lumière qui fulgure dans l‘appartement. Comme il soigne sa maîtresse ! Et comme il est cajolé en retour !

Je passe une délicieuse soirée avec elle et Christian, et leur ami Georges Bidalot. Ce dernier a aidé Jeanne-Marie à faire ses courses, et mange avec nous. Cet historien de Besançon est très original, voir son site en tapant son nom sur google. Encore un original comme je les aime, et à bas la normativité ! Allan Bloom, dans L’amour et l’amitié, nous le dit : « Devenir homme exige un art que peu possèdent. Si les hommes naturels sont tous semblables, les hommes civilisés sont tous différents. » Acceptons donc les différences ! Jeanne-Marie, comme Georges, comme Christian, chacun à leur manière, vérifient cette assertion, et pratiquement tous ceux que je rencontre ici. Et qui sait, peut-être moi aussi !

Et je dors très bien, sur une méridienne, tandis que Pégase prend le frais sur le balcon, comme chez lui.


25-26 mai 2010 : dans le Doubs


Chaque mot contenait une intention, chaque mouvement son utilité. Il était économe de son âme. Mais son âme était là.
(Henri Bosco, L’enfant et la rivière)

25 mai : J'y suis !

Aucun problème de train ce matin, et arrivée à Dôle dans la joie. J’ai somnolé, gardé les yeux fermés, écoutant d’une oreille indiscrète deux jeunes de dix-sept ans environ qui, pendant deux heures, n’ont pas arrêté de parler jeux vidéo (alors là, un langage encore plus abscons que la poésie contemporaine ou que la philosophie kantienne!), études (ils sont en BEP, et le conseiller d’orientation leur a dit que le BEP était beaucoup plus important sur un CV que le Bac pro !!!), filles et ordinateur. Finalement, ça m’a plutôt réjoui, ils ne sont pas pessimistes (moins que le fameux orientateur), très cools.


Je devais rallier Saint-Vit par la vélo-route qui longe le Doubs et le canal. Sauf que c’est un vrai jeu de piste pour la trouver, qu’elle était en partie fermée pour travaux et que j’ai donc dû faire des détours, voire rebrousser chemin sur des culs-de-sac. Bon, je suis bien arrivé, accueilli par Yves, de la Médiathèque départementale, et par la bibliothécaire locale, Odile, chez qui je suis hébergé. J’espère être à la hauteur, car voici le nouveau type de lecture que j’inaugure ce jour : je débute un livre, en lis quarante ou cinquante pages, et ensuite le donne au public (ou à la bibliothèque d’accueil, si elle ne le possède pas). On verra ce que ça donne.

J’ai donc lu, à l’extérieur, vu le beau temps, sous l’arbre, quelques poèmes d’Odile Caradec, puis j’ai commencé le roman d’Anne-Marie Garat, Les mal famées, dont j’ai lu une bonne quarantaine de pages, de quoi donner envie de connaître la suite… aux lecteurs de Saint-Vit, puisque j’offre le livre à la Médiathèque Les Mots passants (admirons le mot-valise littéraire au passage). Puis, comme il y a quelques enfants (et qu’ils ont dû s’ennuyer quelque peu), je leur sors ma munition préférée, Nulman de Christophe Lemoine. Après discussion, signature, nous rentrons at home, où la pluie me réveille à quatre heures du matin.

26 mai : l’irrésistible attrait du vide


Me voici de nouveau chevauchant Pégase. Moi qui ai très peu pédalé ces derniers mois, pour cause de voyages et de déménagement, j’avais oublié à quel point on peut avoir mal aux fesses, au périnée, au fondement, en un mot au "cul", puisqu’il est convenu aujourd’hui qu’on ne saurait parler français sans être un peu trivial. Au bout d’une quinzaine de kilomètres sur la vélo-route - cette fois-ci, plus de jeu de piste, je la trouve rapidement - je passe mon temps à gigoter, à soulever mon derrière pour le soulager. D’ici quelques jours, il n’y paraîtra plus : voilà ce que c’est que de manquer de pratique.

Par contre, le paysage est magnifique, je suis le Doubs, que redoublent, au moment des rapides, des tronçons de canaux de traverse et des écluses, j’aperçois quelques bateaux et péniches de plaisance, j’écoute le cri des oiseaux de proie (je débusque une belle buse presque devant moi), regarde le vol élancé du héron, me gargarise du bruissement des rapides (du Doubs, pas des trains), et le temps est gris, idéal pour ne pas suer. Et je prends garde de bien rouler du côté opposé à la rive, car moi qui suis souvent perdu dans mon monde intérieur, je serais bien capable de piquer une tête dans le canal, la bordure étant souvent assez étroite : ah ! L’attrait du vide, quel rôle il aura joué dans ma vie (jusqu'à vouloir habiter au neuvième étage) !

J’arrive à Besançon, où Christian m’a donné rendez-vous à la sortie du tunnel ! Ou à l’entrée ? Comme je suis en avance, je traverse le tunnel, essaie de téléphoner, et m’aperçois que je n’ai plus de batterie. Diable, comment va-t-on se retrouver ? J’avise un café, demande si je peux recharger ma batterie. Un "oui" du bout des lèvres, la patronne est revêche. Encore heureux que je ne me sois pas enquis des toilettes, car elle envoie sur les roses un couple qui en fait la demande.

Finalement, mon vélo est suffisamment reconnaissable pour qu’Alain, un copain de Christian, qui doit nous voiturer à l’aéroport, me découvre. Christian qui m’attendait - évidemment - de l’autre côté du tunnel, arrive à son tour. Nous sommes dans les temps pour partir à la rencontre du ciel bisontin et des paysages vus du ciel. c’est Alain qui nous pilote dans un Cessna quadriplace, un instructeur prend place à côté de lui. Nous survolons les collines, puis la vallée et les gorges de la Loue (que je ferai à vélo la semaine prochaine) jusqu’à la résurgence de la Loue, qui, vue du ciel, est un très beau spectacle. Retour vers Besançon, où nous survolons la citadelle.

Puis repas au restaurant. Et on me repositionne à l’emplacement de mon arrivée (sortie du tunnel) pour continuer la vélo-route (il s’agit en fait de l’euro-vélo-route Nantes-Budapest, que mon amie Louise et son compagnon ont faite l’an passé de Nantes à Bâle, les veinards…). On longe le Doubs. Un nombre de hérons ahurissant. Et peu sauvages, l’un attend que j’arrive à trois mètres de lui pour daigner s’envoler dans une moue des ailes.

Arrivée à Roche-lez-Beaupré, où je suis reçu par Thérèse, une des bénévoles (trésorière) de l’association Les accroche-livres (tout un programme), qui gère la bibliothèque municipale. Demain matin, je prendrai mon petit déjeuner anglais chez elle. Ce soir, je dors chez la présidente, Elke, qui a épousé un Doubiste.

Je me balade un peu, explore le village, photographie le clocher, typique de la région, fais un tour à la Bibliothèque municipale, où je vais officier tout à l’heure. Très jolie bibliothèque. 18 h, je suis là, et ô surprise, le public arrive avant l’heure. Tant mieux. Et tant pis pour les retardataires, je vais commence pile à 18 h 30 cette fois. Je leur lis Odile Caradec, Christian Bobin (le début de La Folle allure), Anne Viazemski (le début de Mon enfant de Berlin, interrompu sur ce livre à deux reprises par une auditrice, faisant partie du groupe venant de l’hôpital psychiatrique voisin), un extrait de mon Journal d’un lecteur, et Nulman de nouveau.


Un pot clôture la rencontre, avec cakes et tartes salés, gâteaux. Je discute avec les psychotiques venus. Puis je laisse Pégase à la bibliothèque et rentre avec Elke. Je fais connaissance de son mari et de leur fils Rüdiger. Nous prenons une soupe, succulente, et au lit !


lundi 24 mai 2010

24 mai 2010 : Les vacances de M. Cyclo


Moi j‘étais en plein roman.
(Anne-Marie Garat, Les mal famées)


Il faut dire que ça commence bien : un soleil magnifique qui dore la route, et qui me laisse me prélasser sur une pelouse à l’ombre sur une aire de la RN 10, à une trentaine de km de Tours. J’ai laissé la radio allumée, car sur France culture, dans l’émission L’Atelier littéraire, je viens de reconnaître la voix de Xavier Person, ancien directeur de l’Office du livre en Poitou-Charentes, du temps que j’étais à la DRAC. Et ça discute doctement sur des œuvres de littérature pure, de littérature de recherche, qui n’est pas ma tasse de thé, mais dont je reconnais la nécessité aussi : il faut de tout pour faire de la littérature. Y est notamment longuement commenté L’Homme qui tua Roland Barthes, un recueil de nouvelles commençant toutes par L’homme qui tua (allusion sans doute au film de John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance). Je reprends la route, mais à peine arrivé chez ma belle-sœur, au moment de passer à table, je m’aperçois en préparant mon sac que j’ai oublié un élément essentiel sans lequel je ne saurai partir dans le Doubs. Je n’en dis pas plus et vous laisse imaginer : argent, papiers, vélo, médicaments, textes à lire, bouchons auriculaires pour la nuit… La liste est longue, choisissez !


Annie, après un repas écourté, me ramène à la gare, d’où je rentre à Poitiers : faux départ. Et à 22 h 30, je suis de nouveau à l’appartement, marri. J’ai réalisé, en y rentrant, que depuis trente ans, je n’avais plus eu de logement proprement à moi, comme si j’avais été placé ailleurs, dans le nomans’land du mariage, comme si pendant toutes ces années, j’avais vécu chez les autres, hors de moi-même. Impression étrange. Comme si la clé que j’enfonçais dans la serrure ouvrait une caverne d’Ali Baba qui signerait ma (nouvelle) venue au monde.

Et ce matin, levé tôt, j’étais éreinté, brisé, moulu, je me suis traîné à pieds jusqu’à la gare, en prenant bien soin de ne pas oublier ce que j’étais venu chercher. Et d’ailleurs de récupérer au passage quelques autres babioles. Et pourtant cette fois, j’ai appliqué les consignes de ma globe-trotteuse. Tout rentre dans un sac, aucun vêtement inutile (un pari sur le beau temps, même pas pris un pull, des affaires de pluie quand même), plus le petit sac à dos qui contient mon indispensable note-book pour tenir mon journal.

Retour chez Annie, avec qui je mange et à 13 h 15, je suis en gare de Tours, équipé de pied en cap pour un départ prévu à 13 h 31. Le train est là, une de ces belles machines Alsthom où l’on peut positionner les vélos. Oui, sauf que… Le train n’est pas ouvert et les gens - nombreux - poireautent. Mais que font-ils ? Sous la verrière de la gare, c’est la fournaise ! Le contrôleur passe, constate que rien n’est ouvert. Il va de long en large, son téléphone portable à la main. Enfin, 13 h 50, les portes s’ouvrent, et on entend le ronronnement du moteur. Je place mon vélo, m’installe, commence à somnoler. 14 h 10, réveil en fanfare : nous sommes priés d’évacuer ce train, qui est en panne et de nous diriger vers le point information, où on en saura plus. Ledit point est pris d’assaut. Je prête mon téléphone portable à une vieille dame pour qu’elle signale le retard probable à sa famille. On nous annonce finalement que nous devons prendre la navette de 14 h 25 pour Saint-Pierre des Corps, où un nouveau train sera mis à notre disposition. Branle-bas de combat avec mon vélo. Une jeune fille est surchargée de paquets (sac à dos énorme, valise, plus trois ou quatre sacs), son fiancé qui l’avait accompagnée n’est plus là, elle en pleure, et, hélas, je ne peux guère l’aider. J’avise deux jeunes sans paquets et la remets entre leurs mains robustes et leurs bras musclés, ils l’aident sans barguigner !

14 h 40, le nouveau train est là, nous montons. Tout à fait semblable au précédent, pourvu que… 16 h, nous arrivons à Bourges, quand j’entends : « Tout le monde descend ! » Nouvelle panne. Et alors là, il faut que je me coltine le vélo dans les escaliers et les souterrains pour rejoindre le fameux point d’information. Le pauvre chef de gare en perd son latin devant les récriminations nombreuses de ceux qui ont des correspondances à Nevers. Il souffle, il rougit, il souffre, le pauvre homme. Il commence par nous annoncer un remplacement par des cars. A 16 h 30, le contrôleur, toujours avec nous (et qui tient à rentrer à Nevers, sa ville), nous annonce qu’un nouveau train est commandé, car en ce jour férié, les cars n’existent pas (les compagnies de cars font le gros dos et ne répondent pas à l’appel). Je finis par lui demander comment s’expliquent ces pannes. Paraîtrait que ces machines d’apparence toutes neuves, ont des moteurs anciens qui font de la surchauffe par grosse chaleur, ce qui est le cas aujourd’hui.

16 h 45, le nouveau train est annoncé, faut reprendre les escaliers et les souterrains, je joue à Monsieur Hulot, je suis hilare, je plaisante avec le chef de gare (« Ah ! Monsieur, si tout le monde était comme vous ! » me dit-il, lui qui s’est fait copieusement incendié). Je savais que ce serait costaud, ces vacances, mais c’est vraiment super.

Et j’arrive à Nevers avec seulement une heure quarante de retard, content d’avoir consolé la jeune fille avec mes deux malabars (je crois que le fiancé était oublié, ça papotait fort dans le train !), et je suis à l’hôtel que j’avais réservé. J’espère simplement que le voyage de retour sera moins mouvementé. Je suis quand même surpris de mes réactions. Hier au soir, j’étais assommé, et ce matin encore, d’avoir été obligé de revenir à Poitiers, et ce soir, je suis guilleret, comme si j’avais abattu « les montagnes, qu‘on croit si grandes et qui sont si petites », comme le note Anne-Marie Garat, dans son roman Les mal famées, que je vais tenter de lire (en partie) au public du Doubs : mais comment diable appelle-t-on les habitants du Doubs ? Damned, j’ai oublié de regarder avant de partir dans mon encyclopédie, qui n’est pourtant pas partie à Emmaüs.

Le temps a l’air très beau, on annonce des orages pour mercredi, ça ne pourra pas être pire que dans le Gers il y a deux ans, avec quatre jours de pluie consécutifs ! On verra bien.

Et hier, pour me mettre en humeur "spirituelle", je suis allé au temple, où le sermon portait cette fois sur la parabole des ouvriers de la dernière heure, et sur la gratuité absolue du don de Dieu (qui donne la même chose à tous, et rend les hommes égaux), avec le fameux « Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers. » Ce passage vient de l’évangile de Mathieu, au chapitre 20. Mais j’ai surtout retenu ce verset : « Ne m’est-il pas permis de faire de mes biens ce que je veux ? Ou es-tu jaloux que je sois bon ? » (autre traduction : Ou vois-tu d’un mauvais œil que je sois bon ?). Affermissons nos âmes et la jalousie n’y entrera pas. Et on acceptera de telles paroles, même si c’est difficile, comme le rappelle Christian Bobin dans Autoportrait au radiateur : « Certaines paroles du Christ en qui je crois me sont insupportables. Je ne peux pas y entrer. Je refuse d’y entrer car je sais qu’alors il me faudrait quitter beaucoup de choses. C’est à ce signe que je reconnais la vérité de ces paroles : à ce qui, en elles, ne me "convient" absolument pas. »

J’en aurais vu, des signes, hier et aujourd’hui !

samedi 22 mai 2010

22 mai 2010 : maison vide et cœur plein


la maison vide


Il avait tout quitté, un jour, et était parti. Il ne pouvait plus rester assis à sa table de travail. Il avait envie de partir aussi loin que possible et de respirer, uniquement. Aspirer à pleins poumons l‘air en provenance de l‘espace infini.
(Harry Martinson, La société des vagabonds)


Me voici maintenant depuis douze jours dans l‘appartement ! Comme si j’étais parti en voyage ! Mes premiers invités y sont venus, et désormais la maison, entièrement vidée, s’éloigne imperceptiblement.

J’ai encore les clés, signature de la vente le 10 juin, jour où je la perdrai définitivement. Mais je viens de lire dans un beau roman espagnol pour adolescents de María José Martinez, La place du leïko : « On ne perd que ce qu‘on a eu, et uniquement ce qui est accessoire. L‘essentiel est éternel. » Je le crois d’autant plus qu’au fond la seule chose que l’on perd, un jour, c’est la vie, les choses (et les maisons sont des choses) ne sont au fond que des possessions, par définition éphémères, et qu’il faut savoir abandonner. Comme j’ai su renoncer à beaucoup de mes livres et à bien d’autres objets aussi. Dans ce même livre, je lis : « posséder est une punition […] après tu gaspilles la vie à t‘occuper de ce que tu as. » Oui, il y a une malédiction dans la possession, bien connue de tous les Harpagons de la terre, je dirais même une addiction terrible et qui peut être terrifiante. Il est vrai qu’en ce moment, ce thème me tournicote, peut-être en raison du vieillissement, et, comme le rappelle le vieil homme de ce même roman, « quand tu vieillis […] tu te rappelles les choses vraiment précieuses de la vie et qu‘aucune ne coûte de l‘argent : les rires de tes enfants, les moments avec tes amis, avec ta femme, les étreintes… »

Alors gaspiller son temps à s’occuper de que l’on a, au lieu de s’occuper des autres, de les aimer, nous fait mieux comprendre la réplique du roi Richard II dans la pièce éponyme de Shakespeare : « J‘ai abusé du temps et à présent le temps abuse de moi ; car à présent le temps fait de moi son horloge. » Eh oui, Baudelaire nous le disait aussi : « Pour ne pas être les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie, ou de vertu, à votre guise. » J’incline personnellement plus à m’enivrer des deux dernières, parce que le vin, c’est tout de même un peu facile, non ? Moi, j’aime la difficulté ! Tandis que la poésie, si délicate à définir (j’ai pourtant trouvé ceci : « la poésie […] est ce qui donne au langage, signe de distinction de l’humain, sa vraie raison d’être, qui ne saurait s’arrêter au très pauvre souci de communiquer », par Gil Jouanard dans La saveur du monde), nous donne effectivement une raison de vivre, et ne parlons pas de la vertu, qui nous porte au haut de la vie... Mais peut-être n’est-ce pas si difficile, comme nous rappelle Montaigne : « Le prix et la grandeur de la vraie vertu résident dans sa facilité, et le plaisir que l‘on en tire, et elle est tellement exempte de difficulté que les enfants peuvent l‘atteindre aussi bien que les hommes, et les gens simples comme les plus malins. » Soyons aussi optimistes que le grand écrivain et admettons !

Et puis, le temps m’est compté maintenant. Et l’avenir restreint. Seul le présent compte : savourer un repas, une promenade avec un ami, écouter Mozart (en ce moment même), lire la correspondance de Flaubert (et j’y trouve : « L’avenir est ce qu’il y a de pire, dans le présent. Cette question “que seras-tu ?” jetée devant l’homme est un gouffre ouvert devant lui et qui s’avance toujours à mesure qu’il marche », dans une lettre à Ernest Chevalier, du 24 février 1839, le jeune Flaubert n‘a que dix-neuf ans pourtant) ou découvrir Anne-Marie Garat, vue chez Gibert jeudi dernier, et écrivain étonnant… Et tant d’autres choses qui ne coûtent rien ou presque.

comme regarder un cerisier en fleurs de ma chambre

Penser à Claire aussi, qui a tant hanté cette maison et qui m’a montré la grandeur de l’amour étendu aux autres, cet « amour, où l‘oubli de soi dans le souci passionné de l‘autre exige de croire sincèrement en la réalité des perfections humaines, » selon les termes d’Allan Bloom dans son passionnant essai L’amour et l’amitié. Je pense avec le recul que Claire fut une des rares personnes que j’ai vues dans ma vie donner gratuitement, sans attendre de retour (j’en suis encore loin, mais je progresse), sans troc, sans volonté de contrepartie, sans qu’on se sente obligé de rendre (elle trouvait comme le héros de Joseph Conrad qu’il y a « quelque chose de déplaisant dans la notion d‘une récompense »).

Peut-être que je l’embellis un peu ainsi, mais je l’ai vue à Auch, en Guadeloupe, à Amiens, à Poitiers, s’occuper de petits vieux, de malades et handicapés, de connaissances et même d’inconnus dans la détresse, et se dépenser sans compter pour leur offrir cette « bonté de tous les jours, la bonté sans discours, sans doctrine, sans système, la bonté des hommes hors du Bien religieux ou social, le désintéressement tacite, le geste simple d’un être pour un autre être, en-deçà ou au-delà des généralités et des abstractions, » que signale Alain Finkielkraut, et, à l’instar de la princesse de Clèves, on peut dire que « sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. »

Aussi je ne cherche pas à l’imiter ; à suivre sa trace cependant, à ma façon, en essayant de deviner dans le ciel de la nuit ce qui m’attend, ce que je peux faire. Il est rare que je ne me réveille pas en cours de nuit et je fais alors comme l’héroïne de Georges Bonnet (précipitez-vous pour acheter son recueil de nouvelles qui vient de paraître : Chaque regard est un adieu) : « Lorsque tout dort, à la fenêtre de sa chambre, elle contemple le ciel, revient sur son destin. » Oui, j’ai eu un beau destin, tous comptes faits. Sans doute j’ai refoulé bien des choses et je me suis peut-être construit contre moi-même (dixit le psy), j’ai fait de la résilience, et je suis resté sourd avec constance aux blessures mal cicatrisées, aux douleurs familières, mais n’en faisons-nous pas tous autant ? À aucun moment, je ne me suis senti malheureux, probablement pour avoir toujours, et ça dès le plus jeune âge, regardé au-dessous de moi ceux qui souffraient de tourments bien plus grands que les miens. Dans ces circonstances, je ne me suis jamais senti impuissant : j’ai compris qu’en aimant, les choses vont mieux, pour soi et pour les autres.

Et puis, j’ai toujours su me fixer des limites. Je n’avais pourtant pas encore lu Sénèque (De la tranquillité de l’âme), mais j’ai compris tout seul qu’il était bon de « fixer toujours une borne à nos visées, et, sans laisser à la fortune le soin d‘en décider, de savoir nous arrêter nous-mêmes, comme tant d‘exemples nous y invitent, bien en deçà du maximum. » Tant pis, ça peut paraître manquer d’ambition, notamment professionnelle, je n’ai pas accédé au plus haut grade, ou vestimentaire, je n’ai jamais été un dandy, ou même amoureuse, je suis resté très modeste en ce domaine. Tout le monde n’est pas fait pour les records !

Et Claire ne m’a certes pas encouragé à devenir immodeste. Elle souhaitait que je trouve la paix dans un appartement (celui-ci ou un autre, mais celui-ci est franchement très bien), et que j’essaye d’y écrire. On verra si je réalise son vœu. En tout cas, après les rangements qui seront encore longs (et qui entraîneront peut-être un dernier tri), j’essaierai de me mettre dans la situation que propose Montaigne pour achever sa vie : « Il faut se réserver une arrière-boutique rien qu‘à nous, vraiment libre, dans laquelle nous puissions établir notre vraie liberté, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. »

Alors, si la maison est vide, le cœur, lui, est plein plus que jamais, et semblable, puisque nous sommes en ce beau mois, au « bateau frêle comme un papillon de mai » dont parle Rimbaud.

dimanche 16 mai 2010

16 mai 2010 : vie nouvelle ?



On dirait que rien n’a considérablement changé. Sauf moi, et encore…

(Henri Calet, Le tout sur le tout)

Voilà : je suis dans un nouveau lieu, et déjà je l’habite, je l’ai endossé, ou plutôt il m’habite. Et pourtant, c’est encore le bordel, je suis loin d’avoir fini de ranger (et ce qui est rangé, je ne le trouve pas si facilement, car ce n‘est plus aux mêmes endroits qu‘avant, je ne m‘y reconnais pas – pour combien de temps encore ?), de classer, de trier et d’éliminer. « À quoi bon ces preuves que j‘ai vécu », ai-je envie de m’écrier avec Florence Delay dans son dernier livre, Mes cendriers.


Cette manie de conserver tant d’affaires, de vêtements qu’on ne remettra jamais (j‘ai été stupéfait du nombre de pyjamas – une bonne vingtaine !, de tee-shirts, de chemises et chemisettes, de vestons, de slips de bain, de chaussettes, en ma possession, comme si j‘en changeais tous les jours, surtout les slips de bain, moi qui dois aller à la piscine ou à la plage dix fois par an à peu près !), de livres qu’on ne lira plus (ou qu‘on n‘a jamais lus et qu‘on ne lira jamais, puisque le temps nous est désormais compté), de disques qu’on n’écoute pas (qui sont parfois encore dans leur emballage plastique d‘origine – en réalité, on écoute toujours les mêmes !), de jeux auxquels on ne joue plus depuis des décennies, tout ce qui sert à des loisirs, en somme…

Ces derniers paraissent infinis quand on est comme moi en vacances perpétuelles (je plaisantais hier à la pause de Jardinature – j’ai repris ma participation au jardinage avec grand plaisir – en parlant de nos “ponts”, à nous autres retraités, ponts qui font 365 jours, et même parfois 366), et en réalité, comme nous sommes superoccupés à ce qu’on n’a jamais pu ou pris le temps de faire pendant notre période active, le temps de loisir est réduit, et on sait d’emblée qu’on ne jouera pas tant que ça, qu’on n’écoutera pas tant que ça de la musique (qui d’ailleurs nous plaisait peut-être il y a vingt ou trente ans, mais nos goûts ont changé), qu’on ne lira peut-être pas les livres qu’on avait accumulés pour ce merveilleux temps “libre” ou supposé tel, parce que nous préférons nous consacrer à la (re)lecture de vieux classiques indémodables ou de nouveautés, et aussi prendre plus de temps pour écrire, pour pratiquer l‘amitié…

Bref, il y a encore bien la moitié des choses que j’ai conservées que je pourrai éliminer sans regrets. Et je termine cet aspect du déménagement par l’injonction que je trouve aussi chez Florence Delay : « Plus de cadeaux, qu’on se le dise ! » Ou bien comme écrivait Flaubert à son ami Alfred Le Poittevin : « Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au sein du dénuement le plus absolu. J‘ai encore cependant quelques progrès à faire. » Je suis encore fort loin du dénuement absolu, et j’ai beaucoup de progrès à faire !


Changeant d’habitation, je me retrouve dans un futur qui rôde dans le présent : au petit matin, je m’accroche aux fenêtres de l’aurore – c‘est le cas de le dire, puisque je suis au neuvième étage, et que je vois une quantité de ciel bien plus grande qu’avant, l’appartement est très lumineux ; la nuit, elle, se balance sur ma tête quand je me réveille vers deux heures du matin, et que son bec s’allonge pour me livrer aux étoiles aperçues par la fenêtre nord dont je ne ferme pas, exprès, les volets. Et je ne peux m’empêcher de penser au pourquoi de ma présence sur terre : « Toi, tu n‘es sur cette terre que parce qu‘il y a de la place ! » ai-je lu chez Salvatore Satta (Le jour du jugement, très beau livre encore, un de plus).

Et, bien sûr, je réfléchis à cette nouvelle vie que je commence. Après ces dernières années, où j’étais essentiellement tourné sur nous deux, sur les échos immondes de la douleur (raison de ma présence ?), je veux davantage – et c’est d’ailleurs le sens de la lettre testamentaire de Claire, que je m’efforce d’appliquer – me tourner vers les autres, et aider autant que faire se peut autour de moi tous ceux qui pourraient en avoir besoin, me répétant la parole de Virgile, que j’ai peut-être déjà citée : « Je connais le malheur ; c’est lui qui m’apprend à secourir ceux qui souffrent. »

Je ne me contenterai plus des mots posés sur la table, ni de me donner l’illusion de “jouer” au bonheur. Ce qui tombe bien car, comme je lis en ce moment la Correspondance de Flaubert (un choix, tout au moins, paru en Folio), j’y repère pas mal de sentences définitives sur le bonheur, que je vous livre en vrac : « Le bonheur est une monstruosité ! Punis sont ceux qui le cherchent » (Lettre à Louise Colet, 8-9 août 1846), « Le problème n‘est pas de chercher le bonheur, mais d‘éviter l‘ennui. C‘est faisable avec de l‘entêtement » (Lettre à Louise Colet, 31 août 1846), Le bonheur est un usurier qui pour un quart d‘heure de joie qu‘il vous prête vous fait payer toute une cargaison d‘infortunes » (Lettre à Louise Colet, 23 octobre 1846). Sacré bonhomme !

Donc ne pas se payer de mots, et surtout pas de ce mot-là ! Les mots ne sont rien, s’ils n’impriment pas le temps, s’ils ne crient pas dans le silence, s’ils ne s’incrustent pas dans les poumons des personnes aimées, ils ne sont qu’un livre noir où les pages étant noires, on ne peut rien lire. Ils doivent absolument s’affranchir de la page, pénétrer le monde, et tant pis si on me juge “innocent”, idiot comme dirait Dostoïevski. Je voudrais devenir aussi frais que l’intérieur d’un arbre, et que ça se sente.

« Tout ce qui était endormi et latent se réveille, c‘est le rassemblement du temps », nous dit Georges Bonnet dans son dernier recueil de nouvelles. Ce vieil homme, que je fréquente assidûment depuis trois ans, et que j’aime profondément, m’a réinstallé dans la vie. C’est mon tour maintenant de le consoler, lui qui est dans une souffrance analogue à la mienne ces dernières années. Je suis avec lui, comme avec certain(e)s ami(e)s, au-delà du lien de famille, dans l’adoption réciproque et, comme le héros d’Ivan Bounine (nouvelle La brume, dans le recueil La nuit), « je ne me suis pas préoccupé de savoir s‘il était mon fils ou non, s‘il était de mon sang ou d‘un sang étranger… Il faut croire que notre sang à tous est le même. L’important, c’est qu’il m’était peut-être plus cher que dix fils. »


Que cela ne chagrine pas ma famille, et particulièrement mes enfants ! Comme dans le film d’Agnès Varda, Le bonheur, l’amour s’élargit, s’agrandit en se diversifiant, et non pas en se resserrant (sans doute une raison des divorces !). Pour reprendre l’expression du héros du film, j’aime les pommes (mes enfants, ma famille, ma belle-famille), mais j’aime aussi les poires (mes ami(e)s, et même les inconnu(e)s que je rencontre à l’occasion, en fait tous ceux et celles qui peuvent avoir besoin de moi, sous une forme ou sous une autre). Et ça ne retire rien à personne, au contraire…

Je n’aime pas tout le monde cependant, et notamment pas du tout ceux qui dominent, écrasent, exploitent, trompent, trafiquent et magouillent. Pour eux, je laisse les mots sur la table, et ne les concrétise pas en action. Je fais comme Hamlet : « Mes tablettes ! Il importe d’y noter qu‘un homme peut sourire, sourire, et n‘être qu‘un scélérat. » Mais pour les autres, des enfants à la famille et aux ami(e)s, je voudrais que leurs projets aboutissent, et pourquoi pas avec mon aide, si je peux ? C’est que la vie n’attend pas, elle est.

Et ça fait rudement plaisir de reprendre l’écriture après être resté au sec pendant huit jours !


vendredi 7 mai 2010

7 mai 2010 : accumuler...


Notre désir est limité, et peu de choses
nous suffisent pour subsister.
(Le Tasse, Jérusalem délivrée, VI, 11)


Oui, peu de choses. Le drame actuel est l’envahissement par les choses, que dis-je, l’envahissement, l’ensevelissement. J'écris ce petit mot rapidement car je ne dispose que de peu de temps, car j’ai encore beaucoup à trier, à éliminer, à “désherber”, comme on dit dans les bibliothèques…

Je dois avouer que je ne m’étais pas posé la question avant l’apparition des appareils pour enregistrer les émissions de télévision. Enfin, me suis-je dit, je vais pouvoir regarder les émissions tardives, souvent seules à me plaire. Et je l’ai fait, c'est-à-dire que j'ai procédé à des enregistrements, et nombreux. Résultat : au bout de quelques mois, une quantité industrielle de cassettes encombraient nos rayonnages, et bien peu ont été regardées. Nous avions oublié une chose : le temps, lui, n’est pas élastique. Nous regardions peu la télévision. Nous avons continué, cassettes ou pas, à la regarder peu, et même depuis le décès de Claire, je ne la regarde quasiment pas, au point même que je me demande si je ne vais pas supprimer cet objet, qui me coûte quand même une redevance annuelle qui pourrait être mieux utilisée ailleurs. On verra dans le futur.

Le résultat a été, en ce qui concerne les cassettes, qu’un beau jour le magnétoscope a rendu l’âme (il avait vécu quinze ans, tout de même), et que les cassettes enregistrées ont été mises à la déchetterie, la plupart sans avoir été consultées !

Dans mon tri actuel, je suis effaré par tout ce qu‘on a gardé : bouts de papier, paperasses de tous genres (des recettes de cuisine aux bulletins de salaire, vieux carnets de chèques et souvenirs divers de vacances), crayons très usagés, gommes inefficaces, stylos billes complètement secs (les pauvres datent de vingt ans pour certains), pièces de monnaie périmées, innombrables médicaments, produits d‘entretien inutilisés, vaisselle ébréchée, pulls, chemises, chemisettes, que je ne mets jamais, cravates (depuis quand n‘en ai-je pas mis, j’en ai pourtant trouvé une bonne vingtaine dans le placard ? Heureusement que je souhaite ne recevoir aucune médaille, et si jamais ça arrivait, j‘irai la recevoir comme je suis), chaussettes de toutes tailles et en plus ou moins bon état, et même produits alimentaires datant d’avant le Déluge, j‘en passe et des meilleurs...

Et les livres : là, je fais mon mea culpa, bien que Claire soit aussi responsable. Eh bien, le conservateur qui est en moi n’hésite pas, je vous l’avoue, à se séparer de tout un tas de livres qu’il a acquis à des moments divers, lus parfois (en tout cas la préface, je suis un lecteur de préfaces, mais j‘avoue que souvent j‘attendais pour lire la suite, et j‘ai souvent tellement attendu que l’envie de les lire m‘est passée), feuilletés toujours, amoureusement couvés des yeux – c’est rassurant, de trouver ces sortes d’amis toujours là, à vous veiller, à ne pas vous abandonner – eh bien, je n’ai pas hésité un seul instant : déjà, avec Claire, nous avions opéré un premier tri, j’en avais vendu certains et porté les autres à Emmaüs. Environ 500 livres avaient quitté notre foyer. Ces derniers jours, au moment de la mise en cartons, je les ai soupesés un par un quasiment, et j’en ai déjà porté à peu près trois cents à Emmaüs. Je ne sais pas combien il en reste, mais encore beaucoup ! Peut-être même plus que je n’aurai la capacité d’en lire, car bien sûr, j’ai gardé prioritairement les livres non lus, sauf ceux des auteurs sur qui j’ai envie d’écrire. Les enfants trieront après ma mort dans ce qui reste. Si ça les intéresse… Car mon expérience de “lecteur” autant que celle de bibliothécaire m’a amplement prouvé que la lecture est d’abord une affaire individuelle, et qu’on accumule des livres pour soi, pour se construire, pour se grandir, pour se connaître.

En tout cas, avec ce tri homérique, je comprends mieux le mot de Sigismond dans La vie est un songe, de Calderon de la Barca, que nous vîmes à la télévision vers 1961-62, à une heure de grande écoute (à l’époque, l’unique chaîne de télévision faisait notre éducation théâtrale, à nous, pauvres provinciaux privés de tout : on y voyait Corneille, Molière, Shakespeare, Gogol, Tchékhov, Goethe, Goldoni, Marivaux, Cocteau, etc.), mot qui m’a tant frappé à la lecture, plus tard : « qu’est-ce que la vie ? Un délire. Qu’est donc la vie ? Une illusion, une ombre, une fiction… »

Eh oui, cette accumulation d’objets – je n’en reviens pas, quand nous étions petits, nous n’avions quasiment rien, que les choses élémentaires, essentielles, comme le monde a changé ! – me paraît du délire, propre à créer l’illusion de vivre et à faire de nous des ombres, des zombies, des fictions (d‘où le succès des télé-réalités). Alors que la vie n’est en rien la possession (de quoi que ce soit d’ailleurs, pas plus des gens que des choses), la vie est uniquement action. C’est ce qu’on fait qui nous pose (ou qui devrait) dans le monde, pas ce qu’on possède : d’où l’importance du Bien et du Mal, du savoir-être aussi, autant que du savoir-faire. Et malheureusement, j’ai remarqué que les possédants, ceux qui ne s’attachent qu’aux gains (de toutes sortes, pas seulement d’argent), sont souvent orientés vers le Mal, comme on le voit en ce moment où ils sont en train de faire sombrer la Grèce et peut-être l’Europe toute entière dans leurs démentielles spéculations.

« Être un homme, c’est choisir. Oser choisir et oser agir, c’
est le sens même de notre existence, » ai-je relevé dans un roman suédois de Stefan Casta, La vie commence. On peut choisir le Bien, non ?


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dimanche 2 mai 2010

2 mai 2010 : une rencontre


Il connaissait maintenant sa route. Et il savait qu‘elle ne tarderait pas à prendre fin.
(Harry Martinson, La société des vagabonds)

 

Après Léone, Gabrielle.

Rassurez-vous, il ne s’agit pas d’un nom de cyclone, comme il arrive qu’
on en donne aux Etats-Unis. Quoique… Après un cyclone, tout semble recommencer à zéro, l’homme prend plus justement la mesure de sa petitesse devant la nature. D’une certaine manière, ces femmes exceptionnelles que je rencontre (et qui sont pourtant des femmes de peu) passent dans la vie comme des cyclones, et après, ce n’est plus pareil. Parce qu’elles savent y apporter du sens.

J’étais donc invité aujourd’hui par l’Éco-festival de Saint-Pierre de Maillé, un peu endeuillé par les averses, et de ce fait peu visité. Mais tant pis pour les absents. De toute façon, ce genre de manifestation n’est fréquenté que par des convaincus, c’est un peu comme les meetings politiques. Tous ceux qui auraient le plus besoin de comprendre comment le monde tourne mal (agriculteurs industriels, gaspilleurs patentés, pollueurs divers, consommateurs à haute dose, technocrates obtus, hommes et femmes politiques qui ne jurent que par la croissance…) se gardent bien d’être présents là. Alors, on se retrouve entre gens de connaissance, soixante-huitards attardés (ceux qui pestaient – déjà – contre la société de consommation, qui n’en était pourtant qu’à ses débuts, et qui n‘ont pas oublié ou renié leurs idées), paysans bio, baba-cools, marginaux de tous poils… Conteurs (rudement sympas), saltimbanques aussi, et c’est à ce titre qu‘on m‘avait invité. J’ai fait mes lectures pendant les repas (heureusement, il ne pleuvait pas à ce moment-là), en me déplaçant de table en table. De l’inédit, mais au fond pas si bête…

Et c’est comme ça que je suis tombé sur Gabrielle. Elle était assise à une table à l’ombre d’un grand arbre, en compagnie d’une autre vieille dame, et je leur ai proposé une lecture. Elle a écouté avec attention, j’ai remercié puis je suis parti. Plus tard, je suis allé écouter les conteurs, sous la tente prévue à cet effet. Mêlé aux enfants, je me sentais bien à ma place. Et voici que la pluie tombe, et assez drue. La tente se remplit, et on nous emmène Gabrielle, avec une chaise pliante sur laquelle elle s’assoit pesamment. Le conteur raconte l’histoire du singe Maurice (comme il a demandé à l’assistance s’il y avait un Maurice dans la salle, j’ai signalé que c’était mon deuxième prénom, et il a conclu que ça prouve bien que “l‘homme descend du singe”, faisant rire tout le monde). Et nous apprend à la fin du conte un tour de magie que, si je ne l’oublie pas, j’espère bien réutiliser dans mes prochaines lectures, surtout en maison de retraite ou avec des enfants.

Le soleil reparaît, je me dirige vers la buvette et, qui vient s’installer à côté de moi et prendre un café aussi ? Gabrielle ! Visage avenant, encadré de cheveux absolument blancs, elle doit avoir dans les quatre-vingts ans (au moins). Nous causons, elle veut savoir pourquoi je fais ça, si je me fais payer, etc. Et elle me dit qu’elle-même participe depuis une trentaine d’années à une association qui s’occupe de vacances d’enfants, une sorte de foyer subventionné par la DASS. Depuis sa retraite (de tapissière), elle y va chaque année, autrefois environ quatre mois par an, maintenant deux mois et demi (« J’ai vieilli ! ») pour aider aux travaux d’entretien. Elle a fait la cuisine longtemps. Aujourd’hui, elle a repris son emploi de tapissière pour recoudre, rafistoler draps, matelas, torchons, etc., car l’association n’est pas bien riche. Par contre, au contraire de moi, elle est rémunérée, logée et nourrie. Ce qui complète sa maigre retraite.

Et elle me raconte les difficultés rencontrées pour renouveler le personnel de direction (l’actuel directeur a soixante-quatorze ans !), car évidemment, on ne peut pas faire ça pour gagner de l’argent, le salaire est médiocre, et l‘emploi temporaire. C’est de plus un don de soi pendant les mois en question (en gros les vacances scolaires). Il faut être là, présent, sept jours sur sept, c‘est une grosse responsabilité. Les enfants sont devenus bien difficiles à gérer, et, me dit-elle, les moniteurs aussi ! Mais elle garde le sourire tout de même, tant elle sait qu’il y a du sens dans cette quasi oblation. L’humanité est là, présente, on la touche du doigt, et ça fait plaisir. Je lui ai offert mon bouquin (le premier), à charge pour elle de me faire un peu de pub à Saint-Pierre de Maillé pour une éventuelle lecture cet été.

Comme elle est membre actif de l’organisation du Festival, je ne doute pas que ça donnera du résultat. Elle accueille aussi chez elle les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle. Comme ma Léone de Montmorillon, elle est veuve depuis une grande vingtaine d’années et semble avoir trouvé dans l’altruisme un refuge contre la solitude, le vieillissement prématuré, et la peur de tout qui caractérise beaucoup de vieillards. “Car ce doit être un enfer, d’avoir peur de tout”, dit un des vagabonds de Harry Martinsson. Sûr que Gabrielle, comme Léone, se creuse ainsi son petit paradis sur la terre, en attendant de découvrir l’autre, hypothétique.

Ces deux femmes ont compris, comme les trimards de l’auteur suédois que “l‘important […] c‘est de se résigner à son sort avec amour. C‘est seulement ainsi qu‘on peut le dominer. Seuls en sont capables ceux qui ont connu la brûlure de l‘épreuve”. Il me reste à me mettre à leur école, à suivre leur exemple magistral : peut-être alors ne serai-je plus l’homme de trop ? Elles débordent du véritable amour, ces vieilles femmes et, sans tomber dans le mysticisme, je retrouve en elles un écho de l’amour de Dieu chez Jean de la Croix : “Que tu es doux et plein d’amour / Lorsque tu te réveilles dans mon cœur / Où seul en secret tu demeures !”

J’ai lu chez Euripide (paroles prononcées par Oreste dans Électre) : “Il n’y a pas de signe certain de la vertu”. Sans doute, sinon ce serait trop simple. Mais les actes tout de même, les actes concrets, surtout les plus humbles, me paraissent significatifs. Et dans un “siècle aux doigts tachés d’encre [qui] me fait tourner le cœur” autant que celui du personnage de Moor dans Les brigands de Friedrich Schiller, je me dis que de telles rencontres suffisent pour nous remettre le cœur à l’endroit et ne plus nous faire douter de la vie.

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