jeudi 25 janvier 2018

25 janvier 2018 : le poème du mois.


en mer la solitude, énorme et mystérieuse, frôle l’éternité.
(Enrique Serpa, Contrebande, trad. Claude Fell, Zulma, 2009)




La maison est pareille à la tombe

(Eeva-Liisa Manner, Le rêve, l’ombre et la vision,
trad. Jean-Jacques Lamiche, La Différence, 1994)



La maison est pareille à la tombe : l’homme y habite.
Elle est blanchie à la chaux, elle est froide en hiver. 
Autrefois le défunt emportait son pain et ses armes. Peut-être en avait-il besoin.
La maison est pareille à la matrice : l’enfant s’y retourne.
La maison est pareille à la ferme.
Elle est fermée à clé, on n’a pas le droit d’y aller. Y pénétrer par effraction est un outrage et un crime.
La maison est aussi pareille au livre ; le livre est la tombe du cœur. Aussi trésor du cœur, tous les trésors sont des tombes.
La maison est pareille à la tombe : ne pas déranger, il dort.
La tombe est pareille à la maison : le mort s’y retourne.

J'alternerai "la chanson du moment" et "le poème du mois" !

mercredi 24 janvier 2018

24 janvier 2018 : faire le deuil


Ma faim est immense après le grand deuil
la Perte interminable
le manque
(Odile Caradec, Tout un monde fluide, Océanes, 2017)



"Rien n’est plus beau que ce qu’on a sous les yeux et qui s’apprête à disparaître". Cette phrase, répétée à plusieurs reprises dans le dernier film de Naomi Kawase, Vers la lumière, m’a évidemment touché immédiatement. D’autant plus que je m’apprête à repartir demain vers Poitiers pour rendre visite à mes beaux amis poètes, Georges Bonnet et Odile Caradec : oui, rien n’est plus beau que ceux et celles qui vont disparaître, et dont il ne restera plus qu’un souvenir et, dans leur cas, quelques écrits, et l'amitié dans mon cœur... Je pasticherais volontiers Victor Hugo qui avait écrit dans un de ses plus sublimes poèmes (Booz endormi, paru dans La Légende des siècles) : "Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand". Je dirais plutôt : Car le jeune homme est grand, mais le vieillard est beau, car ce dernier rétrécit, hélas... Mais oui, Georges est beau, Odile est belle !


Revenons au film : Misako travaille dans l’audiodescription des films, décrivant ce qu’on voit sur l’écran en dehors des dialogues. Elle met donc des mots sur des images et doit parvenir à se mettre à la place des mal-voyants et des aveugles, en essayant notamment d’indiquer les sentiments qui animent les personnages qu’on voit sur l’écran. Mais elle doit laisser un peu de liberté aux spectateurs non-voyants, en n’imposant pas une vision trop subjective qui ferait intrusion dans leur imaginaire. On voit donc Misako participer à des projections-tests auprès de personnes déficientes visuelles. Si en général, on est plutôt bienveillant avec elle, elle reçoit un jour une critique sévère de la part de Nakamori, un des testeurs, célèbre photographe qui perd peu à peu la vue. Il lui reproche notamment d’interpréter les sentiments des personnages. Peu à peu, Misako et Nakamori vont pourtant devenir amis, elle qui recherche la lumière qu’elle doit décrire en audiodescription et lui qui accepte mal de perdre totalement la vue (et donc la lumière). C’est au travers de l’audiodescription d’un film que va se sceller leur rencontre. Misako a perdu son père bien-aimé et sa mère est atteinte d’un Alzheimer précoce. Nakamori est en train de perdre la vue.
Naomi Kawase poursuit son travail sur les organes des sens : ici la vue, aussi bien que l’ouïe et le toucher, très développés chez les aveugles. Le film, de toute beauté, se révèle une réflexion sur le regard aussi bien que sur le vieillissement, sans compter la mise en abyme avec le film en audiodescription que Misako commente. Ainsi la réalisatrice nous propose une réflexion sur ce que voit un voyant et ce que voient les aveugles au travers de l'audition des paroles de l’audio-descripteur. L’ouïe est sollicitée en permanence, car les testeurs tendent l’oreille sur ce qui est dit pour tenter de "voir" ce qu’il y a sur l’écran. Le toucher reste essentiel pour Nakamori qui caresse voluptueusement aussi bien son appareil photo que la main de Misako ou son visage, quand il demande à le découvrir.
Un film très sensible donc, formidablement interprété et avec une superbe musique d’Ibrahim Maalouf, discrètement lumineuse. Presque aussi beau que Les délices de Tokyo, son précédent film
 

mercredi 17 janvier 2018

17 janvier 2018 : des femmes au cinéma


Il faut que l’accueil soit inconditionnel, non pour satisfaire une quelconque radicalité morale ou philosophique, mais comme mouvement d’ouverture et d’effacement de soi face à la venue de l’étranger, qui ne soumet pas celle-ci à la condition d’une demande et de l’examen préalable de sa légitimité.
(Yves Cusset, Réflexion sur l’accueil et le droit d’asile, F. Bourin, 2016)


Je viens de voir le film de Xavier Beauvois, Les gardiennes, qui m’a énormément plu, et me fait d’autant plus râler de voir que le roman originel est toujours introuvable en librairie. OK, Ernest Pérochon est considéré par l’intelligentsia parisienne comme un auteur du passé, et ringard. Je n’ai lu que trois de ses romans, qui sont ses trois premiers, Les Creux-de-maison, excellent roman paysan, Les hommes frénétiques, roman d’anticipation (à une époque où peu d’écrivains français s’aventuraient sur ce terrain-là, et c’était fort réussi) et Nêne, son prix Goncourt en 1920, tout à fait attachant.


Alors, pourquoi les éditions Gallimard, par exemple, n’ont-elles pas inscrit Les gardiennes dans la collection Folio, comme elles le font souvent pour un roman qui donne un film à succès, d’autant plus que l’auteur étant mort en 1942, son œuvre est dans le domaine public et ne leur coûterait rien en droits d'auteur ! Car le succès des Gardiennes est indéniable : le film raconte le drame des femmes restées à la campagne en 14-18 et devant tout faire à la place des hommes, puisqu’il ne reste plus que des vieillards, les jeunes étant partis se faire massacrer à la guerre. Plus d’un mois après sa sortie, la salle était pleine cet après-midi à l’Utopia de Bordeaux. Et pas que de vieux comme moi. Et tout le monde est resté scotché, au point que contrairement à l’habitude, les gens n’ont commencé à se lever que vers la fin du générique. Alors, c’est son côté mélo qui déplaît à nos intellectuels au cœur sec (je pense en particulier à des critiques du Masque et la plume, sur France inter, qui se sont moqués de façon éhontée du sujet et du film) ? Oui, j’ai sorti mon mouchoir à plusieurs reprises, signe pour moi que le film est réussi (là, c’était de l’émotion, pour Momo, il y a trois semaines, c’était des larmes de rire). Et alors, on n’a plus le droit de pleurer au mélodrame où Margot pleure ?
Le film m’est apparu d’abord comme formellement beau, la campagne en été et en hiver, les moissons, l’intérieur des maisons, les costumes. L’histoire sonne juste. On n’imagine pas, en effet pour cette époque, un fils de famille épouser une servante qu’il a engrossée. Il fallait vraiment une trempe comme celle de mon grand-oncle Maurice, bravant vers 1916 le qu’en dira-t-on en épousant la sœur de ma grand-mère et en reconnaissant l’enfant qu’elle avait eu, mais qui n'était pas de lui ! Tout le monde ne peut pas être d’une aussi profonde humanité. Donc, le film se termine mal pour la servante abandonnée… Autre aspect positif du film : Nathalie Baye n’a pas hésité à se vieillir, voire à s’enlaidir ! Je lui tire mon chapeau, dans un rôle de paysanne qui était moins qu’évident. La jeune actrice Iris Bry, dans le rôle de la servante, crève l'écran ; elle chante très bien ! Excellente bande sonore.


Autre film qui se passe à la campagne, mais de nos jours, et tout aussi beau, le film zambien de Rungano Nyoni, I am not a witch ("Je ne suis pas une sorcière" pour les non anglophones), m’a emballé. Un premier long métrage qui raconte le parcours d’une petite fille zambienne de neuf ans accusée d'être une sorcière. Occasion pour la réalisatrice de dénoncer le sort fait à ces femmes parquées dans des camps (où elles sont montrées aux touristes étrangers comme des bêtes de foire) tout en étant instrumentalisées par les autorités, ici par un haut fonctionnaire peu délicat. Le film ne se moque pas des croyances locales, mais du fait que le pouvoir (traditionnel, on le voit avec la "reine" du coin, ou moderne, comme le fonctionnaire en costume européen et qui parle anglais) s’appuie sur ces croyances pour maintenir leur autorité. Il y a donc ici une sorte d’humour qui permet de dénoncer aussi bien l’exploitation de la femme que la superstition. La jeune comédienne qui interprète le rôle principal est aussi convaincante que la petite fille qui joue la fiancée de Louis XV dans L’échange des princesses, film que j'ai vu récemment également. La bande sonore (faut oser utiliser Vivaldi pour un film qui se passe en Afrique noire) est formidable. Ne le ratez pas !

lundi 15 janvier 2018

15 janvier 2018 : les nouveaux philistins


15 novembre 2006 : Soit un juge issu d’une famille bourgeoise – ce qui est souvent le cas – qui a toujours eu une existence protégée. Que peut-il savoir des enfances cabossées, du chômage, de la misère, de la faim, de la violence, de la détresse des laissés-pour-compte ?... Face à des délinquants, il risque de réagir en fonction des préjugés et des valeurs de sa classe.
(Charles Juliet, Gratitude : Journal IX, 2004-2008, P.O.L., 2017)


Une centaine de femmes ont publié une tribune dans Le monde, prônant "une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle". On voit que ces dames prennent rarement le métro ou le bus, et ne sont pas soumises à ces harcèlements vocaux, gestuels, ces frottements indiscrets qui peuvent parfois aller très loin. Je suis peut-être puritain, mais je n’ai jamais aimé les hommes qui disaient avec suffisance quand j'étais jeune : « elles aiment ça », ou « regardez-les, avec leurs mini-jupes, c’est un vrai appel au viol ! » et qui parfois allaient jusqu’à justifier l’injustifiable. J’ai connu dans une bibliothèque universitaire des magasinières qui n’allaient jamais seules chercher des livres dans les magasins, de peur de rencontrer le directeur (!) qui avait la main leste et se croyait tout permis ; elles se faisaient accompagner par une autre femme ou par un homme normal. Il est vrai que ces temps-ci, on entend de drôles de choses dans le tram, ou dans les rues. Des hommes par exemple qui papotent et disent : « De quoi se plaignent-elles ? Elles n’ont qu’à faire pareil » (ce qui est le point de vue de Catherine Millet). Et l’un de conclure sur un sourire égrillard : « j’aimerais bien moi aussi, qu’on me mette les mains aux fesses ! » Je me souviens de ma mère, âgée de 75 ans, invitée par la municipalité de sa ville au repas du Nouvel an des seniors, et qui m'avait avoué avoir été importunée par son voisin de table. Les années suivantes, elle n'a plus mis les pieds à cette manifestation !
Catherine Deneuve semble avoir fait son mea culpa, mais Brigitte Lahaie est allée jusqu’à dire : « On peut jouir lors d’un viol... » A-t-elle été violée ? Franchement, j’en doute. La violence d’un tel comportement ne laisse place qu’à la douleur (Charles Juliet dans son Journal cité en exergue cite le cas de nombreuses femmes qu’il a rencontrées et d’hommes aussi qui n’ont jamais pu se remettre de ces violences subies à l’adolescence : le 10 mai 2006, il écrivait : "Ceux qui agressent et violent ont-ils des remords ? Après avoir été forcée, le plus souvent la victime ne cesse de se haïr, de vouloir se punir, de se refuser à la vie"), à la culpabilité, à la haine de soi et parfois de son corps. Le harcèlement sexuel (que certaines femmes pratiquent aussi) est toujours, à mon avis, le fait de gens malades, malades de pouvoir et avides de domination et qui, le plus souvent, s’en prennent à des proies dont ils/elles ont découvert la fragilité. Tout ça n’a rien à voir avec l’amour, avec l’amitié, avec la création d’un lien, avec une relation humaine claire et sereine. C’est en fait la guerre, et il n’y a rien de surprenant à découvrir que les viols sont encore plus nombreux en temps de guerre, c’est même une arme de guerre dont on abuse de tous côtés.
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Dans La dépêche du Midi en décembre, à Toulouse où je passais Noël, j’apprends avec effarement que des enseignants qui avaient proposé une séance de cinéma à leurs élèves, ont quitté bruyamment la salle en les faisant sortir et en exigeant le remboursement des billets : le directeur a obtempéré, disant qu’il n’avait pas vu le film et ne savait pas qu’il avait un contenu religieux, offensant pour nos laïques sectaires (à sa place, je n'aurais rien remboursé du tout, on se renseigne avant d'aller au cinéma, que diable !). Il s’agissait du dessin animé L’étoile de Noël, où il est, effectivement, question de la Nativité. Voilà, maintenant, sous couvert de laïcité, nos bambins vont être définitivement ignares sur une des composantes culturelles de notre société : le christianisme, car après tout, le sens de Noël est à chercher de ce côté-là et non pas du consumérisme abject actuel. Je doute fort qu’il y ait eu dans le dessin animé de quoi fouetter un chat. Je n’ai pas vu le film, mais ça m’a au contraire, avec mon esprit frondeur, donné envie d’y aller voir de plus près. Si l’occasion se présente, j’irai voir ce qui a choqué nos modernes philistins.
Je racontais à mon amie québécoise et à sa jeune assistante, qui présentaient l’UQAM (Université du Québec à Montréal), ces trois derniers jours au Salon de l’étudiant de Bordeaux, que le matelot philippin à qui je donnais des cours de conversation française, lors de mon dernier voyage en cargo, m’avait demandé de lui apprendre le Notre père en français. La jeune fille, complètement déchristianisée, ne connaissait pas cette prière. Pourquoi pas ? Nul n’y est obligé et je n’y oblige personne. Je trouve simplement regrettable qu’on en arrive (il est vrai qu’autrefois, c’était l’excès inverse, même encore dans mon enfance) à nier tout un pan de notre culture générale : comment tous nos jeunes enfants pourront-ils s'imprégner de toutes les œuvres d'art (avec quel œil apprécieront-ils La Cène de Léonard de Vinci ?), œuvres musicales (écouteront-ils Le Messie de Haendel ?) et littéraires (que vont-ils comprendre au Tartuffe de Molière ?) qui nous en parlent. Y compris les caricatures qu’on peut en faire, comment en saisir toute la compréhension, et le malaise qu'elle suscitent chez certains si on n'en connaît pas la source ?
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J’en étais resté pantois et la tribune du Monde m’a achevé ! Décidément, pour reprendre une référence religieuse, "mon royaume n’est pas de ce monde..." Il est temps que je le quitte.

jeudi 11 janvier 2018

11 janvier 2018 : les cœurs purs


22 octobre 2005 : Les normopathes : ceux qui sont trop bien adaptés à la société.
(Charles Juliet, Gratitude : Journal IX, 2004-2008, P.O.L., 2017)


Le temps est loin où des écrivains comme Jack London (Le peuple de l’abîme) ou George Orwell (Dans la dèche à Paris et à Londres) plongeaient dans les bas-fonds de la société pour en dresser un tableau sans complaisance. Aujourd’hui, ils préfèrent parader à la télévision. Autres temps, autres mœurs !
Il y a des gens - les normopathes de Charles Juliet - qui ne les voient pas, ils passent à côté pourtant, mais ils passeraient quasiment au travers : pour ces gens-là, les sans-abri, les SDF, sont transparents. Pourtant, aucun de ces SDF ne posera un jour une bombe, aucun d’eux n’émet de protestation quand la police les invite à se lever pour aller s’installer ailleurs, car ils se savent indésirables quand ils n’ont pas choisi le bon endroit où se poser pour tendre une main. Parfois ils ont un ou plusieurs chiens, amis fidèles et chaleureux pendant les longues nuits d’hiver passées à la belle étoile. Ils restent de marbre devant l’arrogance de certains passants, ceux qui par mépris et moquerie donnent des pièces de 1 ou 2 centimes, ou qui les apostrophent avec la véhémence des nantis : "Tu ferais mieux de te bouger le cul et de chercher du boulot, feignant !" Eux, les victimes de la société, ils doivent encore se justifier de n’avoir su y trouver une place ou de l'avoir perdue, de ne plus avoir d'avenir...


Poitiers, rue Gambetta, je sors de Chez Gibert, et me dirige vers la mairie. Contre un mur, il y en a un que j’ai croisé en arrivant et à qui j’avais dit que je repasserai. Je m’installe, je lui serre la main, on se présente. Il est Anglais, mais vit en France depuis une vingtaine d’années, après avoir été "routard" (rien à voir avec le guide du routard actuel qui s’adresse à une clientèle assez fortunée), hobo, comme on dit aux USA, chemineau ou vagabond comme on disait autrefois chez nous, nomade enfin. C’est un choix pour cet homme dans la soixantaine qui a dormi cette nuit sous les arcades devant France loisirs pour être à l’abri de la pluie. Il cherche à descendre vers le sud, à la fois pour avoir plus de soleil et plus de chance de trouver un petit boulot. Richard parle bien le français avec l’accent de Manchester, d’où il est issu. Il a refusé d’être celui qui "courbe l’échine" devant les patrons, devant les propriétaires marchands de sommeil et devant tou(te)s les Thatcher du monde. Il a parcouru l’Europe, l’Amérique, il est propre, il se tient droit, il ne boit pas. Il est beau. Un passant met un billet de 5 € dans sa sébile sans lui dire au mot. Richard dit : « Merci ! » Je ne peux pas faire moins ; en le quittant, je lui serre la main, y laissant un billet substantiel qui l’aidera à prendre le train pour Pau, sa prochaine destination. Notre conversation de trois quarts d’heure m’a requinqué !
Rue Judaïque, à Bordeaux. j’ai laissé mon vcub à la station Gambetta, je vais à mon cours d’italien, j’ai un peu d’avance, je m’apprête à acheter un pain au chocolat, car je vais peu manger ce soir, ayant ensuite une soirée à l’Utopia. Je l’aperçois sur le trottoir d’en face, jeune (il a trente-quatre ans), une jolie barbe fine, un bonnet sur la tête, le regard avenant. J’achète deux pains au chocolat, lui en donne un et engage la conversation tout en mangeant l'autre. Laurent traverse une passe difficile : rupture avec sa nana, perte de son logement (qu’elle a gardé), il a démissionné de son travail de couvreur-zingueur, il a largement de quoi survivre pour l’instant, mais il a décidé lui aussi de devenir un chemineau. Il ne veut plus jamais engraisser les propriétaires, ni "courber l’échine" (même expression que Richard) sous la férule des petits chefs. Il me raconte sa vie dans la rue, il ne veut pas s’encombrer d’un chien, me signale qu’il trouve des gens compatissants qui l’invitent à prendre un café chez eux au petit matin (car on ne fait pas la grasse matinée dans la rue, contrairement à certains de ceux qui traitent les sans-abri de "feignants"), il trouve à se doucher et à maintenir son linge (restreint) propre chez les associations caritatives. Il travaillera quand il en ressentira le besoin, il me dit (on se tutoyait) : « Tu trouves que c’est mal, de mendier ? » Je lui réponds : « Non, ça nous donne l’occasion de partager notre surplus. Et puis, c’est moins mal que de faire payer des loyers exorbitants pour des taudis ! » On a échangé nos n° de téléphone.
Si les gens étaient mieux éduqués, j’entends éduqués au partage, à la solidarité, à l’amour, ils échapperaient plus aisément à la servitude de l’argent, de la propriété, du pouvoir, de la société de consommation, ils apprécieraient mieux ce qui n’a pas de prix, l’amitié, le regard, la douceur de la voix, la paix de l’âme. Alors, à la rue, il y a bien sûr ceux qui crient, qui sont sales, qui boivent, ceux pleins de colère et de rage, ceux qui peuvent faire peur, mais qui sont aussi les plus démunis, les plus abandonnés. Mais est-ce une raison pour faire semblant de ne pas les voir ?


Le même soir, après mon cours d’italien, j’étais à l’Utopia pour voir Sur la route d’Exarcheia, documentaire d’Élise Dubourg, dont voici le synopsis fourni par Médiacoop, le producteur : " Le 28 mars 2017, un mystérieux convoi de 26 fourgons venus de France, Belgique, Suisse et Espagne arrive au centre d’Athènes, dans le quartier rebelle d’Exarcheia. Les chaînes de télé grecques évoquent une grave menace. Le ministre de l’intérieur annonce qu’une enquête est ouverte. La fabrique de la peur tourne à plein régime. En réalité, il s’agit d’un convoi solidaire qui vient apporter un soutien matériel, politique et financier au mouvement social grec et aux réfugiés bloqués aux frontières de l’Europe. Parmi les 62 visiteurs, 4 enfants participent à cette aventure humaine : Achille, Nino, Capucine et Constance. Ce film raconte cette odyssée fraternelle et rend hommage aux solidarités par-delà les frontières."
Personnellement, j’ai la Grèce au cœur depuis longtemps, depuis mes cours d’histoire, mes lectures des tragiques grecs et de Nikos Kazantzakis (Le Christ recrucifié), depuis mes trois voyages par là-bas. Nos grands mass-merdias nous ont asséné avec un fiel hargneux leur vérité sur la situation actuelle de la Grèce. Heureusement, la solidarité avec le peuple grec existe (comme celle avec les migrants et les sans-abri, en France, n’en déplaise au "délit de solidarité" que prône le gouvernement !). Le collectif Anepos a organisé en 2016 un convoi de dons (jouets, couches jetables, lait en poudre, nourriture, vêtements et chaussures de seconde main, etc.) vers le quartier d’Exarcheia d’Athènes, ce quartier connu pour ses tendances anarchistes et autogestionnaires, un des seuls à s’être rebellé contre la dictature des colonels, haut lieu de lutte politique depuis des lustres, et foyer d’une solidarité active avec les migrants. Une vraie Utopie en marche, dont devrait bien s'inspirer une certaine République. Le film nous montre l’accueil des habitants, des enfants, la chaleur de la vie qui se propage dans la Grèce frigorifiée par Tsipras, qui est en train de faire voter une législation restreignant le droit de grève : ben, voyons ! Voir tous ces militants "libertaires", tous ces cœurs purs, apporter un peu de réconfort auprès des populations sacrifiées sur l’autel du néo-libéralisme, Grecs et migrants mêlés, nous fait regretter de n’y avoir pas été. Les mass-merdias grecs, qui valent bien les nôtres en férocité contre les petits, ne se montrent pas à leur avantage. Ils pestent contre les buts du convoi : non seulement apporter un soutien alimentaire, financier et amical, mais aider les gens à se battre contre la résignation, à ne plus "courber l’échine" devant la politique austéritaire qui pèse scandaleusement sur les plus démunis. Un remarquable documentaire à ne pas rater ; rassurons-nous, il ne passera pas à la télé !
Vivent l’entraide et le partage !

vendredi 5 janvier 2018

5 janvier 2018 : noir et blanc


Mais il possédait un talent plus grand qu’on ne lui avait pas enseigné : l’art de la gentillesse.
(Ursula Kroeber Le Guin, Le sorcier de Terremer, trad. Philippe R. Hupp, Opta, 1977)

Il y a sans doute deux Sibéries, celle du bref été (pendant lequel un certain nombre d’écrivains français, dont Dominique Fernandez, Danièle Sallenave, avaient fait le voyage en transsibérien il y a quelques années et l’avaient relaté sur France culture et dans des livres : Transsibérien, Grasset, 2012 et Sibir. Moscou-Vladivostok, Mai-Juin 2010, Gallimard, 2012, pour les deux auteurs précités) et celle du long et dur hiver que Sylvain Tesson nous relata récemment. C’est cette dernière qui est sans doute la vraie Sibérie, comme la vraie Laponie, le vrai Alaska, le vrai Groenland se mesurent par l’hiver polaire.
Comme toujours, la fiction permet souvent de mieux appréhender ce dernier, car on le vit au travers de la chair et de la pensée des personnages à qui on peut s’identifier. La quatrième de couverture du roman de Jesús Diáz, Sibérienne, nous dit : "Au début des années quatre-vingt, un apparatchik de La Havane, cherchant à surprendre ses collègues de Moscou, a soudain une idée qui lui semble fort originale : si les Russes ont été capables d'envoyer un homme dans l'espace, eux, les Cubains, vont expédier un Noir en Sibérie. Voici comment le jeune journaliste Barbaro Valdés quitte un jour son île tropicale et se retrouve, une semaine plus tard, par - 50°, aux confins de la taïga. Il est censé écrire une série d'articles sur les vastes projets de développement entrepris par le grand frère soviétique dans cette partie de la planète. Mais très vite, la couleur des yeux de son interprète, la belle Nadejda Chalamov, l'intéresse plus que les pipe-lines et les chemins de fer qu'on lui montre. Pour gagner l'amour de cette femme - un amour aussi intense que le paysage sibérien -, Barbaro ira bien au-delà des frontières idéologiques, culturelles, et jusqu'au bout de lui-même : au milieu des plaines infinies, il sera le fils noir du soleil des Caraïbes qui s'attache à jamais au cœur blanc de la neige"

 
En fait, Bárbaro Valdés, journaliste noir, souffre d’être encore "vierge" à vingt-cinq ans, un comble en pays tropical, et se sent un homme "incomplet". Après une enfance misérable, il été recueilli à quatorze ans par sa tante Lucinda, maîtresse d’un homme surnommé le Général, ce qui lui a permis de faire des études et de vivre dans un certain confort, non sans souffrances (le dit Général le viole régulièrement). Il se révèle impuissant dans ses tentatives avec les femmes. Aussi, lui qui n’est jamais sorti de son île, il saisit l'opportunité de cette proposition de reportage sur la construction du Baïkal-Amour-Magistral (BAM), en rêvant qu’il va enfin pouvoir "pénétrer" dans une femme. Mais en attendant que son vœu se réalise, il est plongé dans ce qu’on peut qualifier d’enfer. 
Il n’a jamais pris l’avion et le déplacement La Havane-Moscou en passant par le pôle Nord le rend malade. Mais ce n’est encore qu’un purgatoire, à côté de l’enfer glacé de la vie dans les campements volants des travailleurs du chantier, de la multitude de vêtements qu’on doit enfiler les uns sur les autres pour ne pas geler sur place, de l’impossibilité de se laver pendant des semaines, de la puanteur et de la promiscuité dans les wagons-dortoirs, et où de plus il se découvre l’étranger absolu : on n’y a jamais vu un Noir ("Mais quand même, elles étaient blanches, et y avait-il un seul blanc en ce monde qui, au plus profond de son cœur, ne soit pas raciste ?", pense-t-il en voyant les Sibériennes le reluquer). Et quand il croit enfin arriver au paradis dans les bains publics de Primarievskoié, il découvre la chaleur intense des étuves et saunas, le feu de la flagellation avec une branche d’eucalyptus pour activer la circuklation avant de rouler dans la neige. 
Mais il y a Nadejda, sa guide-interprète russe dont il est tombé amoureux. Pourra-t-il vaincre ses préjugés (y compris sa peur de l’impuissance) et ses blessures anciennes pour avouer son amour et le réaliser, car "Oui, tomber amoureux de quelqu’un quand un monde vous sépare était une chose impossible, elle n’était pas née pour la chaleur ni lui pour le froid", se dit-il quand il envisage même de la ramener avec lui à Cuba... L’arrivée du printemps sera peut-être l’occasion rêvée, le spectacle de l’Angara en débâcle et des blocs de glace qui se fracassent sous la montée des eaux va-t-elle le libérer lors de son ultime promenade avec Nadejda ? Il va en tout cas pouvoir constater que "Dieu était une femme, il était elle, et lui l'avait connue, et personne ne pourrait rien lui reprocher. Ni Chango, ni Sainte Barbara, ni son père, ni le Général, ni le dieu des Russes lui-même. Il avait gagné le droit de reposer en paix, le dos contre la terre et le visage tourné vers les constellations".
Ce roman, placé sous le signe des quatre éléments ("Air" pour le voyage en avion, "Terre" pour la vie dans les campements, "Feu" pour la virée dans les bains publics et la soûlerie monumentale qui s'ensuit, "Eau" pour le printemps et l’amour), m’a emballé. Notre héros va se révéler à lui-même, tout en allant au bout du monde : il devra affronter ses démons intérieurs tout autant que les défis de la sibérianité (le très grand froid sans doute, mais aussi la vodka) et constater qu’on est toujours l’étranger de quelqu’un. Un très grand roman.