mardi 27 mars 2012

28 mars 2012 : À l'ombre de la république


Incertitude de savoir si, oui ou non, on existe, si on existe réellement, et de façon permanente.
(Leo Lipski, Piotruś)

Je sens que je vais de nouveau revenir sur un thème qui m'est cher, celui de l'enfermement (j'ai connu celui des internats d'autrefois, dans nos lycées où, dès la sixième, les pensionnaires étaient soumis à un bouclage complet, derrière de hauts murs). J'écrivais encore là-dessus récemment à propos des maisons de retraite, qui malheureusement sont bien des lieux clos, où l'on fait connaissance avec "le silence qui a des pattes, le silence qui a des griffes, le silence dur comme le marbre et qui résiste à tous les ongles" (Stig Dagerman, Mon fils fume une pipe en écume de mer, in Notre plage nocturne), et où l'on se demande "comment faire que l‘individu reste une personne à part entière jusqu‘au bout de sa vie" (Michel Billé, Didier Wartz, La tyrannie du "bien vieillir"). Ceci malgré le bon vouloir des équipes de soins.

Mais il est des lieux encore plus terribles. Le film documentaire de Stéphane Mercurio, À l'ombre de la république, pointe du doigt des territoires que la population en général ne fréquente guère, les prisons (que je connais aussi en partie, en tout cas j'y suis souvent entré) et les hôpitaux psychiatriques (là, terra incognita totalement pour moi). Nous y suivons le travail du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL, voir le site http://www.cglpl.fr/), dont j'avoue à ma grande honte que j'ignorais l'existence. Ce contrôleur, tout nouveau, a été nommé pour six ans en 2008 (une des bonnes décisions de notre président, donc), il est indépendant et irrévocable. Sa mission est d'inspecter, avec l'aide de bénévoles (dont beaucoup sont issus de la magistrature et du secteur social), tous les lieux fermés : prisons, hôpitaux psychiatriques, centres éducatifs fermés (pour jeunes délinquants, centres peu éloignés des anciennes maisons de correction blâmées par Auguste Le Breton dans Les hauts murs), centres de rétention (pour les sans-papiers en attente de renvoi), dépôts de tribunaux, locaux de garde à vue dans les commissariats... Le rôle de ce contrôleur est de voir dans quelle mesure le droit est respecté, la dignité de l'individu sauvegardée, et de constater par des visites l'espace vital, la salubrité des lieux, ainsi que de recueillir des témoignages et des plaintes, s'il y a lieu.
Le film nous montre l'équipe du CGLPL inspectant des prisons (maison d'arrêt de femmes de Versailles, prison centrale de l'île de Ré, prison nouveau modèle de Bourg-en-Bresse, identique à celles de Vivonne et de Mont de Marsan), les locaux d'un commissariat, ainsi que l'hôpital psychiatrique d'Èvreux. S. Mercurio n'a pas eu l'autorisation d'aller filmer en centre de rétention, ce qui en dit long sur le non-droit qui y règne. Bien sûr, on assiste à de nombreux entretiens entre les gens du CGPLP et les détenus, le personnel pénitentiaire, ou les malades et les équipes soignantes. La réalisatrice (oui, malgré son prénom, c'est une femme, paraît-il) ne porte aucun jugement sur les raisons de la présence des individus enfermés. Simplement, elle s'attache à montrer leur vie à l'intérieur, là où l'on est empêché de "regarder le ciel s’en revenir de loin", comme dit le poète (Jean-Marie Gilory, Souffles du large et de la rive).
Le CGLPL pointe du doigt l'arbitraire (les surveillants ont leurs têtes), les injustices, l'exploitation éhontée dans les ateliers (pas besoin d'aller délocaliser en Chine, on peut délocaliser en prison), les privations inadmissibles (un malade de l'hôpital est privé de fromage, de dessert et de café, parce qu'il n'a pas mangé le plat principal, par exemple, ou bien les visites sont interdites aux détenus qui ont été transférés à l'hôpital psy ; des détenus sont privés d'aller à l'école où l'institutrice les attend vainement), l'absurdité des longues peines... À Ré, par exemple, plusieurs détenus savent qu'ils ne sortiront pas, car ce n'est pas la prison qui les adaptera à une éventuelle sortie, quand on a passé vingt ans ou plus en prison : un interviewé y est depuis trente-deux ans, il est entré à dix-huit ans, alors qu'il n'a tué ni violé personne (on comprend qu'il a dû braquer une banque, et on sait qu'on paye plus lourdement quand on s'attaque au sacro-saint argent!). La caméra s'attarde longuement sur les lieux clos, les cellules minuscules, les mitards, les couloirs interminables, les cours (?) de promenade, les chambres de contention pour les psys présumés dangereux et attachés dans leurs lits. "Vivre est bon quand ce n'est pas survivre. La vie réclame quelques moyens. Une pauvre vie a beau être une vie, elle est pauvre. Ce qui lui enlève de la vie", nous dit Bertrand Vergely, dans sa Petite philosophie pour jours tristes. Triste et bien pauvre vie que celle de ces enfermés !
J'ai été pour ma part encore plus bouleversé par l'hôpital psychiatrique. Je croyais pourtant que depuis les travaux de Michel Foucault (qui a écrit sur la psychiatrie Histoire de la folie à l'âge classique, et Surveiller et punir sur les prisons) et de David Cooper (Psychiatrie et anti-psychiatrie), qui avaient enthousiasmé le jeune lecteur que j'étais dans les années 70, les choses avaient un peu évolué. On apprend dans le film qu'à l'hôpital d'Évreux, 30 % des patients sont admis (et complètement enfermés) sans leur consentement, certains sur un simple arrêté municipal, sans certificat médical préalable !!! Évidemment, "nous vivons à une époque où les décisions politiques ne tiennent plus compte des réalités sociétales, mais du caractère médiatisable des événements", comme dit Ismaël Patrice Achirou, dans Le dernier des SDF. Comme tous ces gens-là (malades mentaux, prisonniers) ne sont en rien médiatisables, que la majorité de la population préfère fermer les yeux sur leur existence et laisser croître "la haine aux ongles de nuit" (Aragon, Elsa), on n'est pas prêt d'en entendre parler dans la course présidentielle (ou le match, on ne sait plus) !


L'écrivain Marc Stéphane, qui fut enfermé dans La cité des fous, nous dit qu'on finit par y devenir "subversif ? Je concède. Anarchiste ? Si vous voulez. Non davantage, toutefois, que par exemple, le Jésus des évangiles, Paul de Tarse, Saint-Jean Bouche d'Or, certains pères de l'Église, les saints de la Légende dorée, ou l'auteur regrettablement anonyme de l'Imitation [de Jésus-Christ]. (Essayez un peu de vivre les préceptes de ces gaillards-là, dans votre société qui se prétend chrétienne – et vous verrez comment que l'on criera à la chienlit !)". On va encore me traiter d'anar – et ce n'est d'ailleurs pas un hasard si je suis allé voir ce film – mais je suis comme le poète québécois Gaston Miron, qui nous susurre dans L'homme rapaillé : "je me fais idéologique (je n'avoue pas, je refuse que CECI soit le normal, soit l'ordre social naturel)".
Je suis comme le héros de Balzac : "Ah ! mon cher, nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgents pour les effets du plus actif des dissolvants sociaux. Là où règne la misère, il n‘existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni esprit" (La peau de chagrin). Car toutes les personnes vues dans le film sont marquées du sceau de la misère. Les misérables de Victor Hugo sont parmi nous. Et qu'on arrête de nous dire que les classes sociales n'existent plus ! On le sait. "Et toujours une angoisse neuve / nous pose une autre question", chante Aragon dans Elsa. Que peut-on faire, alors ? Blaise Cendrars ne nous aide pas beaucoup quand il écrit : "Dieu, ce qu'il est difficile de venir en aide à un être humain. […] J'aurais voulu lui faire comprendre que rien de ce qu'elle ressentait ne m'était étranger. À quoi bon, c'est l'éternel malentendu, aucun sentiment ne se partage, pas plus la sensation que la sensibilité, la parole qu'un baiser. On n'est pas fait pour vivre en société. On n'a pas de semblable. On est toujours seul" (dans la nouvelle Pompon, in Trop c'est trop). Ni l'Islandais Stefán Máni, dans son roman très sombre Noir océan : "La vie n'est rien d'autre qu'une danse dénuée d'espoir sur un fil tendu où nous finissons tous, tôt ou tard, par perdre l'équilibre avant d'être précipités dans un vide sombre et absolu..."
Je cherche du côté des poètes ou des écrivains un peu mystiques : "Qui ne dit rien et ne fait rien face aux massacres consent, se constitue obliquement complice", nous confie Sylvie Germain, dans Les échos du silence, faisant ainsi chorus avec notre Québécois. L'équipe du CGLPL ne se résout pas au silence : un rapport est chaque année remis au Président de la République. Il doit être lu, car les exactions les plus criantes sont sévèrement sanctionnées, semble-t-il. Peut-être verra-t-on s'estomper peu à peu ce qu'Aragon fustige dans Elsa : "Tout ce qui prend au soir tombant couleur de cruauté". Car il est facile d'être cruel quand on a le pouvoir dans un lieu d'enfermement...

27 mars 2012 : une reine

Mais c'est une ville qui a peur. Les riches s'enferment chez eux de peur que les pauvres ne leur demandent des comptes. Les pauvres s'enferment chez eux parce qu'ils n'ont nulle part où aller.
(Lyonel Trouillot, Éloge de la contemplation)

Disons-le tout net, je n'ai jamais beaucoup apprécié Marie-Antoinette, en dépit des romans de Dumas (Le collier de la reine, en particulier, ou Le chevalier de Maison Rouge, où elle ne sert que d'argument pour un complot visant à la délivrer) et surtout de la biographie (excellente) de Stefan Zweig, qui a tenté de la réhabiliter. Et ce n'est pas le film de Benoît Jacquot, Les adieux à la reine, qui va la rehausser à mes yeux, car le personnage ici présenté est effectivement frivole, et on la voit par ailleurs préparer un départ pour Metz, d'où elle reviendrait avec des troupes pour mater les Parisiens.


Ceci étant dit, on voit bien ici que la cour de Versailles, à l'atmosphère lourde et étouffante (les aristocrates y logent dans l'espoir d'apercevoir le Roi alors qu'ils pourraient vivre dans leurs terres, ainsi le vieux marquis de Vaucouleurs), était un endroit assez sinistre, où les préoccupations populaires n'étaient guère prises en compte. Or, tout se passe en trois journées, du 14 au 16 juillet 1789. Dès que la nouvelle de la prise de la Bastille est connue, dans la nuit du 14 au 15 (où l'on réveille le Roi), les nobles sont désorientés, devenant des fantômes hagards dans les galeries du palais. Seul Louis XVI garde un relatif sang-froid, reconnaissant pourtant qu'il n'était pas fait pour être au pouvoir.
Marie-Antoinette est ici vue de biais, par les nombreuses femmes à son service, de Madame Campan, sa dame d'honneur (merveilleuse Noémie Lvovsky) à Sidonie, sa liseuse, Alice ou Louison, qui toutes sont contaminées par l'effondrement des valeurs que le château de Versailles présente à leurs yeux. Et à nos yeux aussi, quand on compare le lustre et les dorures des appartements royaux à la grisaille et à la saleté des logements des innombrables domestiques. Sidonie, toute jeune fille, la seule peut-être à avoir conservé une certaine innocence (« Tu vieilliras vieille fille », lui prédisent ses amies) découvre avec effarement le corps dénudé de Madame de Polignac que la reine l'a chargée d'aller chercher, et qui dort, abrutie par l'opium. Elle est tout aussi subjuguée par la scène où la reine, devant toute la cour, étreint la Polignac (je savais que Marie-Antoinette avait des favorites, mais j'ignorais encore qu'elle était aussi capable d'une attirance violente pour le corps féminin, les scènes sont très explicites et bellement filmées). Amour d'ailleurs qui semble assez mal partagé, et Madame de Polignac, quand la reine lui enjoint de quitter Versailles pour la Suisse, le fait avec un détachement évident, que seul vient contrarier le fait de devoir se déguiser en domestiques, elle et son mari, pour ne pas être reconnus et écharpés par la foule. Et c'est la malheureuse Sidonie qui doit les accompagner et reprend la robe de la Polignac endossant – littéralement – son rôle pour sauver ce qui peut être sauvé.
Sidonie aurait aimé rester auprès de sa reine, qu'elle aime aussi à sa façon. Elle repousse gentiment les avances du jeune gondolier (faussement vénitien, mais tout n'est-il pas faux dans cette cour des apparences?). Et pourtant la reine, non seulement n'a pas pour elle beaucoup d'égards, mais elle la condamne presque (certes avec son consentement, car que ne ferait pas Sidonie pour sa reine?) en lui enjoignant de partir avec les Polignac en endossant la défroque de cette dernière. Marie-Antoinette remarque à peine le petit dahlia que Sidonie a brodé. On donne tout aux grands de ce monde, il ne faut rien en attendre, semble être la morale politique de ce film où la violence est souterraine, mais partout perceptible : aussi bien dans les plans qui précèdent le générique, où l'on voit délogés sans ménagement des gueux qui campaient sous les grilles du palais, que dans les nombreuses séquences dans le château, où la panique est réelle.
Sidonie conclut : « bientôt je ne serai plus rien. » Et, ajouterai-je, la reine non plus, malgré ses grands airs. Un très beau film. Et, malgré les apparences, un film très contemporain : un gouffre continue à séparer le peuple de ses gouvernants, aussi arrogants et insouciants qu'à l'époque, et aussi peu à l'écoute.

mercredi 21 mars 2012

21 mars 2012 : l'excuse de Dieu

Lady Cynthia : « - Les animaux sont la seule excuse de Dieu sur la terre. »
(Joseph Kessel, Au Grand Socco)

Reconnaissons-le, il est des êtres humains qui nous réconcilient avec la vie, et grâce à qui nous nous sentons meilleurs. Ils dégagent une aura, une chaleur, une force de conviction, une tendresse, une espérance, qui font mentir l'excentrique Lady Cynthia de Kessel : admettons l'existence de Dieu, ce que la puissance du Mal ne cesse de démentir en apparence, et avouons que quelques individus excusent aussi l'imperfection de la Création.
Celui que j'ai nommé le « regretté Pierre Sansot » dans mon Journal d'un lecteur fait partie de ces excuses de Dieu. Cet universitaire atypique, sociologue, anthropologue, s'est intéressé aux choses de la vie quotidienne et aux gens ordinaires (ces « âmes petites » que Véronique Joyaux magnifie dans son récent recueil de poèmes) pour en révéler les valeurs et le sens possible de la vie.

Dans J'ai renoncé à vous séduire (éd. Desclée de Brouwer), titre qui m'a évidemment attiré, il nous donne des variations sur le double thème de la séduction et du renoncement. Des variations, oui, au sens musical du mot. Je me suis retrouvé – et je pense que chacun se retrouve – dans des phrases telles que celles-ci : "La plupart de nos renoncements s'expliquent mal et nous inventons après coup des raisons pour les justifier" ou "Mais ai-je véritablement renoncé ? N'ai-je pas plutôt perdu mon pouvoir de séduction ?" Bien qu'il soit écrit à la première personne, le texte se présente comme une suite de courtes fictions – où l'auteur a mis sans doute beaucoup de lui-même – et de réflexions.
"Adolescent, puis adulte prudent, je me félicitais de ne pas souffrir. Je ne voulais pas savoir que l'existence n'est pas seulement bonheur, mais qu'elle est aussi douleur, affrontement". Et elle l'est en particulier quand on entre dans la séduction : on peut d'ailleurs se demander si cet état de séduction cesse à un moment ou à un autre. Le jeunisme effréné de notre civilisation (publicité, magazines masculins ou féminins, sports) joue essentiellement là-dessus. Or, nous rappelle l'auteur, "C'est dans le domaine de l'affectif, du spirituel, que nous nous montrons aveugles, manchots". Réflexion on ne peut plus juste aussi. Je ne sais pas s'il y a eu une période où la société était différente. Le fait que j'ai quand même fait des études assez poussées d'histoire m'incite à penser que non. L'humanité n'a guère changé et nous préférons jouer ces rôles (tenter de séduire, physiquement, intellectuellement, moralement) pour lesquels nous ne sommes pas tous faits également, et en oubliant souvent l'idéal : "Être tout simplement quelqu'un de bien, et c'est déjà beaucoup. Ne pas chercher l'exploit, l'exceptionnel, le grandiose, devenir une personne sur laquelle on peut compter". Ce qui est rare quand on joue au Don Juan !
Pierre Sansot nous rappelle aussi que les individus ne devraient pas rater "l'occasion de revenir à eux-mêmes, à la solitude, aux abîmes infinis de la solitude". Là, en effet, il ne reste plus que soi-même à séduire ! Il raille ceux qui ont "le culot de raconter que la mort leur avait dérobé l'unique, l'irremplaçable amour de leur vie [alors même que] déjà ils tentaient de le remplacer par un autre amour, unique, irremplaçable". Et il conclut sur un vibrant éloge de la tendresse, antidote à la séduction, qui est tout de même égoïsme souvent, volonté de domination arrogante toujours (comme on le voit avec les hommes politiques ou certains acteurs), violence parfois.
C'est peut-être cela, l'excuse de Dieu, que nous soyons – aussi – capables de tendresse.

dimanche 18 mars 2012

18 mars 2012 : "charity business"

Nous vivons à une époque où les décisions politiques ne tiennent plus compte des réalités sociétales, mais du caractère « médiatisable » des événements.
(Ismaël Patrice Achirou, Le dernier des SDF)


Ismaël Patrice Achirou est un Béninois qui vit en France, où il est devenu infirmier, et s'est mis au service d'une association bordelaise qui s'occupe des plus démunis parmi les démunis : les SDF. Venu d'Afrique pour l'Eldorado occidental, il découvre à son grand étonnement que la misère est omniprésente, et que les SDF (nombreux) ont remplacé les clochards (rares) : "Nous sommes passés d'un monde urbain où le clochard était perçu comme un repère sympathique sur notre trajet quotidien, à une stratégie délibérée d'éradication des signes de misère". Il constate que Bordeaux, ville touristique, ne peut que chercher à éliminer ces rejetons mal famés de notre société, les cacher, les empêcher de montrer l'envers désagréable de notre monde : "Oui, nous avons changé d'époque. La ville nous le rappelle chaque jour par le choix d'un mobilier urbain des plus répressifs : bancs trop courts pour dormir, « repose-fesses » qui ne servent à rien d'autre qu'à attendre les transports en commun, etc..."
Ismaël Patrice Achirou - Le dernier des SDF.
Sauf que la réalité a la tête dure, et ce n'est pas par magie qu'on change les choses. En 1995, Ismaël découvre donc une manifestation de SDF place Pey-Berland. Les meneurs, ils sont cinq (le club des cinq) vont réussir à créer une association qui va vivoter (sans moyens, président et secrétaire sans bureau, trésorier sans budget !!!) pendant deux ans et à obtenir des locaux vides pour loger ceux d'entre eux qui ont envie de s'en sortir. L'association va être reprise en mains par le Diaconat, et Ismaël, tout en poursuivant ses études d'infirmier, obtient une place de veilleur de nuit dans le bâtiment. Autant dire qu'il côtoie de très près ces laissés-pour-compte de notre société. Par la suite, il y travaillera à mi-temps comme infirmier coordinateur, tâche qui n'est pas simple, car, rappelle-t-il, "Bien des résidents affichaient une hostilité réelle à tous types de soins. Le peu d'estime pour eux-mêmes y était incontestablement pour beaucoup. Leur insuffler une dose infime de confiance me prenait parfois des jours. Sans compter que ce travail en profondeur pouvait à tout moment être réduit à néant. L'alcool, la drogue, un regard de travers, une réflexion de trop... Les raisons de replonger tiennent souvent à bien peu de chose". Oui, si peu de chose. Un peu comme les raisons de replonger en prison pour les délinquants. Un manque d'accompagnement, dans les deux cas.
En fait, Ismaël passe beaucoup de temps dans ce CHRS (Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale), ce qui donne la matière humaine et la sensibilité de son admirable livre : "Au diable le mi-temps, pour faire bien, je devais faire abstraction de la montre. Je traitais, accompagnais en consultations et écoutais chacun de nos résidents comme il le méritait". On retrouve ici cette humanité africaine oubliée largement par chez nous (au Bénin, l'auteur a organisé un SAMU social, et plutôt que d'enfermer les exclus dans des centres de ce genre, il préfère les confier des maîtres ouvriers ou à des familles où ils peuvent concevoir des modèles […] au sein d'une unité familiale, […] en favorisant la notion de père symbolique, de frère symbolique ou encore de tuteur, privilégiant un lien durable au détriment de solutions plaquées et coûteuses qui ne mènent à rien, sauf à l'enrichissement de quelques gestionnaires). Ici, la course au profit, le libéralisme effréné, l'égoïsme des nantis et aussi de ceux qui ne pensent à utiliser ce type d'associations que pour monter dans l'échelon social (ainsi les dirigeants du charity business s'octroient des salaires indécents, alors qu'ils n'ont aucune des qualifications des travailleurs sociaux qu'ils emploient souvent de façon précaire, sous prétexte que les SDF meurent plus en hiver, les contrats en effet ne sont pas forcément renouvelés lorsque la belle saison arrive, mais les dirigeants, eux, restent toute l'année !) ou que pour améliorer leurs scores électoraux, tout cela fait que le problème reste incompris de ceux qui ont le pouvoir.
D'ailleurs, note notre béotien, "Que dire de toutes ces communes refusant d'appliquer la règle des 20% de logements sociaux ? Ces élus sont-ils des hors-la-loi ? Ce n'est pas à moi d'y répondre. Tout ce que je sais, c'est qu'en préférant payer des amendes ridicules, ils apparaissent comme de piètres représentants de la République". Et, de toute façon, l'auteur explique aussi que le logement, le travail, tout cela est difficile à accepter pour quelqu'un qui s'est marginalisé et a perdu tout repère social, il faut dans les deux cas un accompagnement spécifique qui demande du temps : pour le travail, par exemple, il s'agit de privilégier la production plutôt que la "productivité, en retirant cette vitesse que leur fragilité psychique et leur histoire ne peuvent endurer". On ne peut leur offrir de "réinsertion standard", chaque cas est particulier.
Et puis ça urge, car le nombre est en constante augmentation. On peut faire confiance à l'auteur, qui sait observer : "Quant à moi, je vois les rues se remplir de pauvres gens jour après jour. Ils ne se contentent plus de tendre la main, accroupis sur un bout de trottoir. […] Un ou plusieurs chiens leur servent à la fois de protection, de confident et de souffre-douleur. Les étrangers venus de l'Est s'ajoutent à cette triste déferlante". Et ces mendiants sont, dans la précarité, rejoints par "cette nouvelle « race » de miséreux : les travailleurs pauvres. Au bureau ou sur les chantiers dans la journée, ils redoutent l'heure de la débauche et pleurent lorsque la nuit tombe. Ils dorment dans leur voiture, une voiture qui ne se déplace d'ailleurs plus depuis longtemps, faute d'argent pour la nourrir". Voir à ce sujet le beau film Louise Wimmer, sorti récemment.
Et, pendant ce temps-là, on nous étourdit avec une télévision de plus en plus débile (voir la campagne électorale, qui ressemble aux jeux du cirque romain, les meetings ultra-coûteux qui sont une insulte à nos 20% de miséreux qui, il est vrai, ne votent pas, et ne doivent sûrement pas suivre ces débats lamentables), et qui fait miroiter par ses jeux et ses émissions de télé-réalité l'appât de gains faciles et rapides, comme si le hasard seul devait décider de notre vie. Ismaël, qui n'a pas les yeux dans sa poche, constate que "la société nous appâte. Loto, bons d'achat, célébrité éphémère... Il faut désormais compter sur la chance pour s'en sortir. Oui ! Le hasard est notre nouveau dieu. Jadis source de fierté et de salut, le travail ne sert plus qu'à payer le droit de vivre... Et encore. La course au travail sous-payé est ouverte. […] Si le chemin vers la socialisation était il y a quelques années difficile, il donne aujourd'hui le vertige". Il dresse un constat sans appel de notre société qui, quand elle condescend à s'occuper un peu des SDF, ne tient pas compte de "l'historique de la personne, des raisons qui l'ont amenée à la rue, de sa situation familiale, de sa qualification professionnelle et de son état de santé". Et préfère combattre le phénomène en l'écartant : "Pour autant, nous avons beau la rejeter dans la périphérie urbaine, la misère demeure". Ou en le remettant entre les mains du charity business (termes pourtant antinomiques), pour lequel l'auteur se montre souvent, et à juste titre, féroce.
Oui, un beau livre que Victor Hugo aurait aimé, publié par Écri'mages à Blanquefort, maison d'édition associative d'auteurs et d'artistes, et qui laisse à penser qu'il y a encore beaucoup à faire pour considérer le travail social. L'auteur a parsemé le livre, en exergue de chaque chapitre, de proverbes africains bienvenus : ainsi "Dieu n'a fait qu'ébaucher l'homme, c'est sur terre que chacun se crée". Et que se crée la misère...

vendredi 16 mars 2012

16 mars 2012 : les mots ont la vie dure



La maison de long séjour est appelée « maison de cure ». Les infirmes, les vieillards et les agonisants qui la peuplent sont appelés des « résidents ». Plus les choses sont dures, plus on leur donne des noms faibles.
(Christian Bobin, La présence pure)


Dans notre société il ne fait pas bon vivre vieux. Mais la question se pose, il n’a peut-être jamais fait bon être vieux. De même, il ne fait pas bon vivre handicapé, ou sans-papiers, ou trop gros et je vous laisse continuer la liste… "Le vieux et le handicapé renvoient chacun à leur manière à notre condition d’être mortel, notre finitude, notre vulnérabilité, notre fragilité" (Michel Billé, Didier Wartz, La tyrannie du « bien vieillir », livre formidable que je vais abondamment citer).




Mais enfin, aujourd’hui que j’ai rejoint la cohorte des vieux, que je suis en plein dans la sénioritude (que ne va-t-on pas inventer comme mots pour masquer la réalité ?) alors que l’injonction de la société est de rester jeune ("Ne pourrait-on, au fond, prendre de l’âge et rester jeune, vieillir sans devenir vieux ? On l’a compris : nous tentons de vider les mots de leur sens comme si cette magie suffisait à effacer la réalité qu’ils recouvrent"), je suis bien obligé de m‘interroger. Mon jeune (il n’a que 38 ans) ami I. m’a posé la question : « Pourquoi sommes-nous ici ? Qu’y faisons-nous ? Et à quoi ça sert ? Existons-nous ? », et pendant une bonne heure nous avons essayé de décortiquer une amorce de réponse à ces questions métaphysiques. Sans y parvenir, naturellement. Car, tout simplement, la question implicite qui est derrière, c’est comment vivre ! Pourtant, à 66 ans, je pourrais tenter d’y répondre, car "en vieillissant, nous avons à repenser le rapport que nous entretenons en fonction, enfin, du sens que nous voulons donner à notre vie ou que nous essayons de lui reconnaître".

Et aujourd’hui, "la question « comment vivre vieux ? » est alors éludée au profit de la suivante : comment vivre le plus longtemps possible, jeune ?" Les auteurs du livre, bien entendu, estiment que "le problème est mal posé et qu‘au fond il ne s‘agirait pas de vieillir, bien ou mal, mais d‘abord de vivre. De vivre vieux, jeune, peu importe au fond. Derrière cette tentative de compréhension de la vieillesse, c‘est donc de la conscience, pleine et entière de ce qu‘est véritablement la vie, et en même temps de ce qu‘est la mort qu‘il s‘agit".

Eh oui, cette mort qu’on ne cesse d’éluder, et "il faudrait alors s’interroger sur ce qui a pu modifier les représentations de la mort à un point tel qu’elle ne devienne que la limitation brutale et définitive de la vie. Sans doute que le processus de « dé-symbolisation » du monde, encore appelé « désenchantement », fait avoir les pieds sur terre et uniquement sur terre. Sans doute aussi, et avec force, un mode de vie consumériste contribue-t-il à faire croire que le bonheur est sur terre et dans l’espace d’une vie et qu’il tient dans l’accumulation égoïste de biens et d’avoirs". Voilà où nous mène le matérialisme pur et dur.

Et puis, il faut "durer, et durer à tout prix, est devenu le mot d’ordre des chercheurs, des médecins, des politiques et des individus (peut-être un peu moins pour ces derniers qui s’interrogent encore sur le sens que peut avoir ce mot d’ordre à l’extrême fin de la vie)". Alors, on nous enjoint de bien vieillir (cette nouvelle tyrannie, comme il y a celle du plaisir que dénonçait à juste titre Jean-Claude Guillebaud), en oubliant que "ce rappel continuel met le doigt sur ce que nous ne voulons pas voir [et] rend la vieillesse de plus en plus intolérable". En effet, comment concilier vieillir et rester jeune ? Ce serait possible si on restait au milieu des jeunes, mais nos vieux sont aujourd’hui placés dans des lieux d’enfermement, "un désert social". Ah, c’est plus rationnel, on peut « surveiller et punir », comme disait Michel Foucault, oubliant que, "sous couvert d’humanité et de progrès, le rationalisme est porteur de souffrances et d’exclusions".

Notre société est devenue extrêmement individualiste ("fragmentée, société de rupture du lien entre les générations, société de dé-liaison, « dissociété » dans laquelle pour être soi, pour réaliser au mieux son capital personnel, chacun doit être prêt à ne plus être relié aux autres pour ne rien leur devoir"), elle reflète le libéralisme triomphant, où notre corps est devenu un "capital" qu’on doit "gérer" : "Les salles d’attente des médecins généralistes voient défiler ces personnes vieillissantes qui vont plutôt bien et qui par peur d’aller mal viennent, avec le bon médecin, jouer au jeu du bon patient". Et le libéralisme, c’est le rendement, la performance, la rentabilité. Alors, bien sûr, quand le capital en question devient obsolète… On nous met donc à l’écart. "À défaut de retraiter notre rapport au monde, nous en sommes réduits à subir un retrait dénué de sens et d’intérêt". Dans de telles conditions, "comment faire que l‘individu reste une personne à part entière jusqu‘au bout de sa vie ?"

Nous devenons dans ces centres des "résidents" (bel euphémisme pour ne pas dire "prisonniers"), où le contrat social cher à Rousseau est quasiment annulé. "Le lien de solidarité sur lequel reposait jusqu’à présent le contrat social qui nous relie consistait à la fois à se savoir relié et à se reconnaître une dette envers l’autre, plus démuni, plus faible, plus vieux, dette collective, dont chacun est conduit à répondre personnellement". Nous devenons des cobayes aussi ; car "la vieillesse s’est constituée comme objet de pensée à une période relativement récente (disons, sous réserve d’investigations complémentaires, dans le milieu du XXe siècle) et cela par deux moyens : la production de savoirs, le savoir gériatrique notamment, et une pratique concrète : la mise à l’écart, dans des institutions (hospice, maisons de retraite, résidence…) des vieux".

Cette mise à l’écart, une autre catégorie de la population la connaît bien. Le film Intouchables a pointé le cas des handicapés. Voici qu’un autre film (et à mon avis, supérieur, car centré sur des handicapés plus ordinaires) explore de nouveau ce thème : Hasta la vista, un film flamand, malgré son titre espagnol. Ici, trois personnages, Philip, tétraplégique (comme l’héroïne de L’homme de chevet ou le héros de Intouchables) , Lars, atteint d’une tumeur et quasiment en fin de vie, en fauteuil roulant lui aussi, et Josef, mal voyant (pas tout à fait aveugle, mais au moins il marche), trois amis, vivent encore chez leurs parents, car ils sont, évidemment, très dépendants. Mais voilà, ils sont grands maintenant, et si les parents leur sont utiles, et même indispensables, ils ne peuvent pas étancher d'autres soifs, et le besoin sexuel, par exemple. Et tous les trois ne voudraient pas mourir sans avoir fait l’amour au moins une fois. Philip, qui pianote beaucoup sur internet, découvre qu’il existe en Espagne un bordel où les handicapés sont pris en charge de ce point de vue. Il décide ses deux potes à organiser le voyage, mais bien sûr, sans les parents, et surtout sans leur avouer le but précis du voyage ! Il leur faut trouver un accompagnateur, un infirmier qui les emmène là-bas pour cette semaine de vacances qui leur paraît du rêve. Le trio trouve l’accompagnateur idéal, le minibus adapté, fixe l’itinéraire (arrêt à Paris !) et réussit à convaincre les parents. Sauf qu’au tout dernier moment, la santé de Lars décline. Et le voyage est annulé par les parents. Mais les trois copains décident de partir tout de même, en cachette, utilisant la complicité de la petite sœur de Lars. Par contre, l’infirmier s’est désisté (il est père de famille et ne veut pas entrer en clandestinité, en allant contre la volonté des parents), et leur propose une remplaçante, Claude (comme ils n’ont communiqué avec elle que par e-mail, ils pensaient que ce serait un homme) francophone, alors que seul Josef baragouine un peu le français. En plus, elle aussi est différente, elle est énorme (« le mammouth », la « grosse vache » sont les sobriquets qu’ils lui décernent, en flamand, bien entendu, pensant qu'elle ne le comprend pas). Et ils partent pour une virée où Philip se montre particulièrement grossier avec Claude, malotru même, et où l’entente du trio vole parfois en éclat. Comment vont-ils aller au bout de leur rêve ? Comment Claude va-t-elle les apprivoiser ? Comment les parents affolés de leur disparition vont-ils les retrouver ? Comme dans Intouchables, aucun apitoiement, beaucoup de rires, et énormément d’émotion : un film sur l’amitié, sur l’amour, sur la solidarité. Vraiment, allez-le voir, c’est une réussite totale, tout bonnement touchante (je veux dire, le film nous touche presque physiquement), et nous ne voyons plus les handicapés du même œil. Ni non plus, d'ailleurs, les relations sexuelles et l’amour tarifés !

jeudi 8 mars 2012

8 mars 2012 : les nuits tangéroises

Le silence de nouveau. Un silence absolu, lourd, agité. Momentané.
(Abdellah Taïa, L'armée du salut)


Ne pas croire que les nuits tangéroises sont affriolantes. Elles le sont sûrement, pour qui le désire, car comme le note Abdellah Taïa, "Aujourd'hui, au Maroc, il n'y avait que le sexe qui marchait, le sexe, le sexe, le sexe, du matin au soir, et même toute la nuit, du sexe partout, entre tout le monde, même à la mosquée. Le sexe, disait-il, c'est la matière brute de ce pays, son trésor, sa première attraction touristique." Et sans doute, beaucoup viennent ici pour ça. 




Pour ma part, les nuits ont été propices à l'écriture, poétique surtout.

Je vous livre quelques poèmes écrits dans les nuits tangéroises, avant leur transformation définitive, donc bruts de décoffrage. Comme il y avait longtemps que je n'avais pas mis de poèmes sur mon blog, vous voilà servis !

LENTEUR

Dans le creux de ma main
les lignes s'entrecroisent
comme des voies ferrées

Il y a la ligne à grande vitesse, ma LGV
ligne de vie ligne de mort
puisque à quoi bon se presser vers le cimetière

Mais il y a aussi la ligne tortillard de montagne
ma ligne de chance
celle qui mène au bout du monde
ma ligne cosmopolite
celle qui rêvasse au soleil couchant
ma ligne impassible et tranquille
où s'accroche l'hameçon de mon destin

Ah ! Dieu, si tu es dans les parages
donne-moi chaque jour ma lenteur quotidienne !

LA BAIE

A l'orée du continent
la baie de Tanger, voilier qui appareille
vagabond de nuit d'ivresse
où s'effacent les destinations
nomade qui danse et dérive
dans les fumées du kif
et les échos de la nuit noire

soudain éclate le chant sacré du muezzin
fantasme d'irréel

MERS

Mais pour qui il se prend
l'océan vagabond
à faire le tour du monde sans passer au péage

Mais pour qui elles se prennent
ces montagnes nomades
à tutoyer le ciel et les nuages bas

Mais pour qui il se prend
ce fleuve impassible
à faire des méandres pour rejoindre la mer

Moi aussi je pourrais
boucler une circonférence
je tutoie bien Dieu
je trouverai un jour mon port

OEILLADE

Les reflets de la lune
ses yeux ronds dans le port intranquille
oeillade de Dieu ?

FUKUSHIMA

J'ai bien forgé l'orage, dit Dieu

Et le naufrage vient
la centrale noyée par les eaux
sonne l'hallali
du progrès
ligne droite qui tourne en rond

ILLETTRISME

C'était un soir de boisson triste
et de chansons à bras le corps

L'escale était au bouge
la bouteille à la mer
avait été posée dans l'aquarium
et le message avait l'air tranquille
du lecteur illettré

LES JOURS

Ô la douleur des jours
quand on rêve
qu'on sent l'appel des îles
qu'on se laisse bercer par le vent triste de la nuit
et qu'on mouille son âme
comme d'autres leur chemise

Ô le saignement de l'aube
quand on se pêche soi-même
pris au filet des cauchemars
quand on tente de sculpter le jour à venir

Mer, mer, ouvre-toi vite !
Je suis à toi !

MOUETTE

A force de hisser trop haut le mât de ses conquêtes
il était arrivé tout en bas
il s'enlaçait lui-même
pour étreindre son orgueil insensé
pour éteindre le cri rauque
du renoncement
semblable à une mouette
qui n'aurait pas
payé le droit de pêcher dans les vagues

mercredi 7 mars 2012

7 mars 2012 : sans pourquoi

La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit. Elle ne prête pas attention à elle-même, elle ne se demande pas si on la voit.
(Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique)


Je reviens sur l'histoire de la maison de retraite, car je l'ai visitée attentivement, sous la conduite de l'infirmière-directrice. F. m’en avait fait une description tellement idyllique, les chambres étaient très spacieuses, le jardin si extraordinaire (celui de Charles Trénet ?), bien entendu, elle la rêvait, sa maison. C’est certes une belle maison bourgeoise (don d’un riche négociant tangérois), mais le jardin est riquiqui (j’avais imaginé un grand parc, avec de grands arbres, d‘après ses dires), les chambres ordinaires (et loin des 60 m² annoncés, à peine 15 peut-être), bref, rien (à part le prix, peu élevé pour un retraité français, mais pour un Marocain ?) qui justifiât son enthousiasme. Très calme cependant (et donc quasiment sans vie), car à l’abri de la rue par de hauts murs recouverts de tessons de bouteille : quand je vous dis que ce n’est si éloigné que ça d’une prison. Aurait-on peur que les "pensionnaires" ne prennent la poudre d'escampette ?

Je suis donc hier mardi après-midi allé participer à l’hommage que faisait la Cinémathèque à l’actrice algérienne Nadia Kaci, vu un film, Viva lAldgérie, qui fut suivi d’un one-woman show de théâtre sur le thème du couple, suite de sketches, trois en français, deux en arabe. Je n’avais pas vu le film, ce fut donc une découverte. Il se passe à Alger en 2003, et raconte le destin de trois femmes qui habitent dans le même hôtel meublé : Papicha (extraordinaire Biyouna, déjà vue dans La source des femmes), ancienne danseuse de cabaret, rêve de relancer son cabaret, malgré les islamistes puritains ; sa fille Goucem (Lubna Azabal), travaille chez un photographe, est la maîtresse d’un médecin qui la mène en bateau et se console dans de folles soirées en boîte de nuit ; et Fifi, leur voisine, une prostituée (jouée par Nadia Kaci) dont un des clients est un policier. Toutes trois rêvent d’un avenir meilleur. Fifi entraîne Goucem chez une entremetteuse qui lui propose des veufs à marier… Mais Goucem est amoureuse de son docteur qui, lui, se partage entre une femme légitime et hystérique (on le serait à moins !), et au moins une autre maîtresse. Il ment à toutes, évidemment. Le seul défaut du film est qu’il est entièrement parlé français, ce qui rend sa crédibilité incertaine (seule Biyouna chante en arabe) : existe-t-il une version originale (La source des femmes puise toute sa force et son émotion dans le parler arabe) ?

Après le film, la pièce de théâtre, ou plutôt les sketches (apparemment rédigés à la suite d'un atelier où des Tangéroises et des Tangérois sont venus se confier), montrait la force du machisme dans la société marocaine d’aujourd’hui, et la difficulté d’être femme, malgré les progrès, en matière de divorce notamment. L’actrice (j’étais au troisième rang et la voyais donc en gros plan) jubilait. Curieusement, les premiers rangs étaient occupés par des hommes, dont beaucoup de jeunes, des habitués de la cinémathèque ; les femmes, très nombreuses, et en partie voilées, étaient au fond, comme si la séparation sexuée, très nette dans les rues, s’imposait aussi au théâtre. Et, le même soir, au restaurant, où j’ai mangé un pageot (ou dorade rose) grillé excellent, à la table voisine, deux Africains avaient invité deux Marocaines, et toute la conversation, que je n’ai pas pu m’empêcher de suivre, tant ils parlaient haut, tournait autour du sexe et des relations hommes/femmes. J’ai eu l’’impression de continuer les sketches de théâtre. L’un des Africains, surtout, insistait sur l’impossibilité de la fidélité masculine, et même féminine. Selon lui, tout homme était un Don Juan en puissance, et ceux qui prétendaient le contraire n’étaient que des menteurs, des fourbes et des dissimulateurs : « Dès qu'une occasion se présente, aucun homme ne la refuse ! Chassez le naturel, il revient au galop ! » Il parlait impeccablement le français (ce qui n‘était pas le cas des deux femmes, au français scolaire et laborieux), brocardait la virginité (« Trouve-moi une fille vierge ! Ça n’existe plus ! »), daubait sur le président français mort en plein orgasme (et me demandant son nom !), tandis que les jeunes femmes essayaient de parler sentiment et de dire qu’elles n’épouseraient qu’un homme qu’elles pourraient aimer. « Mais moi aussi, j’ai un cœur et du sentiment », rétorquait notre Don Giovanni. Bref, il draguait pour son propre compte et pour celui de son copain qui, lui, n’a presque pas ouvert la bouche. Il a payé les repas, ils sont repartis ensemble et, à mon avis, n’en sont pas restés là !




Je suis rentré à l’hôtel pour continuer Le temps des erreurs. L’époque de Choukri (les années 50 et 60) est formidablement recréée dans ce roman autobiographique, suite du Pain nu, que j’avais lu autrefois. La misère est omniprésente, et donc le rêve : "Dans les baraques, la seule ambition et toute la fortune, c’est la beauté du rêve, éveillé ou en dormant. Les pauvres sont les vrais rêveurs. Dans leurs petites coquilles, ils rêvent de grands espaces, de richesses, de festins somptueux, de fêtes tapageuses où l’on danse jusqu’à l’évanouissement. Vaines chimères, illusions délirantes". La description de la famille (le père, cossard et violent, la mère, tuberculeuse, les frères et sœurs qui essaient de survivre) est très forte : "Ici, la douleur est partout, dans les sourires forcés, les gestes brisés, les gestes vagues". Quant à la cour des miracles qui les entoure (voleurs, clochards, prostituées, ivrognes, fumeurs de kif, tout le petit peuple qu’il côtoie), je ne suis pas sûr en observant un peu les rues ici que ça ait tellement changé. Mohamed Choukri s’en est tiré par l’étude (et que de peine quand on entre comme lui à l‘école à vingt ans ! Mais c‘est aussi la preuve que ce n‘est pas impossible, et que l‘analphabétisme n‘est pas une fatalité), il avait une faim phénoménale de lectures. Mais il n’a jamais oublié ces temps difficiles.

Je suis retourné ce matin à la librairie Les Colonnes, haut lieu mythique de la culture tangéroise, et ai acheté deux livres d'autres écrivains marocains : Abdellah Taïa et Mohammed Khaïr-Eddine. Les livres sont chers pour les Marocains, dont le pouvoir d’achat est cinq fois inférieur au nôtre. Aussi y a-t-il très peu de librairies. J’en avais déniché une autre hier, au hasard de ma déambulation, impossible de la retrouver aujourd’hui. Comme si je l’avais rêvée. Un petit vent frais s’est levé. La température au vent ne semblait pas dépasser 15 °. Et finalement, je suis allé manger à la Maison communautaire des femmes, Darna, presqu’à côté de la Cinémathèque. C’est une magnifique maison, qui a été restaurée et qui est gérée par une association pour aider les femmes et les enfants dans le besoin. Des ateliers et des formations sont mis en place afin qu’ils puissent en sortir pour laisser la place à d’autres. Et la cour intérieure abrite une restaurant de plein air (la cuisine est un des ateliers), dont les bénéfices vont à l’association. Le Petit futé a parfois de bonnes idées en signalant de telles adresses. J’y ai très bien mangé pour un prix modique dans un cadre enchanteur. En été, le figuier doit faire une belle ombre. Les feuilles commençaient tout juste à sortir, signe que le climat de Tanger est plus doux et frais : il paraît qu'en été la chaleur y est très supportable.

Reviendrai-je à Tanger, je n’en sais rien et ne regrette en tout cas aucunement ces trois jours. Peut-être tenterai-je le couch-surfing, pour faire la connaissance d’habitants du pays ? La ville de Mohamed Choukri a beaucoup changé, elle s’est étendue, les immeubles et résidences nouvelles poussent comme des champignons, il y a des grues partout ; seule la médina et ses abords ont gardé leur aspect d’antan. Et, est-ce un hasard, en me regardant dans le miroir, je me trouve reposé, presque rajeuni, alors que ces derniers temps, je n’osais plus me regarder quand je me rasais. J’étais comme le héros de Joseph Grandjean, dans Les grandes manœuvres : "Un matin, en me rasant, j'ai regardé ma gueule dans la glace, avec ses plis, ses os et ses broussailles, et je me suis dit mon vieux Mérolpe, il se pourrait bien que tu finisses par caner. Y a pas de raison". Oui, au fond, y a pas de raison, mais c’est peut-être pas pour tout de suite… Et ce genre d’échappée singulière (au double sens de faite en solitaire et de surprenante) me redonne une jeunesse perdue, ou peut-être simplement oubliée, et de me retrouver comme la rose du mystique médiéval : je ne me demande plus pourquoi je fleuris (ou vieillis) moi aussi, je deviens un "sans pourquoi".

Je m’offrirai de temps à autre de telles escapades !