jeudi 30 novembre 2017

30 novembre 2017 : les migrants seront-ils notre salut ?


Car tous les exils ne se valent pas : ceux qui veulent trouver quelque part où aller ne sont pas ceux qui veulent pouvoir aller n’importe où.
(Yves Cusset, Réflexion sur l’accueil et le droit d’asile, F. Bourin, 2016)

À force d’en croiser beaucoup, dans mon quartier, au centre ville, aux abords des gares, parfois assis par terre et regardant le sol, ou bien faisant la manche plus hardiment, debout en se déplaçant, je me dis que nous sommes englués dans ce qu’on appelle aujourd’hui le problème des migrants. Qui, pour moi, n’en est pas un, comme la misère d'ailleurs, ce sont tout simplement des questions qu’on ne veut pas prendre à bras le corps ; car si on veut, on peut : on a bien réussi à accueillir plus d’un million de migrants en 1962, les rapatriés d’Algérie ! Il est vrai que la République française faisait déjà le tri, et en a parqué une partie, les harkis, dans des camps qui ont longtemps perduré.
J’ai toujours été sensible à cette question, comme en témoigne mon petit essai sur Erich-Maria Remarque, Coupables d’être nés (p. 110 à 113 notamment dans mon livre D’un auteur l’autre), romancier de l’exil par excellence, celui des années 30 ; il y écrivait : "les grands problèmes de l’émigré sont la faim, le logement et le temps dont il ne peut rien faire puisqu’il ne lui est pas permis de travailler". La faim, oui, d’où la mendicité dans la rue (on peut toujours fermer les yeux et faire comme si on ne les voyait pas), le logement (paraît que les préfectures réquisitionnent les hôtels du type Formule 1, forme officielle des marchands de sommeil), d’où les campements plus ou moins salubres (qu'on détruit, mais qui repoussent ailleurs, comme les mauvaises herbes), quand ce n’est pas la belle étoile pour certains. Quant au permis de travailler, pas mal de sous-traitants et d’entreprises s’en passent pour exploiter sans vergogne une population corvéable à merci. Erich-Maria Remarque notait aussi : "la peur de la police ne quitte jamais le réfugié, même quand il n’a rien à redouter, même quand il dort".

On ne compte plus les films et les livres qui mettent en scène les migrants. Le film hongrois qui vient de sortir, La lune de Jupiter, de Kornél Mundruczó, n’évoque du problème que la violence qui caractérise leur accueil en Hongrie (mais c’est valable partout, mais ici en pire, on tire dans le tas), mais la teinte d’humanité grâce à une,touche de fantastique. 


Le héros, Aryan, qui a fui la guerre de Syrie avec son père, traverse le fleuve qui sépare la Serbie de la Hongrie. Aussitôt entré (non sans difficulté, car beaucoup de ses camarades se noient), il doit fuir dans la forêt, où il est tiré comme un lièvre par un policier. Mais, étonnamment, malgré ses trous rouges dans la poitrine, il se relève et s’envole, et découvre qu’il est doté de nouveaux pouvoirs de lévitation et de guérison. Il est sauvé momentanément par un médecin hospitalier, le Dr Stern, qui a besoin d’argent et pense pouvoir monnayer le don exceptionnel du jeune homme.
Il est certain que ce très beau film, merveilleusement filmé (longs plans-séquences, scènes de survol où la caméra tourbillonne, courses-poursuites en voitures dignes d’Hollywood, comme si le réalisateur avait voulu pervertir les codes du film d’action pour nous proposer une parabole ou une fable), en opposant la précarité des migrants et la violence dont ils sont victimes à l’espoir suscité par les envols d’Aryan, tel un ange d’un nouveau type (on pense au Christ ressuscité, d’autant plus qu’il annonce au docteur que son père était charpentier), nous réapprend à vivre avec les migrants : le docteur peu à peu va s’attacher au jeune homme, et l’être assez corrompu qu’il était va recouvrer sa part d’humanité et d'amour ou d'amitié, réaliser sa rédemption en somme, comme s'il était racheté de sa soif d'argent.
Dans un pays ultra-réactionnaire et raciste comme la Hongrie, dont le dirigeant Viktor Orbán mène une politique extrêmement dure vis-à-vis des migrants, on peut penser que le réalisateur, dans sa fiction, a trouvé la juste mesure pour tirer la sonnette d’alarme sur un fait de société qui nous touche tous. Et ceci sans démonstration, simplement par le fil d’une intrigue où les mouvements de caméra ne font que montrer : au spectateur de faire sa part de travail. J’ai été subjugué pour ma part. Mais je comprends que certains trouveront le procédé un peu artificiel, malgré les magnifiques scènes de lévitation.

mercredi 29 novembre 2017

29 novembre 2017 : Frantz Fanon le magnifique


La vertu surnaturelle de la justice consiste, si on est le supérieur dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme s’il y avait égalité.
(Simone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1966)


Raphaël Confiant, écrivain martiniquais, constate qu’aujourd’hui Frantz Fanon est un peu oublié, voire même occulté, notamment par l’affligeante intelligentsia française, plus préoccupée de parader à la télévision et dans les médias, plus avide de pouvoir et d’argent, que de se comporter comme des intellectuels, et donc de "produire du savoir d'une part et s'engager dans la transformation de sa société vers plus d'équité sociale et de liberté d'expression d'autre part". Frantz Fanon est tout de même l’auteur d’un des livres-phares du XXe siècle, Les Damnés de la terre, précédé d’une préface cinglante de Sartre. J’ai eu le bonheur de découvrir ce livre quand j’étais étudiant, et dans la foulée, j’ai lu aussi le formidable Peau noire, masques blancs, qui démonte magistralement la manière dont la colonisation a aliéné les noirs.

couverture de la dernière édition chez La Découverte

Aussi, pour rappeler la vie et l’œuvre de Fanon aux jeunes générations, Raphaël Confiant a choisi la forme d’une autobiographie imaginaire, romancée si l’on veut, puisqu’il y a des dialogues forcément inventés, de manière à pouvoir être lu par le plus grand nombre. Il rappelle que Fanon, âgé de dix-huit ans, s’évada de la Martinique vichyste pour s’engager dans les forces de la France libre, il fut d’ailleurs médaillé de la seconde guerre mondiale par le colonel Salan (ironie du sort, celui qui fut un des bourreaux du peuple algérien en lutte), puis qu’il fit des études de médecine et de psychiatrie à Lyon. Nommé à Blida, il introduisit chez les patients musulmans les méthodes nouvelles de social-thérapie et de psychothérapie institutionnelle dans le milieu hostile des chefs de service formatés aux électrochocs, camisoles de force et chaînes qu’on imposait aux aliénés. Très rapidement, il prit fait et cause (d’abord en secret) pour les rebelles algériens, devint un compagnon de route des indépendantistes, finit d’ailleurs par démissionner (il aurait sans doute été assassiné comme bien d’autres intellectuels engagés, et fut d’ailleurs frappé par plusieurs attentats qui le visaient) et par s’engager directement avec eux, devenant algérien, aussi bien comme médecin soignant les blessés que comme penseur et représentant officiel du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) auprès de diverses instances, notamment panafricaines. Une leucémie myéloïde eut raison de lui, malgré des soins à Moscou d’abord, puis à l’hôpital de Bethesda, aux États-Unis, où il mourut en 1961. Son corps fut rapatrié à Tunis, puis convoyé au-delà de la frontière pour être enterré, selon ses vœux, en terre algérienne. Il y repose désormais dans le cimetière des martyrs de la guerre d’indépendance.

 
C’est ce parcours étonnant (une insurrection de l’âme, comme l’indique le titre complet du livre : L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex, Caraïbéditions) que Confiant relate dans une construction très originale, éclatée, avec de nombreux retours en arrière, puisqu’on commence par les scènes de l’hôpital où Frantz Fanon allait mourir. Il est très affaibli, son dernier livre, Les Damnés de la terre, dicté dans l’urgence, vient d’être publié par Maspéro, et aussitôt saisi par la justice, mais un exemplaire lui en parviendra juste avant sa mort
 Fanon fut toute sa vie exigeant, intransigeant, même. On le voit donc à l’œuvre, aussi bien dans ses jeunes années martiniquaises que pendant la guerre (où il est profondément choqué par le blanchiment par De Gaulle du défilé de la victoire, les soldats marocains et sénégalais en étant écartés), puis dans ses années d’étude, où il s’abreuve tout autant de philosophie (il suit les cours de Merleau-Ponty) que de médecine. L’arrivée en Algérie en 1953 fut pour lui le choc décisif. Il y rencontre une population "indigène" déshumanisée, aliénée, abrutie (et pas seulement les "fous" dont il doit s’occuper) par le système colonial et le racisme institutionnalisé. Il apprend rapidement le massacre de Sétif en 1945, totalement occulté par les pouvoirs publics, et dont les séquelles se retrouvent chez ses malades. Il va se balader dans les quartiers (quasi bidonvilles) indigènes, ce qui le rend suspect aux yeux de ses confrères, de la police puis de l’armée (car Fanon finit par appeler aussi à l’insoumission contre cette guerre qui ne disait pas son nom, et il enrageait de voir les jeunes appelés antillais venir renforcer l’armée française). Car, après la Toussaint 1954, la guerre s’installe (intitulée "pacification" !), avec son cortège d’attentats d’un côté, de représailles sanglantes de l’autre (arrestations arbitraires, torture institutionnalisée, bombardements au napalm, villages entiers détruits...).
L’auteur produit un texte qui nous happe, nous faisant vivre de l’intérieur la pensée en action de Fanon, avec un luxe de détails et de références à ses nombreux textes (notamment les articles qu’il écrivit pour des revues de psychiatrie). Il met ainsi en perspective un itinéraire hors du commun. Celui d’un des plus grands intellectuels engagés de l’après-guerre, et Sartre ne s’y est pas trompé. Et en même temps d’un être humain d’une qualité exceptionnelle, ne pouvant accepter de vivre dans le mensonge et le déni. Il avait bien tenté de revenir en Martinique en 1951, une fois ses études terminées, mais il fut écœuré par ses collègues médecins et leur mépris des pauvres, aussi bien que par les bourgeoisies de couleur (la petite et la grande), prêtes à toutes les compromissions pour conserver les quelques privilèges que la métropole voulait bien leur octroyer. La violence coloniale était pourtant encore là et Fanon aurait bien voulu innover en matière de psychiatrie adaptée à la situation, ce qu’il put faire en Algérie, pendant quelques années, en réorganisant complètement son service, en écoutant les malades, en y créant un café maure, du chant, du théâtre.
On se dit, en achevant le livre, que Fanon et son intégrité nous manquent cruellement aujourd’hui. Dans le vide intellectuel et politique sidéral où nous baignons, il nous aiderait à mieux comprendre notre monde, à mieux saisir les mécanismes du néo-colonialisme, le problèmes des migrants, peut-être même le terrorisme. À pointer du doigt les méfaits de la télévision et des grands médias, du libéralisme et de la mondialisation, de la technologie triomphante. Lui qui appliquait à la lettre la phrase citée en exergue de Simone Weil, il aurait peut-être plus de mal aujourd'hui, dans un monde où l’être humain est oublié, voire nié ; en effet, il écrivait : "Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me sens solidaire de son acte".

J'ajoute que d'avoir lu Frantz Fanon avant mon séjour en Guadeloupe m'a grandement aidé à me comporter là-bas pendant mon séjour.

samedi 25 novembre 2017

25 novembre 2917 : VENDREDI NOIR (Black Friday)


Pour se libérer, il faut se savoir esclave.
(Alexandre Jollien, Le philosophe nu, Seuil, 2010)

Je pensais à cette phrase hier, lors de ce vendredi noir, très noir. D’abord parce que toute la presse, les médias audio-visuels, internet et la publicité (mais les trois premiers cités ne sont-ils pas uniquement des sacs à pub ?) n’ont que l’expression Black friday en tête (quand cessera-t-on de copier les conneries américaines ? Halloween a complètement décérébré nos enfants, les blockbusters de cinéma US nos ados, et maintenant on s’attaque aussi aux adultes. Il ne nous reste plus qu’à élire un Trump français et le tour complet sera joué !), avec son cortège de frénésie d’achat pour ceux qui s’y risquent et d’énorme frustration pour ceux qui ne pourront pas ! J’ai eu envie ce matin de préparer un écriteau : RÉVEILLEZ-VOUS ! HALTE À LA CONSOMMATION INUTILE ! DONNEZ PLUTÔT À LA BANQUE ALIMENTAIRE ! Mais on m’aurait sans doute pris pour un fou, et comme j’entendais à la radio Raymond Depardon parler de son film 12 jours qui sort bientôt (ça parle de la réalité et, de ce fait, les ados n’iront pas le voir), je me voyais déjà enfermé en psychiatrie par contrainte : pas mèche que tous ces publicitaires à la con le soient un jour ! 

Black Friday 2017 [Direct] : les promos qui valent (vraiment) le coup en France

 
Vendredi noir aussi parce que le temps est à la pluie, que je me suis réveillé à 1h du matin avec des crampes qui ont mis du temps à se dissiper, que le moral est de nouveau en berne malgré (ou à cause des) les bons films que je vois au Festival de Pessac, où comme souvent dans ces festivals, les films optimistes sont rares (sous le prétexte fallacieux qu’on ne fait pas de bons films avec de bons sentiments, ce qui reste à démontrer)…
Heureusement, il y avait les dames (où sont les messieurs ?) de la banque alimentaire au supermarché. Voilà qui faisait chaud au cœur : est-il possible aujourd’hui, en ce Black friday, qu’on nous demande de donner ? J’en suis ressorti tout joyeux avec mes deux sacs pleins (alors que je n'avais rien acheté pour moi), car, comme le dit aussi Alexandre Jollien, "la joie m’a été donnée par l’autre, par les rencontres". Et des rencontres qui suscitent le don, la parole et le sourire, ça n’a rien à voir avec ces injonctions d’achat dictées par la publicité qui nous asservit. Il faut croire pourtant que nous aimons la servitude volontaire, puisque nous n’aimons rien tant qu’être connectés en permanence : j’ai fait mon petit sondage (qui vaut ce qu’il vaut), je me suis posté en ville et j’ai observé les passants rue Sainte-Catherine, je me suis arrêté à 300, car j’ai constaté qu’à partir de 100, le pourcentage ne variait que très peu. 3 personnes sur 4 avaient leur smartphone à la main, le regardaient et tapotaient dessus parfois, une partie avait en outre des écouteurs qui y étaient reliés.
J’en reste ébaubi, pour utiliser un vieux mot. Dans le tram, j’ai toujours envie de leur demander : « Qu’est-ce que vous regardez dessus ? » Ça reste un mystère absolu pour moi. Il est vrai qu’avec souvent un livre ouvert en main (mais pas quand je marche quand même), je dois représenter, pour ces parfaits représentants de la majorité humaine actuelle, un aussi grand mystère. Je dois être un alien, pour utiliser leur terminologie. En tout cas, un être bizarre ; si, en plus, ils savaient que je n’ai pas de voiture, que j'achète encore des livres, que je ne regarde pratiquement jamais la télévision, que je ne vais jamais en boîte de nuit, qu’il m’arrive d’aller dans un musée, au théâtre et à l’opéra, que j’enrage de voir qu’on est obligés de faire sa déclaration de revenus sur internet, que j’achète de temps en temps des disques (pourquoi faire, me diraient-ils, j’ai toute la musique du monde sur mon smartphone : oui, mais moi, je ne veux pas toute la musique, je veux seulement quelques musiques, celles qui me plaisent et que j’ai envie d’écouter, c'est sacré, l'écoute, comme la lecture, le spectacle, l'amitié, l'amour), et que je n’aime rien tant que le silence, alors là !
On me répondrait : « Mais faut sortir du Moyen Âge, mon gars, on est au XXIème siècle ! Faut sortir de ton trou. Faut être connecté ! Regarde tout ce qu’on peut faire avec cette petite machine ! » Et de me faire miroiter toutes les merveilles (les fameuses applis) de la technologie actuelle. Et je leur répondrais : « OK, OK ! Mais comment se fait-il qu’on ne peut pas parler au téléphone à EDF, GDF, la mutuelle et la majorité des organismes institutionnels dont on a besoin, sans tomber sur un robot incapable d’apporter une réponse à nos demandes ? Où elle est, la connexion ? » Oui, où est passée l’humanité, le contact, le lien ? Où, où, où ?…
Décidément, c’est vraiment un vendredi noir...


vendredi 24 novembre 2017

24 novembre 2017 : survol de mes dernières péregrinations


Pour des esprits vivants, rien ne peut être plus terrible – et ce n’est pas une simple hypothèse, mais la réalité qui concerne des millions d’êtres humains – que de vivre dans le monde de la quantité où tout est mesuré par le chiffre, non par la valeur intrinsèque (l’homme évalué en fonction de son salaire, la qualité d’une opinion par le nombre, la valeur d’un livre ou d’une œuvre d’art par le chiffre de vente...), hors de l’esprit, hors de la pensée.
(Christine Jordis, William Blake ou l’infini, Albin Michel, 2013)


Avant de procéder d’ici quelques jours à un compte rendu des Rencontres internationales du Film d’histoire de Pessac (20-28 novembre 2017), je reviens sur mes récents déplacements.

une des fresques d'Orgosolo
D’abord la Sardaigne : en dépit du décès de mon frère, qui m’a affecté plus que je ne pensais, j’ai beaucoup aimé ce pays, probablement assez semblable à la Corse au point de vue du relief : une île assez grande et très montagneuse. Les paysages m’ont paru grandioses, quoique très austères, à cause sans doute de la sécheresse persistante (il paraît qu’il n’avait pas plu du tout depuis le début de l’année, nous avons donc essuyé quelques averses, surtout en soirée, les premières, selon les insulaires, qui les attendaient avec impatience, car les rivières et retenues d’eau étaient au plus bas !). J’ai aussi beaucoup aimé les habitants, fiers de leurs nombreux dialectes (au moins seize sur l’île, ils apprennent l’italien à l’école) et de leur identité, même s’ils ont de plus en plus de mal à trouver du boulot. La saison touristique est trop courte (notre hôtel en était, fin septembre, à sa dernière semaine d’ouverture) et les métiers ou travaux traditionnels ont quasiment disparu. Résultat, une hémorragie de la population, qui diminue chaque année, les jeunes partant sur le continent !

notre station balnéaire

Dans les excursions, j’ai particulièrement aimé celle de Nuoro, faite en autocar, avec la visite du musée ethnographique, puis la visite de Orgosolo, célèbre dans les années 50 par les enlèvements pour rançon (cf le beau film de Vittorio de Seta, Banditi a Orgosolo, 1961), mais aussi par ses fresques murales que l’on peut voir tout au long de la grand rue, souvent à teneur sociale et contestataire, et par ses élevages de moutons et de porcs en plein air et en toute liberté. Et nous avons eu droit au festin offert par les bergers d’Orgosolo : charcuterie, fromage, agneau rôti et cochon de lait grillé, le tout mangé avec les doigts, un régal absolu (et tant pis pour les végétariens !). Un très beau moment (en tout cas pour moi)...

pique-nique à Orgosolo (l'ami Christian à gauche)

Deuxième excursion, cette fois en voiture : vers les restes archéologiques de Buromini, où nous sommes allés à la rencontre des géants de la civilisation nuralgique, qui a occupé les lieux pendants les deux millénaires qui ont précédé notre ère. Tout un village a été mis au jour : la cité de Nuragui. J’ai trouvé ça magnifique, ces tours, ces murs de pierre, ce silence. La troisième, en autocar, nous a amenés vers l’archipel des îles du Nord, proches de la Corse. La guide nous avait beaucoup alléchés pendant les deux heures de route, notamment pour la visite de l’île de la Maddalena (dont Bonaparte tenta en vain de s’emparer en 1793), où on trouverait la maison de Garibaldi ! Résultat, on a fait une excursion en ferry, avec arrêts prolongés sur les plages des îles désertes (où j’ai oublié mon appareil de photo !!!) et un arrêt bref sur la fameuse Maddalena, où, faute de temps, nous avons pu uniquement admirer le boulet de Napoléon, précieusement conservé dans la mairie.

ruines de Nuragui, près de Buramini
Pour les autres jours, je me suis contenté de découvrir la station balnéaire proche de notre hôtel et de me balader sur les rochers vers le nord et vers le sud. J’y ai rencontré deux Suissesses d’une quarantaine d’années qui rongeaient leur frein, leurs maris ayant amené leurs motos et se régalant, paraît-il, sur les routes montagneuses, pendant qu’elles se contentaient de ma compagnie ou de celles d’autres touristes. Globalement, la nourriture de l’hôtel était bonne (quoique largement internationale) comme en Sicile. Voilà un endroit où on mange bien ! Y reviendrai-je ? J’avoue qu’y randonner à vélo me siérait bien.

Ubu roi
De mon voyage vers le sud-est, j’ai déjà dit tout le bien que je pensais du Cinémed. Mon passage à Lyon m’a permis de retrouver mon fils et mes vieux amis de voyages au long cours : Jean du cargo de 2013 (cf mes pages de blog du 12 au 26 mars 2013), et Fortune, la "vieille dame" de Tanger (cf mes pages de blog du 5 au 7 mars 2012). J’ai pu visiter l’atelier d’artiste de Mathieu dans un collectif : ils sont une vingtaine à travailler individuellement et parfois ensemble. Nous sommes allés voir ensemble Ubu roi au TNP de Villeurbanne, joué dans un décor surchargé, mais pas si mal. Et Mathieu m’a baladé dans Lyon (il y a un jour où nous avons fait plus de 22 km à pied ), où nous avons visité le musée d’art contemporain et mangé dans des restaurants chinois et japonais. Tant pis pour les fameux "bouchons" lyonnais, ce sera pour une autre fois.

L’ange exterminateur
 
Enfin le week-end dernier, j’étais au Mans où j’ai retrouvé mon ami Philippe Bouquet, grand traducteur du suédois (quelques 150 livres à son actif) et qui vient de décider, à cinquante ans, de prendre sa retraite. Il faut dire que six ou sept de ses dernières traductions lui ont bien été payées, mais n’ont toujours pas été publiés et ne le seront peut-être jamais ! Il m’a magnifiquement reçu, m’a emmené voir au cinéma la retransmission depuis le Met de New York de l’opéra de Thomas Adès L’ange exterminateur (d’après le film de Bunuel), qui m'a bien plu, et le lendemain l’extraordinaire documentaire de Frederick Wiseman sur la New York Public Library Ex libris : The New York Public Library, qui m'a enchanté : nous n’étions que cinq pelés et les seuls à être restés jusqu’au bout de ses 3 h 17 mn ! Ça m’a passionné, surtout pour découvrir le rôle éducatif et social dévolu à la Bibliothèque de New York et à ses annexes, notamment dans les quartiers. On en est loin, en France !


De bien beaux déplacements...



jeudi 23 novembre 2017

23 novembre 2017 : William Blake ou l'infini de Christine Jordis


Quel genre d’hommes, se demande-t-il depuis son siècle, a produit notre société de consommation, notre idéologie du profit ? On l’entend nous répondre : des « spectres ».
(Christine Jordis, William Blake ou l’infini, Albin Michel, 2013)



Quel étrange personnage que ce William Blake, avec qui j’ai vécu – le mot n’est pas trop fort – pendant quelques jours, le temps de lire la belle biographie intime et aussi essai interprétatif que lui a consacré Christine Jordis.
Ce fils de bonnetier, né à Londres en 1757 fut le contemporain 
des turbulences de l’Europe, la Révolution française en premier lieu, mais aussi les révoltes luddites en Angleterre. Dessinateur, peintre, graveur, poète, cet artiste complet vécut méconnu, dans la pauvreté volontaire ("Je souhaite ne rien faire qui ait pour but le profit. Je souhaite vivre pour l’art. D’ailleurs je ne veux rien. Je suis complètement heureux") jusqu’en 1827, espérant changer le monde à sa manière. Être fantasque, excessif, révolté, sauvage, illuminé, traité de fou (James Joyce écrira à son sujet : "S’il faut taxer de folie tous les grands esprits qui ne croient pas au matérialisme expéditif actuellement en vogue, avec la prétention béate de l’étudiant préparant une licence de sciences exactes, il restera bien peu de choses de l’art et de la philosophie mondiale"), trop démesuré  pour ses contemporains, il ne survécut que grâce à son travail acharné, les commandes que lui procurèrent des amis, et la sollicitude bienveillante de son épouse Catherine : "Puisque l’homme ne vit pas seulement de pain, je vivrai même de manque de pain – rien ne m’est nécessaire, hors de faire mon Devoir ["mon art"] et de me réjouir dans la joie débordante qui est toujours déversée sur mon Esprit."


Christine Jordis nous entraîne dans un parcours généreux, étudiant aussi bien l’homme que l’œuvre, particulièrement inséparables chez cet artiste. Ses gravures de visionnaire (il affirmait avoir vu Dieu et était persuadé de le rejoindre un jour : "Malgré tout, je ris et chante, car si je suis négligé sur la Terre, dans le Ciel, je suis un Prince parmi les Princes"), souvent très sombres et violentes, où se décèle l’influence de Dürer, décrivent la perte de l’unité originelle de l’homme avec Dieu et la dichotomie matière/esprit, qu’il s’efforça de concilier par le biais de l’imagination. Il est avant tout idéaliste, très éloigné des rationalistes et des matérialistes (Kathleen Raine écrivit dans un essai sur Blake : "L’idéologie matérialiste de l’Occident est une mutilation de la conscience qui rend impossible de ressentir le monde comme vivant, elle fait de la connaissance une formule, non plus une expérience") du siècle des Lumières. Newton était sa bête noire. Non, l’homme n’est pas que matière. Ni qu’esprit. Il le martèle constamment !
Blake fut un révolté, un des premiers contre l’injustice sociale, et aussi férocement anticlérical et contre la royauté. Et par-dessus tout contre l’argent, dont il devine le pouvoir aliénant : "Libérer l’humanité asservie, soumise au dogme de la quantité, pour la rendre à l’art et à la poésie, c’est-à-dire à la vie dans sa totalité, telle était la tâche prophétique de Blake", nous rappelle l’auteur. D’où la redécouverte de cet artiste-poète de génie par la Beat Generation américaine dans les années 60. Blake préfigure en effet la philosophie du Nouvel Âge, terme qu’il emploie. Christine Jordis examine de près la filiation, tout en insistant sur la radicalité de l’artiste incompris 
et du poète révolté. Inutile de préciser que le livre est rigoureux dans son refus des simplifications. Pour moi qui n’avais jamais lu Blake, c’est une vraie découverte. Écoutons son appel à la jeunesse : "Levez-vous, jeunes gens du Nouvel Âge ! Dressez-vous contre les mercenaires ignorants ! Car il y a des mercenaires à l’Armée, à la Cour, à l’Université, qui, s’ils le pouvaient, rabaisseraient le pouvoir de l’esprit et prolongeraient la guerre des corps !"
Christine Jordis indique bien les liens indissociables entre l’artiste et le poète chez Blake. Partout, on retrouve l’idée que le divin réside chez l’être humain (l’Homme-Dieu), à l’intérieur de lui : c’est la poésie qui en est le signe manifeste. D’où chez Blake, le sens aigu de la liberté de conscience, notamment contre les églises établies et le clergé. L'auteur note que, dans "son adresse publique : un brûlot, si on le lit de près, car Blake y démonte le système, comme il l’appelle, et décèle ce qui va devenir le fonctionnement principal du monde moderne : la marchandisation. La conversion de l’art en argent, son enrôlement au service de la vente, du tapage, du profit, son évaluation en termes de chiffres – le règne de la quantité".
La puissance de l’esprit était telle chez lui qu’il mourut dans la joie, comme l’ont rapporté ceux qui étaient présents : "se tournant vers Catherine qui pleurait, [il] lui dit : « Ne bouge plus, Kate ! Reste comme ça, je vais faire ton portrait – car tu as été un ange pour moi. » Quand il eut terminé, il posa son carnet et commença de chanter des hymnes et des poèmes. Catherine les décrivit plus tard comme "des chants de triomphe et de joie". « Ils ne sont pas de moi, mon aimée, non, ils ne sont pas de moi !» lui dit-il."
L’influence de Blake se fait sentir notamment chez Aldous Huxley dans Les portes de la perception (encore un livre redécouvert dans les années 60) ou chez un cinéaste comme Jim Jarmusch (le héros de Dead Man s’appelle justement William Blake), et très probablement chez pas mal d'artistes de notre temps et du siècle passé. Et peut-être aussi chez nombre de nos contemporains, notamment ceux qui prônent la décroissance si nous en croyons la citation de Christine Jordis placée en exergue.
Il reste à le lire, à examiner ses productions artistiques dans les livres ou dans les musées !

jeudi 16 novembre 2017

16 novembre 2017 : en état d'urgence


conclusion qui s’impose : il n’y a absolument rien à attendre du vote “démocratique”.
Déjà Napoléon III, en 1850, avait vu que le suffrage universel était, non pas l’horreur que la bourgeoisie bien-pensante imaginait qu’il était, mais une véritable bénédiction, une légitimation inattendue et précieuse des pouvoirs réactionnaires. […] Napoléon le petit avait découvert que dans des conditions historiques à peu près normales, à peu près stables, la majorité numérique est toujours fondamentalement conservatrice.
(Alain Badiou)

Je ne sais pourquoi, ce texte d’Alain Badiou, que j’avais noté sur mes tablettes, m’est revenu en mémoire en voyant le beau film solaire de Marine Francen, Le semeur. Ce film "historique" commence en effet quelques mois après le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte" du 2 décembre 1851 : un village cévenol est vidé de toute sa population masculine, déportée en Algérie et en Guyane par les gendarmes. « L’état d’urgence est proclamé, nous avons tous les droits », répliquent-ils aux femmes interloquées qui tentent de s’interposer (ça n’a pas changé en 2017 !). Leur crime : ils sont républicains, et un des hommes, le père de l’héroïne, sait lire et donc il est considéré comme un meneur dangereux ; il a d'ailleurs appris à lire à sa fille Violette ! Il reste aux femmes et aux enfants restants à s’organiser pour continuer les travaux des champs, soigner les bêtes, récolter les moissons et tenter la survie hivernale qui va suivre. 

 
Elles y arrivent tant bien que mal, mais souffrent de l’absence d’hommes, surtout les jeunes femmes qui font le serment que si un homme vient à passer (berger, colporteur ou autre), elles le retiendront pour se le partager. Je vous laisse découvrir la suite. Non seulement le film est beau, mais il y souffle un air de féminisme pas si surprenant que ça en ce milieu du XIXe siècle qui vit fleurir, à la suite de George Sand, les belles figures de Flora Tristan, André Léo et Louise Michel. Quand l’homme inespéré est contraint de repartir (après le retour de quelques survivants des bagnes), non sans avoir fait un enfant à Violette et à Rose, il laisse un mot à Violette : « Tu diras à notre enfant qu’il est né de l’amour d’un homme et d’une femme libres ! » Nous n’étions que quelques pelés dans la salle : pas de comédiens connus pour attirer le chaland. Mais on en sort ayant chaud au cœur, ce qui en cette saison qui commence à fraîchir, ne peut pas faire de mal !

Quant au film algérien En attendant les hirondelles, de Karim Massoui, il dresse au travers d’un scénario ingénieux, le portrait en creux d’une Algérie contemporaine, entre magouilleurs et bidonvilles, tradition et modernité, machisme ordinaire et féminisme qui pointe son nez. On suit d’abord les pérégrinations d’un entrepreneur de chantiers, Mourad, sexagénaire divorcé et remarié, qui vient d’empocher un nouveau marché de construction d’un hôpital, mais qui se trouve soudain confronté à la violence : il assiste, médusé et impuissant, au tabassage en règle d’un jeune homme, tandis que son propre fils, qui veut abandonner ses études de médecine, est victime d’un accident de moto. Puis on suit Djalil, le chauffeur de taxi, amoureux transi d’Aïcha, qui se voit contraint d’emmener cette dernière vers le village de ses noces avec un autre. Enfin, on suit Dahman, un médecin reconnu, qui est soudain rattrapé par le passé des années de plomb, alors qu'il va enfin se marier : à l'époque d'un autre état d'urgence, quand les élections avaient été annulées, il a assisté, impuissant, au viol collectif d’une femme par les rebelles islamistes.

 
On voit que le scénario puise (comme chez le Hitchcock de Complot de famille) dans trois histoires distinctes dont on se dit qu’elles vont bien se rejoindre à moment donné. Mais là n’est pas l’objectif du film : ce n’est pas un thriller, mais une radiographie de l’Algérie contemporaine, vue à travers un "road movie" qui nous balade de la capitale aux paysages somptueux et désertiques des environs de Biskra, une Algérie qui n’en finit pas de panser ses plaies. Le tout filmé avec justesse et subtilité, et sans la moindre nuance de réalisme misérabiliste ni de thèse à développer. Non, du vécu seulement. On se laisse porter par les voitures qui nous véhiculent là où il se passe quelque chose, et où va se modifier le point de vue des héros de ces histoires. Très beau film, ambitieux, et là, la salle était quasiment pleine !

Dans les deux films, les acteurs, inconnus, sont époustouflants !