samedi 26 novembre 2016

26 novembre 2016 : "La condition de l'homme", de Kobayashi


On n’envoie plus, comme au temps de Jean Valjean, les voleurs de pain aux galères. Mais au pays des 360 fromages, on ne badine pas avec les voleurs de chèvre. Pour une petite bûche, un jeune homme de 22 ans, qui n’avait pas mangé depuis trois jours, a été envoyé pour trois mois en prison.
(Cerises, 25 novembre 2016)

La condition de l’homme est sans doute le plus long des films de fiction (si l’on excepte les films à suites du type Star wars) : environ 560 minutes, soit près de 10 heures. Pour la commodité des projections en salle, le film a été divisé en trois parties : Pas de plus grand amour, Le chemin de l’éternité et La prière du soldat.

 
Le film se déroule entre 1943 et 1945 en Mandchourie annexée, colonisée et occupée par l’armée du Japon impérialiste et raconte l’odyssée de Kaki, jeune homme idéaliste. Kaji a accepté d'aller travailler dans une usine sidérurgique de Mandchourie de Manchourie, car, opposé à la guerre, ça devait lui permettre d’être exempté de service militaire et de se marier avec Michiko, qui l’a suivi. Profondément humaniste, il est non seulement farouchement opposé à la guerre, mais aussi à la condition d’esclaves des ouvriers chinois de l’usine, dont il tente d’humaniser le sort. La guerre tournant mal pour le pays, les militaires imposent d'augmenter la production de 20 %, en faisant travailler aussi les prisonniers de guerre. Les militaires mènent la vie dure à Kaji, qui finit par être jeté en prison pour s'être interposé par humanité : on le libère, mais pour l’incorporer dans l'armée. Il y est méprisé, maltraité par ses supérieurs, soumis à des brimades à cause de son humanisme. Il participe à des marches d’entraînement épuisantes, qui entraînent le suicide d’un soldat. Après le 8 mai 1945, le Japon doit de plus se battre contre les soldats russes, nettement mieux armés. La brigade de Kaji est décimée, et il se retrouve avec une poignée de rescapés à essayer de trouver un chemin vers le Sud, sans autre but qu’une fuite éperdue devant l’avance soviétique (et peut-être d’essayer de rejoindre sa femme). Le petit groupe se retrouve au milieu de quelques fuyards, des civils, hommes et femmes, qui s’agrègent à eux. Ils meurent de faim, trouvent un village où il y a encore de la nourriture. Mais ce n’est qu’un feu de paille, et Kaji et son groupe sont faits prisonniers. Dans le camp de prisonniers, Kaji va de nouveau subir des brimades, il finit par s’évader, puis n’en pouvant plus, il se couche dans la neige, le froid et le vent et ne se relève plus.
Le film est donc à la fois une dénonciation de l’impérialisme industrialo-militariste et celle d’un certain idéalisme, celui de Kaji, qui se révèle totalement utopiste dans une période où la réalité se fait aussi bien implacable qu’absurde. Que ce soit dans l’usine, dans l'armée japonaise, dans le camp de prisonniers, les essais de Kaji pour obtenir un meilleur traitement des ouvriers, des soldats et des prisonniers, sont bousculés par la hiérarchie, par la violence des hommes et des événements.
La Condition de l’Homme de Masaki Kobayashi est non seulement le film le plus long ayant connu une large exploitation commerciale, mais c’est un film extraordinaire. Mathieu l’ayant emprunté en dvd à la Bibliothèque universitaire de Talence, nous avons pu regarder cette épopée, très populaire au Japon, tirée d’un roman autobiographique de Junpei Gomikawa non traduit en français (on se demande pourquoi). Sorti en 1959, tourné dans un style très graphique qui combine un noir et blanc magnifique et l'écran large, le film se présente comme un réquisitoire contre l’impérialisme japonais (que j’avais évoqué dans ma critique de L’impérialisme, spectre du XXe siècle, chronique du 2 mars 2014), mais surtout nous interroge sur la nature de l’être humain, sur l’idéalisme et l'humanisme contrecarrés quand la société devient inhumaine (temps de guerre, de famine, d’oppression sociale, de terreur et de torture, de brimades, d’emprisonnement, d’exil et de migration, de racisme et de xénophobie, de prostitution et de viols, toutes choses qu’on voit dans le film, mais au fond la société peut-elle être humaine même en temps "normal" ?) au point que chacun, pour survivre, doit d’opprimé, devenir oppresseur, ou être les deux alternativement ou en même temps. Kaji n’y échappe pas. N’est-ce pas notre cas à tous ? Le titre original, Ningen no jôken, signifie, paraît-il : "la condition qui permet à un individu de devenir un homme digne de ce nom". Il est des situations où cette dignité recherchée n’existe peut-être pas.
Un des plus beaux films que j’ai vus : malgré sa longueur, il est passé comme une lettre à la poste. S’il ressort sur grand écran ou dans un festival de cinéma, j’irai le revoir !

vendredi 25 novembre 2016

25 novembre 2016 : lectures en vadrouille 3


La ferveur, le feu, ne sont pas des choses qui durent. La vie a vite fait de les étouffer comme on étouffe un feu de prairie.
(Gabrielle Roy, Ces enfants de ma vie, Boréal, 2013)

Je vais avoir bientôt 71 ans. Est-ce pour cela, et pour mes souvenirs d'école primaire de campagne et d'internat de lycée - où sans être un élève difficile, je me considérais comme un jeune sauvageon enchaîné à mon pupitre -, mais le livre de Gabrielle Roy, si rempli d'amour pour les enfants de toute nature qui lui étaient confiés alors qu'elle était toute jeune institutrice, m'a transporté dans un autre temps : celui de mon enfance et de ma jeunesse...
Il n'y a pas beaucoup de livres qui nous y ramènent... Dans mes lectures (nombreuses pourtant) de ces dix dernières années, depuis que je suis en retraite, je ne vois que le merveilleux roman-fleuve de Romain Rolland, Jean-Christophe, ou celui d'Henri Bosco, L'enfant et la rivière. Il faudra y ajouter Ces enfants de ma vie, que j'avais acheté à la Librairie du Québec lors d'un séjour parisien, et que je viens de lire, enfin, commencé pendant ma dernière vadrouille et achevé à Bordeaux, dans le calme de mes soirées monacales. Peut-être faut-il avoir un certain âge, ou du moins avoir "vécu", comme on disait autrefois, pour en saisir toute l'âme enchantée (tiens, encore un titre de Romain Rolland), tout ce qui se cache sous l'écriture, la finesse des perceptions, la justesse du ton employé, la délicatesse des sentiments évoqués.


Gabrielle Roy (1909-1983) est une romancière canadienne d'expression française. Elle fut institutrice rurale dans le Manitoba à la fin des années 20, époque où l'immigration était importante : "En repassant, comme il m'arrive souvent, ces temps-ci, par mes années de jeune institutrice, dans une école de garçons, en ville, je revis, toujours aussi chargée d'émotion, le matin de la rentrée. J'avais la classe des tout-petits. C'était leur premier pas dans un monde inconnu. À la peur qu'ils en avaient tous plus ou moins, s'ajoutait, chez quelques-uns de mes petits immigrants, le désarroi, en y arrivant, de s'entendre parler dans une langue qui leur était étrangère." Elle rapporte dans Ces enfants de ma vie des portraits d'élèves qu'elle a eus : six en tout, à qui elle s'est efforcée d'ouvrir les yeux sur le monde et sur la connaissance, en ces lieux perdus (ils avaient souvent une longue trotte à pied pour rejoindre l'école) et cette période ingrate, qui précédait ou suivait la Grande dépression. 
On suit donc dans l'ordre : Vincento, le petit Italien effrayé par la rentrée scolaire, qui commence par donner des coups de pied à la maîtresse ; Clair, l'Irlandais si sage et trop pauvre pour donner un cadeau de Noël à la maîtresse ; Nil, le petit Ukrainien de six ans à la voix d’alouette, qui va chanter ses chansons ukrainiennes pour la mère de l'institutrice paralysée et lui redonner foi pour qu'elle marche à nouveau, et qui ramène le calme partout dès qu'il chante ; Demetrioff, le jeune Russe battu par son père et qui se révèle un artiste de la calligraphie ; André Pasquier, qui, à 11 ans, est l'homme de la maison (son père est absent et travaille sur des chantiers éloignés, sa mère, enceinte, doit rester couchée pendant toute sa grossesse, et il y a le petit frère de cinq ans à qui il apprend à lire : "vous allez voir, mamzelle, quand il viendra à l’école, il sera bien meilleur élève que moi").
Et puis le plus long récit (épisode intitulé Des truites dans l'eau glacée) concerne Médéric, l'adolescent rebelle qui vit avec un terrible père (sa mère, Indienne, est repartie dans sa tribu) et qui va faire découvrir à la jeune institutrice les secrets de la nature : "Le voici jouant au jeune adulte de 14 ans… J’avais 18 ans (…) il me dépassait d’une tête, et davantage dans bien des choses de la vie". Il tombe amoureux de son institutrice et va l'emmener dans une chevauchée vers les collines où il a l'habitude de vagabonder seul à la découverte des mystères des collines sauvages. Il va lui montrer les truites qui, dans l'eau glacée, se laissent prendre dans la main et caresser : "C’est un mystère, mamzelle ?" Cet amour très pur laissera des traces chez la maîtresse, qui part ensuite enseigner en ville, mais ne pourra jamais oublier cette expérience extraordinaire : "Je suppose qu’avant d’en venir à l’amour, on est saisi du pressentiment que viendra de ce côté-là l’essentielle souffrance de la vie et que l’on cherche, comme on peut, à s’en cacher, blotti en de frêles abris...".
L'institutrice est alors une toute jeune fille, qui vient à peine de quitter son enfance. Tous les élèves que l'auteur nous présente dans ces six nouvelles sont souvent fragiles ou malheureux, rarement bons en classe, mais elle sait trouver en chacun le talent à dénicher ou se montrer consolatrice. Cette école rurale de l'ancien temps, les parents, souvent originaires d'un peu partout en Europe, fraîchement immigrés, illettrés parfois et maîtrisant mal la langue du pays, tenaient à l'honorer en invitant l’institutrice à souper. Elle aperçoit ainsi en pénétrant dans l'intérieur de ces immigrants, toute leur misère et leurs difficultés, les espoirs qu'ils mettent dans l'importance de l’éducation, les sacrifices qu'ils font pour que leurs enfants aient une vie meilleure, et finalement la hauteur de sa tâche, à elle.

Un très grand livre, que je recommande vivement. Tous les aspirants instituteurs devraient le lire, et même les enseignants en activité ! Quand je disais qu'on peut très bien vadrouiller, et ne pas s"encombrer de lectures creuses...

jeudi 24 novembre 2016

24 novembre 2016 : lectures en vadrouille 2


il faut décoller chaque glissière au pied de biche en tapant dessus, provoquant un vacarme insupportable (en plus de celui habituel régnant ici) dans toute l'usine. Ils se plaignent de mal de dos, les pauvres, cela fait trois jours que ça dure cette comédie. Les pantins de la sécurité, ils sont où ? Ces types s'esquintent la santé dans l'indifférence de la direction qui s'en moque éperdument.
(Patrice Thibaudeaux, L'usine nuit et jour, journal d'un intérimaire, Plein chant, 2016)

Il y a des livres comme ça, qu'on a envie de faire connaître, de donner à lire. Finalement, ils ne sont pas si nombreux que ça, ces livres qu'on achète en plusieurs exemplaires pour les partager, ou dont on indique les grandes lignes.

L'usine, nuit et jour, de Patrice Thibaudeaux (paru dans l'excellente collection Voix d'en bas, créée par Edmond Thomas, avec une belle préface d'Henri Simon)), décrit le travail dans une usine de galvanoplastie (technique de traitement de la surface du métal destinée à empêcher son oxydation), une usine de sous-traitance d'une petite ville de province. L'auteur relate d'abord le travail des équipes de nuit, où une agence d'intérim l'a affecté. Puis, après une parenthèse, il est de nouveau intégré, cette fois, à une équipe de jour. Il décrit donc le boulot, le sale boulot, à la fois répétitif, dangereux et usant les cœurs et les âmes. Pas de romanesque là-dedans, du vécu, avec des notations au jour le jour, un témoignage donc, si on veut. Pour banale que soit la situation évoquée, on a rarement l'occasion de l'observer mise au jour sur du papier. Ces intérimaires dont il est question, qui les connaît, qui les voit, qui les entend ? Aussi, ce journal tenu par Patrice Thibaudeaux me semble avoir une grande valeur. D'abord parce qu'il est brut : aucun chichi stylistique ou littéraire (cependant il est bien écrit et très clair), mais essentiellement des faits, des sensations et quelques réflexions. On y voit dénoncée l'imposture du mythe du travail, on y contemple avec effarement la violence du système mise à nu, celle des employeurs (patronat de l'usine et boîtes d'intérim) et des petits chefs, l'ineptie des réunions de sécurité, les accidents non déclarés, aussi bien que le mal de vivre des ouvriers (fins de mois difficiles, alcoolisation, drogue, pour tenir). On se croit à mille lieues de la littérature : mais après tout, il existe aussi une littérature de témoignage, et celui-ci est parfois d'une virulence incroyable, et constamment accablant.
L'auteur y dénonce certains types d'attitudes, notamment l'individualisme, ainsi cette équipe où "les types y sont plus individualistes (avec les avantages et les tares inhérents à ce genre de comportement)", et laissent en plan les tâches difficiles pour l'équipe qui suivra (car on fait les trois huit). Il nous montre les abus illégaux, notamment, les débauchages d'intérimaires deux jours avant un jour férié : "ils ne veulent pas nous payer le lundi de Pâques (lundi prochain). Pour être payé un jour férié, il faut au moins avoir travaillé la veille, voilà tout. Ces fumiers ont tout calculé, normal, ils n'ont que ça à foutre de toute la journée ! Comme ça, avec un peu de chance, on retravaille mardi soir et le tour est joué, ils auront économisé du pognon, il n'y a pas de petits profits pour ces vautours !!!" Il dévoile la saleté, le bruit, le froid (ou la chaleur) qui obligent les ouvriers à se droguer pour tenir : "Certains en meurent du boulot ou de ce qu'ils prennent pour pouvoir tenir, d'autres tiennent le coup mais éreintés et malades doivent prendre le chemin du bagne : sinon plus de mission, plus de salaire et on sombre". Car on est à la merci des bureaucrates qui vous proposent ou non du boulot.
"Le jeune intérimaire nouvellement recruté est arrivé légèrement défoncé, apparemment, il a fumé du shit. Il nous dit que les flics lui ont retiré le permis, pourtant nous l'avons vu arriver au volant de sa voiture ! Ce n'est le seul dans ce cas ici, j'en connais même qui roulent sans assurance, ils n'ont pas assez de fric". Les salaires sont évidemment, extrêmement bas (encore plus avec l'intérim, car les jours non travaillés ne sont pas payés), ceci explique cela. Travailler dans la pénibilité explique que "la plupart s'évadent dans l'alcool et/ou la drogue. Tenir pour survivre, c'est le lot de presque tous ceux qui furent mes compagnons de travail". Et nul ne peut échapper par ailleurs aux fameuses réunions de sécurité, dont l'auteur se moque avec vigueur, car les responsables de ces réunions, "individus n'ayant jamais effectué un quelconque travail dans cette usine" (ni dans aucune autre), pérorent d'une façon ridicule : "On a bien sûr eu droit peu après à l'inévitable (et inutile) réunion sécurité où des bureaucrates de l'usine (une jeune femme arrogante et un guignol) associés à une brochette de représentants de diverses boîtes d'intérim nous assomment de leurs conseils vis-à-vis du travail, de la sécurité". Certaines tâches ne sont pas reconnues, comme celle de former les nouveaux entrants : "J'essaie d'être patient car très souvent nous avons de nouveaux intérimaires que nous (embauchés ou intérimaires) devons former. C'est une tâche supplémentaire pour nous, non reconnue par la direction".
Même les nouvelles technologies se révèlent contraignantes : "Noël, le chef d'équipe, est rouge et énervé, il crie ses ordres dans la vacarme ambiant, tout en ne quittant jamais son portable. La direction harcèle les chefs d'équipe, ils sont en permanence fixés à leur portable". Les risques d'accidents graves sont pourtant nombreux : "si une pièce ou une cornière lâche au bain de zinc (chauffé entre 462 et 470° C), c'est la mort assurée (ou d'affreuses brûlures pour nos collègues écrémeurs du bain)", et les accidents pas toujours déclarés. L'auteur cite un exemple : "au décrochage, un intérimaire a eu la main écrasée par une grosse pièce (un accident sérieux). Sa boîte d'intérim, en connexion avec la direction, va sûrement le contraindre à accepter un poste aménagé (c'est ça ou la fin de mission) afin d'éviter que l'intérimaire soit porte plainte, soit déclare l'accident, car bien entendu cet accident, comme tous ceux de cet acabit, n'a pas été déclaré. On a plusieurs exemples de ce type de chantage".
Et cependant l'auteur reste fier de travailler là, "fils d'ouvriers devenu ouvrier", il en a gardé "la culture et la mentalité (entraide, solidarité, courage, générosité, et l'amour du travail bien fait"). Il récuse le terme de "cas sociaux" qu'on (particulièrement les bureaucrates de l'usine) applique à ceux qui ont sombré dans l'alcoolisme : "ce sont plutôt des malheureux en l'occurrence" : "même à la journée, beaucoup boivent (il est vrai de manière plus discrète que la nuit) et beaucoup fument des joints, certains cumulent les deux". Il apprécie de travailler avec d'autres, ainsi "Jonathan, (récemment embauché), énergique et expérimenté, qui est au bas de la poutre. C'est un jeune collègue avec qui je m'entends bien, honnête et consciencieux. Il ne boit pas d'alcool, ne s'intéresse pas au foot, aux jeux et autres conneries qui font des ravages par ici".
Il m'étonnerait fort qu'on voie ce livre apparaître à la télévision ou dans la presse (peut-être à la radio sur France culture ?). Il serait dommage qu'on passe à côté et j'entends bien dénoncer ici le silence assourdissant des médias sur ce type de livre.
Pour moi, originaire du milieu ouvrier et paysan, devenu intellectuel et bureaucrate certes, mais qui n"ai jamais renié cette origine, je redécouvre ici la description d'un monde qui me touche de près, et j'y vois une véracité qui devrait pousser les politiques ou les sociologues à ne pas enterrer encore, ce me semble, ni ce qu'on nommait encore avec fierté dans ma jeunesse, la classe ouvrière (et que je continue à nommer ainsi), ni la lutte des classes, notion qui ne paraît abstraite qu'aux nantis. 

 
Voyez que, même en déplacement, on peut lire des choses intéressantes, et même passionnantes, sans avoir besoin de passer par la case "divertissement" ! 
Et combien de bibliothèques vont acquérir ce livre ? Qui devrait faire partie de la force de proposition d'offre, si le métier de bibliothécaire a encore un sens. Pour l'instant rien dans le SUDOC, aucune BU ne l'a acheté, mais peut-être est-ce un peu tôt, le livre venant de paraître ! Bienvenue à Calais est, lui, dans douze bibliothèques universitaires...
À suivre.

mercredi 23 novembre 2016

23 novembre 2016 : lectures en vadrouille 1


Mais je pense que tu vas y arriver. Et même que tu vas aimer ça terriblement, aimer ça à accepter le risque d'en mourir.
(Catherine Poulain, Le grand marin, Éd. de l’Olivier, 2016)



Eh oui, je lis beaucoup aussi quand je suis en vadrouille ! Quand il a lu mes journaux de voyage en cargo, mon frère aîné a été étonné de la quantité de livres lus. C'est que regarder le monde autour de soi n'empêche pas la lecture de littérature. Surtout que je lis beaucoup au lit, le soir ou pendant mes insomnies...

Pour le grand amateur de voyages au long cours sur les océans, ce livre est une aubaine. L'héroïne et narratrice de ce roman, la sensible Lili, décide un beau jour de quitter la France et Manosque (en fait, elle fuit on ne sait quoi) pour l'Alaska et apprendre le métier de pêcheur. Elle est embauchée sur le Rebel, navire de pêche à la morue et au flétan, où on lui donne sa chance, mais sans lui faire de cadeaux : elle devra se faire respecter dans ce monde d’hommes, faire les quarts comme eux, travailler dur. Elle va rencontrer Jude, qu’on appelle "l'homme-lion" à cause de sa crinière et qui deviendra pour elle le "Grand marin". Elle va donc apprendre à jurer, à gueuler, à dormir par terre, à fumer et à boire. Car tout le monde, ou presque picole sec. Lili fera donc comme eux et en fin de compte, saura se faire respecter.

couverture (à nouveau)

On se laisse bercer par les eaux intranquilles de l’Océan glacial, par le froid et les intempéries, les avaries de matériel, les pieds trempés dans les bottes trop usagées, les mains abîmées par des gants déchirés. Dans cette histoire de marins, Lili, seule femme à bord, ne se plaint jamais, même quand une arête de poisson s’est fichée dans sa main, l’infectant dangereusement. Le travail est rude : sur le pont, on décroche les poissons, on les vide et les nettoie (Lili mange leurs cœurs), on accroche les appâts, et on recommence. Le lecteur croit qu’il va s’ennuyer, car tout cela est bien répétitif, mais non, on est embarqués à bord, on participe, on découvre même l’ivresse due au manque de sommeil... Mais, à côté, "le reste du monde vous semble fade, vous ennuie à en devenir fou"Je confirme qu'après trois mois en mer, le retour à terre est difficile !
Et puis, il y a l’amour, qui paraît bien secondaire pourtant, par rapport à la solidarité, à la fraternité qui unissent ces marins qui ont atteint le bord du monde, "The Last frontier". Peu de femmes ici, dans les ports : des serveuses, des femmes d'escale, des Indiennes. Lili, surnommée "Moineau" à bord, est une héroïne comme on les aime, qui sait joindre les larmes et les rires au fil de ses émotions. Elle, la bleue ("green" en anglais) réussit à se faire une place, à gagner l’estime et la confiance de ses rudes compagnons de bord (et de bordée). Le grand marin est, à mille lieues de nos romans parisiens, un livre magique. Un livre de passion sur les "travailleurs de la mer", ici magnifiés, mais avec un réalisme cru.
Laguna nostra se passe à Venise, qu’on ne quitte quasiment pas. Des cadavres sont découverts, le cou égorgé. Mais très rapidement, on comprend que l’enquête sera très secondaire, au profit de l'atmosphère. Car le style, avec ses propositions longues (presque à la Proust), son vocabulaire somptueux, oblige le lecteur à s’alanguir dans les lagunes de Venise, ses odeurs de vase, ses lumières, la lenteur de la vie presque immémoriale dans le palais vénitien où vivent le commissaire Alvise Campana (nanti d’une femme romaine qui ne s’adapte pas à Venise), sa soeur Artemisia (la narratrice, restauratrice d’art), et leurs deux oncles, deux jumeaux déjantés, Igor le mystique et Boris le gros amateur d’art qui croit reconnaître un Caravage dans chaque vieille croûte qu'il déniche.  

couverture (à nouveau)

Ces trois derniers mènent d’ailleurs une enquête parallèle et vont aider leur frère et neveu à découvrir les nœuds du mystère, en assimilant les meurtres aux tableaux qu’ils connaissent, Judith égorgeant Holopherne, la décollation de Jean le Baptiste... On va découvrir au fil des pages Venise et ses migrants, ses trafics d'œuvres d'art, d’enfants et de femmes. C’est d’abord le roman de Venise : "L'orgueilleuse Venise qui n'a plus les moyens de son orgueil. Les fondations pullulent en ville. Les palais vides se succèdent sur les rives des canaux, et la chasse aux mécènes est notre sport local. L'acheteur de palais est aux Vénitiens ce que le phoque est aux Lapons, un gagne-pain rare et protégé". Plus qu’aux amateurs de polars, on réservera ce superbe roman aux amoureux de Venise, dont je suis.
 
Pour moi qui venais de voir à Montpellier le sublime documentaire Des spectres hantent l'Europe, tomber en Bretagne chez mon amie Christine sur le minuscule livre Bienvenue à Calais, les raisons de la colère m’a comblé ; il s’ouvre sur la phrase suivante : "Ne laissons pas s'inscrire aux frontières de la France la devise qui orne l'entrée de l'Enfer de Dante : "Toi qui entres ici abandonne toute espérance"

On y découvre la honte de la France... On y voit ce que la télé nous cache, mais que le documentaire montrait : la jungle où la promiscuité et la boue se marient, les latrines et les douches insuffisantes, les enfants quasiment abandonnés, la prostitution, la terreur causée par la police qui balance des grenades lacrymogènes sur femmes et enfants (étonnons-nous après que la police soit mal-aimée !), les morts sur l’autoroute en tentant de gagner un camion vers l’Angleterre. Et puis des cas concrets : femmes devenues suicidaires, enfants perdus, étudiants paumés, adolescents qui se vendent, des bribes de vie, d’humiliation, d’oppression, de violence, et ce, sur notre propre sol. Et aussi, ces formidables bénévoles qui aident, qui soignent, ces hommes et femmes qui hébergent (parfois dans l’illégalité, mais ce sont eux les héros de notre temps - et dire qu'il se trouve des magistrats pour les traîner en justice, honte sur eux !) des enfants ou des réfugiés malades. Enfin, les migrants qui s’organisent entre eux : pour accueillir, se réconforter, fabriquer du pain, offrir des services d’épicerie et de coiffure, et, hélas, les inévitables passeurs... et sans doute quelques trafiquants... On se sent tellement impuissant devant cette détresse horrible et ce bidonville surpeuplé.
Marie-Françoise Colombani et Damien Roudeau ont réalisé là un petit livre de colère, un livre nécessaire, un livre qui nous dit : "Ne soyez pas complice !"
Un livre à offrir pour Noël : les bénéfices et droits d'auteur sont reversés à l'Association L'Auberge des migrants.
À suivre...