dimanche 27 février 2011

27 février 2011 : aimer, est-ce bien raisonnable ?

Il l'aimait depuis le début, depuis la première minute. Il avait passé la majeure partie de sa vie d'adulte à attendre cet amour-là. Il savait désormais qu'il n'avait jamais aimé quelqu'un de cette manière.
(Nicolas Cano, Bacalao)

L'ami Fred, m'ayant fait accéder à sa dvdthèque très fournie, je lui ai emprunté plusieurs films de Jacques Demy, dont il possède l'intégrale parue il y a un an environ : intégrale d'ailleurs pas tout à fait complète, car il y manque la version en langue anglaise des Demoiselles de Rochefort, puisque le cinéaste avait tourné le film aussi dans cette langue, pour l'exploitation aux USA, et j'avoue que je serais très curieux de voir cette version. 
 
Ah ! Jacques Demy, le cinéaste de mon cœur ou mon cinéaste de cœur, au choix. Comme on dit un ami de cœur. Oui, je l'aime depuis le premier film que j'ai vu de lui, Les parapluies de Cherbourg, qui reste un de mes dix films préférés. Je sais qu'il fait ricaner les beaux esprits, ceux qui n'ont que la raison pour guide (je lis dans Romain Rolland : "la raison et la foi […] Il s'est fait, de nos jours, un absurde divorce entre ces deux moitiés de l'âme. On leur a persuadé qu'elles sont incompatibles. Il n'y a d'incompatible que l'étroitesse commune de ceux qui se prétendent, abusivement, leurs représentants"). Et qui ont encore ricané lors de la sortie d'Une chambre en ville en 1981. En fait, c'est surtout ce film-là que je voulais revoir, car c'est un film extrêmement rare, qui ne passe jamais à la télévision, et qui ne semble exister sous forme de dvd que dans ce coffret. J'ai donc revu ce film-opéra, entièrement chanté, sur fond de luttes ouvrières et d'amour impossible entre une bourgeoise et un ouvrier. Qui pourtant se rendent compte dès leur première rencontre qu'ils ont passé toute leur "vie d'adulte à attendre cet amour-là". Et Demy nous décline en musique et en couleurs sublimes la tragédie de la lutte des classes qui rend l'amour impossible.
Le hasard a voulu que la même semaine que j'ai revu ce film, sorte au cinéma Toi, moi, les autres, une comédie musicale réalisée par Audrey Estrougo, sorte de love story musicale, sur un thème assez voisin : ici, l'ouvrier est remplacé par une jeune beurette, étudiante pauvre, Leïla, qui rencontre un fils de famille assez désœuvré, Gabriel : ils réalisent donc "le défi de la vague rencontre promise. Promise par qui ? Par moi", dont rêva Alejandra Pizarnik. Et, comme chez Demy, le fond social est présent, avec une affaire de sans-papiers. J'ai été bluffé par ce film sans prétention, mais extraordinairement sympathique, qui conjugue reprises de chansons (Françoise Hardy, M, Jacques Brel, etc...) et musique conçue pour l'histoire. Un film chanté, donc, dansé aussi, et résolument optimiste, au contraire de Demy. C'est peut-être son principal défaut, mais en ce moment, j'ai besoin de cet optimiste béat qui voit les passagers de l'avion où l'on ramène de force une sans-papiers menottée et entravée se mettre à chanter en chœur Quand on n'a que l'amour, ce qui entraîne le pilote de l'avion à refuser de décoller. J'entends là encore ricaner les beaux esprits (voir l'article de Télérama). Mais on peut rêver quand même, non ! En tout cas, pour tous ceux qui aiment les films musicaux, dépêchez-vous d'aller voir ce film, car il va quitter les écrans très vite, je le pressens.
Igor, lui, m'a prêté un autre film, musical également, Torch song trilogy (1988), qu'effectivement je n'avais jamais vu. Ici, c'est la vie d'Arnold, chanteur de cabaret new-yorkais, travesti professionnel, qui est racontée et celle de ses amours pas si faciles, car il est homosexuel, et on est dans les années 70. Et son grand amour Alan est battu à mort à coups de battes de base-ball lors d'une chasse aux pédés. Il y a une scène magnifique avec sa mère qui ne comprend pas sa "maladie", et qui se trouve incapable de comparer le deuil de son mari avec la douleur d'Arnold : le fils lui explique avec simplicité ce que c'est qu'aimer. Et le film entier est très réussi, il confirme ce qui est dit à moment donné dans un autre film récent, Les petits mouchoirs : ce qui compte, c'est d'aimer...

lundi 21 février 2011

21 février 2011 : penser le Mal

11 août 1962 : Regard, le mien, collé au grincement des choses. Monde de silence. Besoin de m'inventer dans la nuit, avec des mots qui me coûtent tellement. […]
(Alejandra Pizarnik, Journaux, 1959-1971)

Il ne se passe pas de semaine, de jour même, sans que ne ressorte à la télévision, dans les journaux, l'annonce crapuleuse de viols parfois suivis de meurtres. Ce qui oblige chaque fois à penser le Mal (à penser le Mâle ?), à se demander : comment est-ce possible ? Surtout quand on sait que nous ne connaissons que la face émergée de l'iceberg monstrueux de ce genre de violences. Eh oui, dans la plupart des cas, les victimes ne se plaignent pas, n'envisagent pas de se plaindre, vont même parfois par se sentir coupables. Car il faut encore que "les mots entrent dans les choses", comme l'écrit le poète. Encore tout récemment, une jeune fille (ben oui, j'en connais !) me confiait qu'un de ses oncles avait tenté d'abuser d'elle quand elle avait quatorze ou quinze ans, ou à tout le moins s'était livré sue elle à des attouchements indélicats. Bien sûr, elle n'en a rien dit à ses parents, mais s'est bien gardée désormais de se retrouver seule avec lui.
Dans son recueil Les petits, Frédérique Clémençon nous livre une nouvelle terrible : Deux tu l'auras. Le héros, Selim, qui fréquente le lycée, se fait harponner par d'anciens camarades de classe ("nous, à côté, on est des minables. Des minables en putain de BEP de merde dans un bahut de merde"), qui l'obligent à des relations sexuelles non désirées : – Allez, viens maintenant, on veut pas te faire de mal. On veut même te faire plutôt du bien, Selim, du bien, tu comprends ? Mais après faudra rien dire à personne. D'accord ? À personne. » Avant de le brutaliser. En rentrant, Selim, "submergé par la honte", ne dit rien à sa mère, incapable qu'il est de soutenir son regard, "dont il s'était soudain senti indigne". Et surtout, il sait que ça va recommencer, tous les jours. Il faudra que Selim trouve une solution pour mettre fin à ce martyre. Que personne ne connaît, ni ses professeurs ou camarades de classe, ni sa mère.
Car, de quelque façon que ce soit, ce genre de monstruosités (incestes, violences sexuelles répétées) relève presque du domaine de l'indicible. Comment en témoigner ? À la limite, ça se révèle plus aisément quand c'est suivi d'un crime, car dans ce cas-là le violeur se dénonce lui-même, en quelque sorte. Sinon, personne n'en sait rien. D'abord, est-ce croyable ? Les violentés sont dans la situation des survivants des camps de la mort auxquels les SS affirmaient : "De quelque façon que cette guerre finisse, nous l'avons déjà gagnée contre vous ; aucun d'entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas. […] si quelques-uns d'entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus" (Primo Levi, Les naufragés et les rescapés). 
 
La comparaison peut sembler sacrilège. Je ne le crois pas. Le violeur, comme l'exterminateur nazi, cherche avant tout à annihiler complètement l'individu (homme, femme, garçon, fille) qu'il cherche à violenter, à le sortir de l'humain, à en faire un non-homme, grâce à quoi lui se range dans la catégorie de l'homme supérieur, qui peut tout faire subir aux déchets de l'humanité qui lui tombent sous la main. Et c'est aussi pourquoi le violé n'arrive pas à témoigner, dans neuf cas sur dix. Car il ne reste plus en lui (en elle) assez d'humain pour cela. Il (elle) n'est pas mort, il (elle) a survécu, mais il y a entre le dicible et l'indicible ce reste, ce résidu, comme un couteau planté dans la gorge, qui continue à produire la honte. Et les mots ne viennent pas : ce sont "des paroles obscures / Qui marchent sous le poids du temps" (Georges Jean, Parcours immobile). Heureux sont ceux et celles qui trouvent encore une béquille dans l'amour familial ou amical, pour ne pas basculer irrémédiablement dans la folie ou le suicide. Ou dans l'écriture, dans l'art, pour sublimer la matière de leurs pleurs et ne pas se sentir tout à fait exclus du monde normal.
Alors, oui, on ne parle pas. Sans doute aussi parce que ce genre d'événement relevant de l'incongru, de l'anormal, de l'incompréhensible, du jamais vu, on n'a pas eu avant de mots à répéter, qui pourraient servir de base à une conversation sur le sujet. On aurait l'impression de se trouver en situation de s'écouter parler et de se regarder en train de s'écouter parler, dans un miroir qui ne peut pas renvoyer une image positive. C'est ainsi que les rescapés d'Auschwitz ou des camps de concentration pendant longtemps n'ont rien su, ou pu dire, à part quelques intellectuels (Primo Levi, Robert Antelme...). Et c'est ainsi que les incestes, les viols, les tournantes ont encore de beaux jours devant eux. Car dans ces affaires-là, personne ne parle d'holocauste ! Pourtant que de jeunes vies fauchées ou détruites ! Sait-on seulement combien de maladies psychiques dérivent de ces atrocités ?
Il faudrait pouvoir "tenir séparées l'innocence et la culpabilité – donc venir à bout, d'une façon ou d'une autre, de sa propre honte", ainsi que le dit excellemment le philosophe italien Giorgio Agamben dans son beau livre (et difficile) Ce qui reste d'Auschwitz (éd. Rivages). Comme on voudrait pouvoir redire avec Henri Michaux : "je me mis à faire le hérisson, dans une suprême défense, dans un dernier refus" ! Oui, faire le hérisson, se mettre en boule, tenter de ne plus voir autour de soi le Mal qui rôde, l'ennemi qui nous est contraire, ou considérer l'horreur avec indifférence, comme le faisaient les SS. Mais nous ne sommes pas des nazis, nous sommes des hommes, et j'ai envie de rester un homme...
Ensuite, comment échapper au ressentiment ? En refusant de patauger dans le passé, de faire de l'événement un absolu qu'on ne peut bien sûr pas assumer. Rappelons-nous la fin du Procès de Kafka, quand le bourreau le tue, Joseph K pense : "C'était comme si la honte dût lui survivre". Cette honte que Levinas définit comme "le fait d'être rivé à soi-même, l'impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même" (De l'évasion). Seul le pardon, peut-être, donne la force de ne plus se fuir et de regarder en face le Mal dans son étrangeté douloureuse.

lundi 14 février 2011

14 février 2011 : Il y a des soirs

On peut compter sur les doigts ceux envers qui la vie est généreuse, mais elle n'est qu'une cage, un lieu de désolation, une prison pour les autres.
(Howard Fast, Tom Paine)

Il y a des soirs, comme ça, où l'on a envie de se saouler, d'oublier que la vie existe, et que nous y sommes pris dans un piège infernal. Où l'on se demande avec le poète néerlandais Menno Wigman (dans L'affliction des copyrettes) : "Qu'est-ce que je savais des trappes de la nuit, / lorsqu'on se retrouve sans argent ou amis ?" Sans argent, ce n'est pas vraiment mon cas, je découvre avec effarement que c'est maintenant où j'ai le moins de besoins que je dispose le plus d'argent ! Mais sans amis, oui, peut-être ? Où sont-ils donc, ceux qui m'accompagnaient il n'y a guère ?... Oui, la vieillesse est une prison, un lieu de désolation, où peu à peu l'on est abandonné de tous : je le vois bien en allant rencontrer mes vieux amis, et dans leurs yeux j'examine le mirage dans lequel je vais sombrer bientôt.
J'ai beau me dire que j'ai eu énormément de chance dans ma vie. De territoires à conquérir – et j'en ai conquis – j'en suis au point du héros de Frédérique Clémençon, dans Le bannissement de Jean, au début de son magnifique recueil de nouvelles, Les petits (Éd. De l'Olivier, précipitez-vous, 18 €, c'est donné pour une telle qualité), qui se pose la question : "Mais après tout que possédait-il vraiment ? de quel territoire pouvait-il se flatter d'être l'unique possesseur ?" Comme Tom Paine, le héros (qui a existé, et participé à la Révolution américaine puis française, au XVIIIème siècle) de Howard Fast, je sais très bien que : "Mais quand il rencontrait un mendiant ou va-nu-pieds, il ne pouvait s'empêcher de penser : Voilà Tom Paine... si la Providence n'était pas intervenue." Et j'en rencontre, des va-nu-pieds, des mendiants, des prisonniers, des drogués, je mesure la chance que j'ai eue de ne pas vagabonder sur les chemins, d'avoir un toit, un métier et un emploi, de n'avoir pas fait la bêtise qui m'aurait conduit en prison (et ça arrive si facilement !), d'être resté à l'abri des addictions contemporaines (drogues diverses, sexe, jeu). Oui, j'en ai eu, de la chance !
Le Citoyen Tom Paine de Howard Fast
Mais, comme dit Tom Paine devenu vieux : "Le monde est trop grand et, quand on est vieux, on finit par désirer n'avoir qu'un petit coin à soi." Ouais, j'ai de plus en plus de mal à me lisser dans le monde actuel : "L'univers était un lieu fort étrange qu'il ne reconnaissait pas..." remarque Howard Fast, quand son héros a trop vieilli. J'ai bien du mal à m'y reconnaître moi aussi...
Il me reste la poésie, heureusement. Je plains ceux qui sont incapables de l'apprécier. Ceux qui ne savent pas "Ce que disent les mots dans les sables perdus" (Georges Jean, Parcours immobile). Ceux qui n'ont comme horizon que le pouvoir, la domination, l'ascension, et je pense alors à Léon Tolstoï : "Pour acquérir le pouvoir et le conserver, il faut aimer le pouvoir. Et l'ambition ne s'accorde pas avec la bonté, mais au contraire, avec l'orgueil, la ruse, la cruauté. Sans l'exaltation de soi-même et l'humiliation d'autrui, sans l'hypocrisie et la fourberie, sans les prisons, les forteresses, les exécutions, les assassinats, aucun État ne peut naître et se maintenir" (Le Royaume des Cieux est en vous). Phrases à méditer en cette période où les Tunisiens, puis les Égyptiens, viennent de chasser leurs dictateurs...
Et dans cette période où la mort rôde : mercredi dernier, j'étais à l'enterrement de Gérard (61 ans), le président de l'Association des Croqueurs de pommes de la Vienne, dont Claire fut secrétaire. Le poète là encore peut nous aider : "Et je ne savais pas en cueillant tes paroles / que la mort aussitôt rôderait dans tes yeux" (Georges Jean, Parcours immobile). Et peut-on encore rêver à mon âge ? Alejandra Pizarnik écrit dans son Journal le 23 octobre 1962 : "L'une des choses qu'on craint le plus est la réalisation de ses rêves ou de ses rêveries. S'imaginer autre ou ailleurs n'implique pas qu'on le désire dans la réalité."
Oui, j'ai beau me dire que la longue nuit de l'hiver est en train de finir, et que le jour dure, que les moments prennent peu à peu du poids, je ressens fortement ces écrits d'Alejandra en date du 24 août 1962 : "Zone initiale d'effroi et de frisson. Dès que tu bouges, ton corps s'en va, terrible et immuable certitude d'être de trop dans l'endroit où les autres respirent et expriment avec aisance et tendresse leurs goûts humains, leurs patientes créations affectives et matérielles."
On me dira : lis des choses plus gaies ! Moi, je veux bien... Je veux bien rire... Je suis donc allé voir Rien à déclarer, le nouveau film de Dany Boon. Désolé, mais comme j'avais déjà vu la bande-annonce quatre ou cinq fois, et que les seuls passages un tant soit peu marrants y figuraient, je n'ai pas ri une seule fois ! La salle non plus d'ailleurs. Drôle d'idée d'avoir voulu construire un film pour dénoncer le racisme au sujet d'un prétendu racisme franco-belge ! Désolé, mais ça ne fonctionne pas, tout simplement parce que ça n'existe pas. S'il y avait des racismes à dénoncer, il y en a pléthore : anti-juif, anti-arabe, anti-noirs, anti-gitan, anti-pédé, anti-immigrés, sexisme, sans compter puisqu'on était en Belgique, le racisme flamand-wallon... Dany Boon n'avait que l'embarras du choix. Là, il s'est trompé de cible, et on ne rit guère...
Il y a des soirs, comme ça, où l'on a envie de se saouler...