dimanche 19 octobre 2008

19 octobre 2008 : la belle tenue





Depuis quelque temps, la mort a décidé de me hanter. Rien de plus normal. J’ai atteint l’âge où l’on voit peu à peu mourir autour de soi les personnes plus âgées. Cette mort qui me semble transparente aujourd’hui, comme un écho tardif de la nuit, de mes nuits. De ces moments où, éveillé, enroulé dans les couvertures, j’écarte les rondeurs de l’obscurité, je rumine, je lis, j’écris, je vis une seconde vie, je flatte la rivière de mes songes. A l’heure où plus rien d’autre n’est possible que d’attendre la fin de sa vie (Christophe Delbrouck, Le nouveau monde, in Le nouveau monde et autres récits). Et dans toutes mes lectures, je repère les mots qui confirment mes hantises : la mort, la mort toujours recommencée, pour pasticher Valéry.
Guillaume Depardieu est mort. Eh oui, la mort frappe à tout âge. Je n’aimais pas beaucoup l’homme, dont certaines interviews m’avaient paru à la limite du soutenable. D’un machisme terrifiant, notamment, selon une interview que j’avais lue de lui, après la sortie du film Pola X. Mais j’appréciais bien l’acteur, encore vu dernièrement dans ce petit bijou qu’est Versailles. Lui, qui avait souffert d’avoir un père inexistant, s’offrait dans cet étrange film une paternité bien à lui, dont j’ai déjà parlé il y a quelque temps. Et il y jouait un de ces nombreux SDF, comme j’en croise souvent à Poitiers, qui paraissent transparents, invisibles (comme la mort ?), même quand ils ont la main tendue ou qu’ils réclament quelque chose : un peu de reconnaissance sans doute. J’ai essayé de les évoquer dans un poème récent, dont je me permets de vous livrer un extrait :
Passant hâtif, regarde-le
Bien sûr, c’est un drôle d’oiseau
Avance, et vois inscrit sur sa branche
La face cachée du hasard

Son soulier en dentelles ne tient qu’à un doigt
Son air vindicatif a ravaudé ses mains
Qui nous rappellent qu’il existe
Aussi friable que le Temps vide

Va, poursuis ton chemin ensorcelé
La roue du destin tourne
Dans le double vitrage où nul ne l’aperçoit
Son visage est une prison sans fin

Et cette disparition brutale nous rappelle à tous que nous sommes mortels, nous qui l’oublions si souvent, nous qui n’allons généralement au cimetière qu’une fois l’an, et encore ! Ce n’est pas tout à fait notre cas. Claire et moi avons toujours aimé les cimetières, un lieu de promenade des plus calmes (et pour cause). A Amiens, c’était un parc superbe, et il y avait la tombe de Jules Verne, magnifique. En Angleterre, en Suède, nous avons beaucoup apprécié les petits cimetières, avec ces tombes humbles, que ne trouble pas le reste du monde, perdu dans un verre d’eau.
A Poitiers, le cimetière de la Pierre levée est plus modeste. Nous allons de temps en temps voir la tombe des «généreux donateurs», celle de ceux qui ont donné leur corps à la science, et qui sera la nôtre un jour, puisque nous avons fait cette démarche. C’est une des mieux fleuries du cimetière, elle est très simple, mais comme la cassette d’Harpagon, qui était petite mais grande par ce qu’elle contient (dixit Maître Jacques), cette tombe discrète tutoie le ciel à sa façon, comme un écho éclatant de ceux qui se sont donnés.
Comme mon amie, la poétesse poitevine Odile Caradec (qui vient de livrer, à 83 ans, son dernier recueil, En belle terre noire, publié en bilingue, avec la traduction allemande, par un éditeur allemand), la mort est un de mes thèmes poétiques récurrents, surtout depuis quelque temps. Un autre de mes poèmes récents, intégral cette fois, écrit de nuit, évidemment :

Cimetière



La nuit les âmes
dénudent leurs racines
étendent leurs branches
soulèvent les pierres
et creusent les mots des taupes

Elles connaissent toutes les feuilles mortes
elles embrassent la lune
elles suspendent les nuages aux cyprès
elles évoquent la cendre de l’amour

Quand tu entends le bois craquer dans la vacance de la nuit
tu peux prendre le temps dans tes mains
et dans l’œil du silence
tu comprends que ton port est au cimetière

La mort reste un mystère, d’ailleurs au centre des religions et des croyances. Tout le monde s’y trouve engagé. Car la mort est du côté de l’être, et non pas de l’avoir. On peut toujours se voiler la face, la mort fait partie de nous, et nous savons, presque dès la naissance, que nous sommes mortels. Naître, c’est, déjà, entrer dans la mort, dont on ne peut dissiper le silence assourdissant. Alors, oui, si nous avons accompli notre destin, si personne n’a, d’une manière ou d’une autre, hâté notre fin (sauf tout de même pour soulager la souffrance), il n’y a rien à dire. La paix règne.
La maladie transforme un peu la question. Quand elle dure trop longtemps, on se sent devenir une chose, un cas pour les médecins, un fardeau pour les autres. On est exclu ; on espère un peu être encore dans l’enchantement de l’aube qui viendrait goutte à goutte nous apporter ses bienfaits, on suppose encore que des présences chaleureuses, à côté de nous, vont imprimer le temps, on sait que la douleur ne trompe pas, que la technique et la volonté ne nous aideront pas, ou pas toujours.
On éprouve davantage ce qu’écrivait Mihail Sebastian dans son magnifique Journal (qui couvre les années 1935 à 1944, pendant lesquelles cet écrivain roumain et juif subit les terribles épreuves de l’époque, et je ne remercierai jamais assez France culture de me l’avoir fait découvrir, comme tant d'autres écrivains) : Parfois, je ne sais pas pourquoi, on ressent tout à coup, plus fort qu’auparavant, l’inutilité de cette vie, son étroitesse, sa terrible médiocrité, son inexorable décomposition, telle une longue mort lente.
Alors, on peut être tenté de s’abandonner, comme la marraine de Jan dau Melhau, ainsi qu’il le raconte dans son très beau livre Mes vieilles (bilingue français-occitan) : Vers la fin juin, elle me dit qu’elle en avait assez de la vie, cette vie, et je compris qu’elle allait se laisser mourir. Je n’en parlai pas, cela ne regardait personne, et cette idée, en eussé-je de la peine, moi son filleul je la trouvais – je la trouve – de belle tenue.
Oui, il peut y avoir une belle tenue à ramasser la poussière du temps par sa propre décision, à ouvrir les diamants de la nuit, à ne plus subir la garde à vue d’une vie qui s’effiloche, à se tenir droit sous les étoiles, à accepter le couchant sans se retourner, à choisir la vacance où quelque chose – peut-être – adviendra, à entretenir une dernière fois le feu qu’on a dans la tête, à laisser s’évaporer volontairement les fumées de notre âme (immortelle ?). Et posons-nous la question : où commence une nuit que n’offense pas l’obscurité, mais où la lumière de la lucidité trace de belles arabesques ?
Un jour nous partirons, dit le beau titre du dernier livre de Georges Bonnet, 89 ans. J'espère avoir, un jour, pour partir, justement une telle tenue !

dimanche 5 octobre 2008

5 octobre 2008 : mes départs



J’ai beaucoup voyagé dans ma vie, ou plutôt j’ai déménagé x fois, et je suis souvent parti ailleurs. Enfant et adolescent, j’ai occupé avec ma famille environ dix logements différents (même si l’un d’entre eux fut plus durable, une dizaine d’années avec intermittences). Jeune homme, j’ai été étudiant à Pau, puis à Bordeaux, puis à Paris, avec entre-temps des trimestres d’enseignement dans deux lieux différents. Adulte, loin de me poser rapidement, j’ai habité successivement Angers (deux logements différents, sans compter mes derniers mois à l’auberge de jeunesse associative), Auch (trois logements successifs), Basse-Terre (hôtel pendant un mois, puis logement stable), Amiens (deux logements), enfin Poitiers (deux logements également).
Le départ donc, ça me connaît ! Chaque fois, partir fut un changement dans ma vie, parfois une fuite, ou même un arrachement. J’ai quitté des lieux ou des amis très chers, des habitudes bien ancrées, une façon de vivre. Mais enfin, c’était toujours pour me poser ailleurs, là où l’herbe est plus verte, dit-on ! Aussi aurais-je beaucoup à dire sur mes départsSous ce beau titre, Panaït Istrati, un de mes écrivains favoris, cet écrivain vagabond, beatnik avant la lettre, a surtout parlé de ses errances, de ses départs à lui. Ce que je voudrais aujourd’hui, c’est évoquer le départ des autres.
Ma fille, superbe et généreuse, de retour du Québec, qui passe en coup de vent, et qui s’en va. La belle-sœur, active et dévouée dans ce moment difficile que fut la sortie de l’hôpital, attentive, calme, et qui s’en va. Une amie, qui vient nous seconder quelques jours à la maison, et chez qui je perçois une tension, et qui s’en va. Un ami, qui vient m’aider pour l’association pendant une heure, le regard clair, lumineux, innocent, et qui s’en va. Un autre ami, dont la mère agonise, et qui vient m’apporter des documents, et qui s’en va. Le fils, qui vient de loin avec sa compagne, nous apporter un peu de sa chaleur, puis qui s’en va. En fin de compte, tout le monde s’en va. Il est loin, le temps où l’on restait au sein de la tribu. Peut-être encore chez les gens du voyage ?
Tout parent est confronté un jour au départ de son ou de ses enfants. Ceux-ci en effet doivent découvrir leur identité personnelle, devenir eux-mêmes, et pour cela, quitter la maison familiale. Si l’attention des parents a permis aux enfants de se construire harmonieusement, ils sont généralement devenus autonomes sans souci. Mais il faut aussi que les parents apprennent à se détacher, pour que la séparation ne soit pas un risque terrible.
Au moment où Lucile, après Mathieu, est partie au loin, je suis amené à m’interroger sur la manière dont nous (moi surtout) avons essayé de construire le cheminement de ce départ des enfants. Sur l’impact qu’il a sur notre identité, aussi bien individuelle que de couple ou familiale.
Nous avons toujours été favorables à une large autonomie de nos enfants. Dès que nous avons pu, nous les avons laissé prendre le bus ou le train tout seuls, aller à l’école, puis au collège et au lycée sans nous, par leurs propres moyens, c’est-à-dire à pied. Après le baccalauréat (et même avant, dans le cas de Lucile), ils ont quitté la maison. Et ont été capables de gérer le maigre budget que nous leur avons alloué, quittes à travailler l’été pour s’octroyer le surplus qui les faisait rêver.
Et pourtant, il semble que la séparation ait été plus dure pour nous (pour moi ?) que pour eux. J’avais beau leur avoir claironné que j’avais moi-même quitté la maison à dix-huit ans, que je m’en étais très bien porté – en réalité, pas tant que ça ! – que ça permettait de se révéler à soi-même, d’inventer sa vie, de devenir adulte, en apprenant à affronter la liberté, la solitude et la réalité du monde, j’ai souffert plus de leur départ que je n’aurais cru. Car c’est eux-mêmes qui ont demandé à partir, Mathieu pour étudier à Bordeaux, Lucile pour se mettre en couple. Le départ de Mathieu m’avait légèrement déprimé. Celui de Lucile, moins, parce qu’elle restait à Poitiers, et que nous la voyions souvent. Et puis, j’avais pris l’habitude.
Mais le départ définitif (les études finies, par exemple), c’est autre chose. On sent que quelque chose se délie, se délite, que nos relations jusque-là somme toutes normales, vont être en péril. Pourtant, c’était attendu, espéré même : ça nous renvoyait une image positive de l’éducation que nous leur avons donnée. En partant par eux-mêmes, nos jeunes se sont valorisés à leurs propres yeux et ont montré leur degré de maturité, ou de souhait de maturité. Même s’ils n’ont pas forcément vu Tanguy (un film de vieux ?), ils savent que la cohabitation prolongée avec les parents n’est pas bonne. Ok pour le cocon, mais pour celui qu’on se construit soi-même : et puis, la vingtaine, c’est l’âge où l’on aime aussi se mettre en danger, et donc sauter dans le vide d’une vie qu’on prend enfin en charge. Nous l’avons vécu ainsi, nous les parents. Pourquoi eux penseraient-ils autrement ?
Mais c’était oublier les répercussions affectives importantes. Nous ne savions pas (j’avais oublié) que c’est un moment difficile à vivre pour les parents. Soudain, le nid est vide. Il faut réajuster son comportement avec le conjoint, retrouver une identité perdue. Probablement, nos enfants imaginaient avec enthousiasme leur vie future, comme nous l’avions fait à leur âge. Mais nous, nous n’avions pas imaginé la nôtre, ou ce qu’il en reste, de cette vie future. On ne pouvait que se réjouir de leur départ, et en même temps trembler sur cette émancipation et sur notre solitude.
Pourtant, est-ce une rupture ? Non, c’est le parcours ordinaire d’une vie. Changer d’air, établir de la distance, semble nécessaire pour, justement, inventer sa propre vie qui sera forcément très différente de celle des parents, même si ceux-ci sont aimés. Et puis, n’y a-t-il pas la crainte pour l’enfant d’être encore contrôlé, s’il reste trop proche ? Il y a toujours une tension entre l’attachement des enfants et leur volonté d’indépendance. Et par ailleurs, le couple de parents doit se reconstruire, retrouver des bases nouvelles : il paraît que beaucoup de couples se défont à ce moment-là ! Et peut-être imaginer de nouvelles règles de fonctionnement avec les enfants.
On avait donc un travail à faire sur nous-mêmes. Que deviendrions-nous lorsqu'ils seront partis ? Car c’était un changement de vie ! Il fallait faire preuve de créativité. Fixer des objectifs. Trouver ce qui nous faisait encore plaisir, ce qui nous donnait de l’énergie, de la confiance en nous, développer notre potentiel à réaliser nos rêves, imaginer quelles expériences inédites on aimerait vivre, se redéfinir, prendre soin l’un de l’autre, se stimuler, réaliser des choses dont on pourrait être fier, accepter les bienfaits (et les dégâts, car on vieillit) que la vie nous accorde, donner, apprendre, se recentrer sur les choses importantes et sur soi-même aussi…
Eh oui, ce n’est pas si simple ! Mais c’est la vie, en attendant notre départ à nous, celui définitif. Nous avons vécu, et je crois, pleinement vécu, avec les joies et les douleurs, avec, surtout, tout ce qui arrive quand on ne s’y attend pas : les rencontres imprévues, réelles (toutes les personnes qui nous ont apporté l’amitié, l’amour, l’affection, tel paysage qui nous a enchantés) ou virtuelles (tel écrivain, musicien, artiste ou cinéaste, vivant ou mort, dont on se dit qu’il a filmé, peint, chanté ou écrit spécialement pour nous).

C’est aussi pour cela que nous n’avons pas peur du départ ultime, que nous l’envisageons sereinement. Car "en fin de compte le bonheur non plus n’est pas une obligation", nous rappelle Gabriel Garcia Marquez dans sa nouvelle Blacaman, le bon marchand de miracles (dans le recueil L’incroyable et triste histoire de la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique). Quand on sait cela, quand on a perçu sa part de bonheur, quand on a accepté son lot de malheur aussi, on se prend à penser comme Virginia Woolf : «A vrai dire c’était toujours la dernière page, le moment présent qui comptait le plus», écrit-elle dans La scène londonienne.

Vivons donc ce moment présent, il est si riche de possibilités, et ne pensons pas aux départs qui vont suivre…


mardi 30 septembre 2008

30 septembre 2008 : le cinéma, reflet du monde

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Le cyclo-lecteur est aussi cinéphile, regrettant même amèrement la disparition des ciné-clubs ! Le cinéma nous procure souvent de grands plaisirs, autant que la littérature, dont il n’est parfois qu’un prolongement visuel. Je viens de visionner tout récemment deux films classiques, en noir et blanc, sur DVD, La légende du grand judo, de Kurosawa, et Les forbans de la nuit, de Jules Dassin, et au cinéma, deux films tirés de romans de Houellebecq, dont le tout dernier, La possibilité d’une île, mis en film avec un certain culot par l’auteur lui-même.
1943 : le Japon est en pleine guerre. Akira Kurosawa tourne son premier film, Sugata Sanshiro (titre français, La légende du grand judo). J’ai toujours aimé Kurosawa, Vivre est un de mes films préférés, mais comment oublier les autres : Les sept samouraïs, Sanjuro, Barberousse, Ran, Dersou Ouzala, L’idiot, Le château de l’araignée, Rashomon, parmi tant de films superbes, dont aucun n’est indifférent ?
L’action de La légende du grand judo se passe à Tokyo en 1883, soit une quinzaine d’années après le début de l'ère Meiji. Un jeune homme, Sugata Sanshiro, désire s'initier au jiu-jitsu, alors discipline dominante des arts martiaux japonais. L’école où il veut s’inscrire souhaite se battre contre le maître d'un nouvel art martial, qui risque de leur faire concurrence : le judo. On lui tend un piège, mais Shogoro Yano, le maître de judo, leur donne une leçon en expédiant dans la rivière l’un après l’autre chacun de ses adversaires venus en nombre. Sugata, subjugué, prend aussitôt la décision de décider d’apprendre le judo auprès de ce maître. Très doué, il pourrait même devenir le meilleur dans cet art s’il n’avait les défauts de la jeunesse, l’impulsivité et le manque de réflexion, qui l’entraînent dans des bagarres imbéciles. Le maître les lui reproche. Alors, Sugata, désireux de se racheter et de gagner son affection, se jette dans l’étang derrière l’école et y passe la nuit entière, accroché à un pieu. Ce passage dans l’eau le rend quasiment invulnérable et fait de lui un homme nouveau (un peu comme Siegfried avec le sang du dragon). Désormais, il est prêt à affronter les adeptes du jiu-jitsu. Pourtant, il tombe amoureux de Sayo, la fille de Murai, le maître du jiu-jitsu. Et dans le combat qui les oppose pour prendre la charge de former les policiers, il s’impose. Murai ne lui en veut pas cependant, il reconnaît humblement sa défaite, prend le jeune homme en amitié, et même lui permet de fréquenter sa fille. Mais Higaki, le meilleur disciple de Murai, lui aussi amoureux de la jeune fille, exige une revanche, un duel privé à mort. Après avoir vaincu, Sugata est devenu un homme et peut épouser Sayo.
Le film, encore marqué par l’esthétique du muet (plans fixes, gros plans, cartons explicatifs, qui sont peut-être aussi une conséquence des coupures infligées par la censure) et de l’expressionnisme, est superbe, malgré les mutilations que lui infligea la censure impériale. Il y a des scènes d’anthologie, celle du quai sombre où Yano donne une leçon aux tenants du jiu-jitsu (les corps ne sont que des ombres), celle où Sugata, pour montrer qu’il abandonne définitivement le jiu-jitsu (il dépouille le vieil homme ?), jette ses sandales que la pluie emporte lentement, celle où il se jette dans l’étang et reste accolé au pieu, celle du combat avec Murai dans l’enceinte de la police, vrai ballet chorégraphique d’une lenteur superbe, les scènes de promenades de Sugata avec Sayo, d’une pudeur, d’une délicatesse et d’une poésie inégalées, le repas avec le vieux maître de jiu-jitsu interrompu par l’arrivée de Higaki, ou la scène du combat final dans un champ de graminées battu par le vent, splendide corps à corps des deux adversaires dans ces vagues de verdure…
Ces séquences sont de purs joyaux de cinéma, à re-visionner pour apprendre ce qu’est la beauté au cinéma. Mais le film témoigne aussi de l’humanisme de Kurosawa, représenté ici par Yano, qui souhaite enseigner non seulement un art, mais la voie : "La Voie de l'Homme est la quête de la Vérité qui régit la nature et le monde. Seule cette vérité peut nous procurer une mort paisible", dit-il au jeune Sugata. Il s’agit de refuser l’agressivité, et de choisir l’éthique, la morale, la sincérité, la modestie, ce qui finit d’ailleurs par rendre Sugata rempli d’états d’âme et presque consterné, accablé de sa force, après chaque victoire ! Et que dire du souci de l’équilibre du cinéaste : ainsi la violence du combat final est masquée par la végétation agitée par le vent et par le jeu d’ombres et de lumières, le décor est superbement bucolique, mais la mort est là, cachée. La partition musicale est magnifique également. Susumi Fujita est un Sugata au visage ouvert et étincelant, et l’excellent Takashi Murai (futur interprète de Vivre) compose un Murai tout en finesse et en noblesse. Mais toute l’interprétation serait à citer.
Le film eut un grand succès au Japon, en dépit de la censure et des coupures, et fit l’objet de nombreux remakes. Car le scénario est excellent, riche de notations précises, de métaphores (la fleur de lotus qui symbolise la beauté et la force mentale) et révèle un véritable récit initiatique : comment devenir un homme, quand on est impulsif et indiscipliné ?
En 1950, Jules Dassin, fuyant le maccarthysme, tourne dans un Londres crépusculaire et nocturne son dernier film américain, Les forbans de la nuit (Night and the city). Très différent bien sûr de l’art de Kurosawa, celui de Dassin porte à la perfection le film noir américain. Le héros, Harry Fabian, interprété de façon hallucinée par Richard Widmark, est un escroc et un combinard qui espère pouvoir mener la grande vie avec son amie Mary. Mais il manque d’envergure et surtout s’est fait des ennemis mortels. Et sa nouvelle combine : organiser des combats de lutte gréco-romaine, se révèlera un désastre. C’est que Harry est certes rusé et menteur, mais il est naïf, sans méchanceté, il n’est pas encore devenu un homme, on le traite d’ailleurs de "Cher enfant". Le film est d’une noirceur accablante. Comme si le cinéaste nous proclamait – même si nous sommes à mille lieues de la vie de tels personnages – "Regardez comme vous vivez mal, dans un monde sans âme !" (un peu ce que nous dit Tchékhov, dans son théâtre). Le seul personnage humain du film, Mary (admirable Gene Tierney), ne peut rien pour empêcher la débâcle et la mort. Un film d’un pessimisme intégral. Car s’il y a des hommes mauvais, ils ne trouvent en face d’eux que des faibles et des rêveurs, incapables d’aller vers une possible réussite. Il leur manque un maître qui, comme chez Kurosawa les aidera à surmonter leurs faiblesses. Ils n’ont pas trouvé la Voie.
Et voici qu’on en vient à Michel Houellebecq, qui ferait bien lui aussi, de se ressourcer chez Kurosawa.. Mais est-ce possible aujourd’hui ? le monde a tellement changé. Et les romans de Houellebecq sont un reflet fidèle, trop fidèle, du nihilisme contemporain ! Notre auteur vient de sortir un film dont il est lui-même le réalisateur, d’après son propre roman, La possibilité d’une île. Je précise que là, je n’ai pas lu le livre, et pour ce que j’en sais, le film semble assez différent. A première vue, c’est une fable de science-fiction un peu fumeuse.
Le narrateur, Daniel, a fait partie d’une secte dont le prophète prône l’immortalité. La société refusant de vieillir, n’ayant plus de Dieu ni de mythes, laisse place à ce genre de porteur d’espérance.Un scientifique met en place un programme destiné à emmagasiner les connexions des neurones du cerveau humain, leur mémoire et leurs souvenirs, et de recréer à partir de là un homme déjà adulte. Ce sont les néo-humains : vers la fin du film, se passant quelques siècles plus tard (entre-temps, le narrateur nous dit en voix off qu’"un futur violent, sauvage, était ce qui attendait les hommes", et que "rien n’avait pu sauver l’humanité, à supposer que le sauvetage eût été souhaitable", citations de mémoire), les néo-humains ont effectivement été créés, et Daniel n’est autre qu’un clone de l’ancien Daniel. Dans un univers en ruines, post-apocalyptique, il semble appelé à devenir le nouvel Adam, la nouvelle Eve étant une noire : "je n’avais jamais compris ce que les hommes entendaient par l’amour", nous dit-il, mais il est prêt à tenter l’expérience.
Le film, comme les autres films tirés des romans de Houellebecq, n’a aucun succès, j’étais le seul spectateur : à peine 50 000 spectateurs pour les deux premiers, Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires. Et apparemment, La possibilité d’une île n’atteindra même pas ces chiffres !C’est effectivement très peu, surtout pour le second dont le roman avait été vendu à plus de 200 000 exemplaires. Il faut croire que les cinéphiles n’apprécient pas l’aspect peu conventionnel, convulsif, désagréable de notre auteur. Ce qui passe à la lecture serait trop déplaisant visuellement.
Ceci est sans doute vrai pour les deux premiers films, encore que… Mais j’ai trouvé La possibilité d’une île absolument magnifique, me rappelant dans ses meilleurs moments 2001 l’odyssée de l’espace (les thèmes brassés, l’utilisation de la musique, le clone qui ressemble à l’astronaute vieillissant de la fin du film) et Pierrot le fou (la merveilleuse utilisation des paysages). Kubrick et Godard, excusez du peu ! Alors que tant de films contemporains ont une couleur pisseuse, ici, on est sans cesse séduit visuellement par les paysages, les décors et les panoramas filmés dans un cinémascope pour une fois justifié. La renaissance finale m’a bien sûr rappelé le fœtus astral de Kubrick. Je ne saisis pas l’insuccès de ce film, sinon, le fait que les spectateurs n’y vont pas par idée préconçue, et par une critique dans l’ensemble défavorable, comme elle l’est toujours devant un OFNI (Objet Filmé Non Identifié). Je souhaite à Houellebecq de se remettre de ce désastre, et de continuer : après tout d’autres écrivains français notoires (Pagnol, Guitry, Cocteau) sont devenus de remarquables cinéastes, pourquoi pas lui ? Qu’il ait une seconde chance !
Une des explications de ces insuccès me semble être parce que Houellebecq ne nous flatte pas et ne nous épargne rien de la vacuité du monde moderne : d’un monde sans Dieu ? J’ai donc vu aussi Extension du domaine de la lutte, que j’avais raté à sa sortie, mais que j’avais lu avec beaucoup d’intérêt. 
Le narrateur, une trentaine d’années, est ingénieur dans une société informatique, il y touche un salaire décent. Pourtant, il n’a pas de succès avec les femmes et traîne un ennui contagieux. Il n’est pas très beau, il est légèrement déprimé, on aurait dit autrefois neurasthénique, et n’arrive plus à se positionner sur ce qu’il appelle le marché du sexe. Par contre, il observe avec perspicacité ses congénères, avec leur dynamisme qui lui paraît factice, et il reste encore en quête d’un peu d’amour (ou de plaisir, car comme le narrateur de La possibilité d’une île, et sans doute comme l’auteur, il ne sait pas ou plus ce que c’est que l’amour).
Il considère que la vie actuelle est une nouvelle sorte de lutte, dans laquelle le modèle libéral a réussi à inclure la sexualité. Et de même que le libéralisme économique laisse de côté des tombereaux de chômeurs et de misérables, le libéralisme sexuel entraîne une recrudescence de la misère sexuelle : "Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel ou l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d'autres perdent sur les deux."
Le narrateur n’arrive plus à s’impliquer dans un monde qui ne lui convient pas, il est nauséeux, comme le Roquentin de Sartre. Et son collègue Tisserand, pourtant pas encore totalement désenchanté (joué avec brio par José Garcia), s’empêtre lui aussi dans un célibat sans issue, pire même que le narrateur, car à trente ans passés, il n’a encore jamais couché avec une femme, victime de la nouvelle loi du marché ! "Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produite des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle le « loi du marché."
On a donc affaire à des anti-héros, et forcément ce n’est pas réjouissant pour le spectateur, comme ça ne l’était d’ailleurs pas pour le lecteur du roman. Et pourtant le film, comme le roman, est passionnant. A la fois amusant et déchirant, sans pathos pourtant. On ne sait pas si l’accident de voiture de Tisserand désespéré est un suicide ou non. Houellebecq nous livre – et Philippe Harel, réalisateur et excellent acteur dans le film – une radiographie de notre société moderne comme on en voit peu. La violence est partout à l’œuvre, dans les rapports humains (ou leur absence : "La difficulté, c’est qu’il ne suffit pas exactement de vivre selon la règle. En effet vous parvenez (parfois de justesse, d’extrême justesse, mais dans l’ensemble vous y parvenez) à vivre selon la règle. Vos feuilles d’imposition sont à jour. Vos factures, payées à bonne date. Vous ne vous déplacez jamais sans carte d’identité (et la petite pochette spéciale pour la carte bleue ! ...). Pourtant, vous n’avez pas d’amis"), dans la routine et l’imbécillité du travail, dans la puissance des nouveaux maîtres à penser : économistes, psychologues, formateurs. Le roi est nu, semble nous dire l’auteur.
C’est le règne de l’"absolue solitude, la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance." La voix off (citant des phrases du roman) qui nous livre ces réflexions du narrateur – ressemblant étrangement à un Buster Keaton impassible, et ne souriant jamais – nous met mal à l’aise, volontairement. Au fond, n’est-ce pas nous que nous observons ? Et notre mort qui clôturera lamentablement une vie inutile : "C’était il y a longtemps, n’est-ce pas ? Souvenez vous : l’eau était froide. Maintenant, vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement que vous faites vous rapproche de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien." Voilà, le mot est lâché : rien.
Nous vivons dans le monde du rien, nous dit l’auteur. Et cette mascarade qui nous fait croire que l’amour est partout triomphant, avec le sexe omniprésent, alors que justement, le monde moderne fait des milliers de laissés pour compte, n’est que le masque du néant que Houellebecq met magistralement en scène.
On peut refuser de regarder en face comme lui, il nous tend pourtant un miroir fidèle, et tant pis s’il est un peu provoquant ! Nous seuls pouvons, en changeant nos comportements, lui prouver qu’il se trompe : ça ne me paraît pas gagné ! Et pour regarder autrement, revoyons les films de Kurosawa, et pourquoi pas, aussi ceux de Dassin ! Mais ne mésestimons pas Houellebecq, il nous assène quelques vérités, qui sont peut-être de mauvaises nouvelles, et donc peu agréables à entendre ou à regarder, d’où l’insuccès des films… Les romans, eux, se vendent bien, car le lecteur lit dans le secret du chez soi, et ne se sent pas gêné, protégé par son intimité ; le cinéma, on y vient en nombre (en principe, voir ma séance extraordinaire d’une grande salle pour moi tout seul), et la gêne peut venir.
J’aime Houellebecq pour sa franchise (un peu roublarde toutefois), mais j’avoue que je préfère Kurosawa.

mercredi 24 septembre 2008

24 septembre 2008 : Le Veau d'or

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Pendant l’hospitalisation de Claire, j’ai réécouté pendant plus de deux heures Faust de Gounod, dans la continuité sinon dans son intégralité. Sur cette version CD manque en effet un très bel air, Elles se cachaient ! Ah ! cruelles !, que chante Montserrat Caballé sur un de mes vieux disques vinyle. Je possède aussi le livret dans la collection L’avant-scène Opéra : pas terrible, comme de nombreux livrets d’opéra, et sans doute une fâcheuse édulcoration de la pièce de Goethe. J’ai été malgré tout frappé une fois de plus par les qualités de mélodiste (est-ce ainsi que l’on dit ?) de Gounod.
Et bien entendu, je n’ai pas pu m’empêcher, en écoutant l’air diabolique de Méphistophélès, de penser à la nouvelle crise financière que nous traversons actuellement :
Le veau d’or est toujours debout !
                             On encense sa puissance
D’un bout du monde à l’autre bout !
Le veau d’or ! Cette vieille légende biblique raconte comment les Hébreux, enfuis d'Egypte, las d'attendre le retour de Moïse parti sur la montagne, ont fondu leurs bijoux, surtout les anneaux d'or que tous portaient aux oreilles, et fabriqué avec le métal fondu un Veau d’or. "Aaron leur dit: Otez les anneaux d'or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les-moi. Et tous ôtèrent les anneaux d'or qui étaient à leurs oreilles, et ils les apportèrent à Aaron. Il les reçut de leurs mains, jeta l'or dans un moule, et fit un veau en fonte." (Exode 32, 2-4). Le peuple, apeuré, avait dit à Aaron : "Fais-nous un dieu qui marche devant nous." (Exode, 32, 1).
Certes, depuis deux siècles, la religion bat de l’aile, et les hommes sont sans doute toujours à la recherche d’un dieu qui marche devant eux : certains le trouvent dans la drogue, l’alcool ou les voyages, d’autres dans le sport ou la frénésie sexuelle, d’autres encore dans l’abrutissement télévisuel ou les jeux vidéo. Un certain nombre aussi dans les jeux financiers.
Car ce genre de Dieu, le Veau d’or, ne meurt jamais. Pourtant, les nouveaux prêtres du Veau d’or sont discrets. Ils ne se mettent pas trop sur le devant de la scène, on les croit inexistants, camouflés derrière les barrières du Nasdaq ou du CAC 40. Et pourtant ce sont eux qui gouvernent le monde, depuis le XIXème siècle. Malgré la concurrence de 1917 à 1989 de l’idéologie communiste qui servait tout de même de contre-pouvoir, ils se sont désormais imposés partout sous les étiquettes commodes de libéralisme et de mondialisation. Leur voracité ne connaît plus de limites depuis que la défaite de l’idéologie rivale leur a ôté toute mauvaise conscience.
Aujourd’hui, le complexe politico-militaro-financier, dominé par les USA, et qui régit la planète, est bien le nouveau Veau d’or, devant qui tout le monde s’incline, et fait ses dévotions avec force courbettes. Le dollar, le billet vert, est devenu le référent obligatoire, contre lequel seuls, de temps en temps, les états pétroliers tentent une vague attaque… destinée en fait à participer eux aussi à cette dévotion particulière, ou du moins à récupérer quelques miettes. Les frontières se sont abolies devant cet océan de dollars qui règne sans partage sur la planète entière. Et l’euro ne fait pas le poids, j’en ai bien peur !
Les spéculateurs, qui avaient déjà superbement géré la panique boursière de 1929 (je n’ai pas entendu dire que les Rothschild et Rockefeller s’étaient ruinés !), s’en donnent désormais à cœur joie. Plus rien ne les retient. Et quand un état devient spéculateur, comme les USA, qui font financer par l’étranger leur commerce, leur déficit budgétaire et les guerres qu’ils mènent un peu partout dans le monde pour asseoir leur domination définitive, plus rien ne s’oppose aux crises financières qui en fin de compte les arrangent. Et ces crises touchent qui ? Les petits, les obscurs, les sans-grade (merci Edmond Rostand), bien entendu ! C’est-à-dire ceux qui ont tout simplement oublié que le capitalisme tue, assassine à grande échelle : voir les deux guerres mondiales et les nombreux conflits actuels. Capitalisme : c’est d’ailleurs devenu un gros mot, que plus personne n’utilise. On ne le connaît plus désormais que sous les vocables si bénins de libéralisme, globalisation, mondialisation… Ce qui avait déjà été bien perçu dès les années 60 par de Gaulle, inquiet du degré de vassalisation imposé par les nouveaux seigneurs américains au travers de l’OTAN, par exemple, et qui avait pressenti la main mise économique de l’Empire américain et le risque d’écrasement des fondations sociales et démocratiques des nations européennes.
Les nouveaux dévots du Veau d’or ont beau être appelés des consommateurs, ils ne sont rien d’autre que des exploités. Ils n’ont que leur maigre force de travail à opposer à l’ogre détenteur des moyens financiers et des moyens de production, et leurs mains nues à opposer aux milices et armées au service de l’ogre.
Et pourtant, à quoi bon amasser de l’argent ? Pour avoir quoi ? Plus de pouvoir ? Plus de bijoux, plus de beaux vêtements, des maisons plus spacieuses, davantage de femmes (ou d’hommes), plus d’espérance de vie ? L’appât du gain rend-il plus heureux ? Améliore-t-il la vie intérieure, la sensibilité, la culture, l’éducation ? "C’est vrai, dit le gros négociant, je ne pense pas à éduquer les masses, à élever le niveau de leur sensibilité esthétique", écrivait déjà Virginia Woolf, dans La scène londonienne, en 1932.
Et c’est au nom de ces sacro-saintes valeurs que l’on mène ce qu’il faut bien appeler des croisades contre les peuples. Et pas seulement contre le fameux Axe du Mal (le Veau d’or serait donc le Dieu de l’Axe du Bien !), mais aussi contre tous les individus qui ont cru aux vertus de la démocratie, à la lutte contre les inégalités, et qui se trouvent désormais pieds et poings liés par les tenants du libéralisme, qui les mettent au chômage, qui délocalisent, qui organisent la nouvelle misère. Car il n’y a pas de secret : pour qu’il y ait quelques riches, il faut beaucoup de pauvres.
Allons, l’exploitation de l’homme par l’homme a encore de beaux jours devant elle, surtout quand l’humanité toute entière se met à genoux (presque toute entière, car moi vivant, il y en aura au moins un qui refuse cette imposture, et j’espère ne pas être tout seul), les yeux baissés, en adoration devant l’éternel Veau d’or.


22 septembre 2008 : pleurer


Jadis, ouvrant mes bras comme une paire d'ailes Je montais jusqu'au ciel pour suivre l'hirondelle
(Georges Brassens, Le vingt-deux septembre)

Je n’ai jamais pu écouter sans émotion la chanson de Brel, Voir un ami pleurer, et particulièrement cette strophe :
Bien sûr, il y a nos défaites
Et puis la mort qui est tout au bout
Nos corps inclinent déjà la tête
Étonnés d'être encore debout
Bien sûr, les femmes infidèles
Et les oiseaux assassinés
Bien sûr, nos cœurs perdent leurs ailes
Mais, mais voir un ami pleurer !

Tout Brel nous prend aux tripes. Sans doute n’a-t-il pas dans ses chansons, souvent prosaïques, l’habileté poétique d’un Brassens, mais il nous touche davantage, et dans mon panthéon de chanteurs, je crois qu’il occupe la plus haute place. Ici, nos défaites, la mort qui est tout au bout, nos cœurs perdent leurs ailes, et puis ce refrain lancinant avec ce double mais : Mais, mais voir un ami pleurer !
Voilà, je dois vous l’avouer, j’ai pleuré ! Vendredi matin soudain, lors d’un coup de téléphone, j’ai éclaté en sanglots, je me suis relâché, j’avais du mal à continuer à parler… Moi qui passe pour quelqu’un de froid, de dur, d’impalpable, de triste aussi (combien de fois m’a-t-on dit : « tu as l’air triste », et le toubib encore me demandait il y a quinze jours : « vous êtes sûr de n’être pas triste ? »), alors même que mon cœur est brûlant, tendre, touchant et gai, moi qui me suis réfugié dans une sorte d’impassibilité pour descendre le fleuve de la vie, je ne savais plus si j’étais capable de pleurer, et de pleurer énormément !
Il m’a fallu une heure pour que j’arrête. Ce vendredi, j’allais partir au cours de qi gong, puis chercher ma belle-sœur à la gare, et je ne souhaitais pas me présenter, ni au cours ni à Anne, avec des yeux gonflés et humides. J’ai donc repris mon masque de presque insensible… Et, ma foi, non seulement, je suis redevenu effectivement calme, me morigénant : « heureusement que ça ne t’est pas arrivé devant Claire ! ou au téléphone avec l’un ou l’autre de tes enfants ! » Et j’ai pu dans l’après-midi, après avoir confié Claire à Anne, faire les démarches pour hâter son retour : location de chaise roulante, achat de matériels destinés à faciliter son retour, contact avec une association pour avoir une aide à domicile. J’étais tellement éreinté, peut-être épuisé par ma crise du matin, que le soir, j’ai dormi comme un bébé : 9 h 20 d’affilée, ce qui ne m’était pas arrivé, voyons, disons depuis au moins quatre ans, depuis que Claire est malade. Comme quoi les larmes ont du bon !
Eh oui, des émotions fortes, des tensions s’étaient accumulées depuis une semaine, et les larmes sont venues... Pourquoi d’ailleurs ne pas pleurer d’émotion, de joie, de honte, de peur ou de chagrin ? On me disait petit : « un garçon, ça ne pleure pas, ça doit être viril ! » J’ai si bien entériné la chose qu’effectivement, j’ai très peu pleuré dans ma vie. Même pas quand ma grand-mère est morte. Je suis resté sec, et pourtant, je l’aimais si tendrement. Elle m’a laissé en héritage son alliance, que je porte toujours au doigt (ce que j’ignorais, ma mère me l’a donnée peu avant mon mariage). Ni quand mon père est décédé, ni pour mon frère Bernard. Ça m’est arrivé parfois au cinéma ou à la lecture de romans. Et aussi, les rares fois où j’ai osé avouer mon amour, surtout quand je savais qu’il ne serait pas partagé ! Et par contre, je n’ai pas versé une larme quand j’ai été victime de violence ou d’injustice : étonnant, non ?
Mais au fait, choisit-on de pleurer ? Non, on est choisi par une explosion intérieure que l’on ne peut pas contrôler : en tout cas, c’est l’impression que j’ai eue ce vendredi matin. En fin de compte, et à voir les nuits que je fais depuis, ça a dû me vider d’un grand poids, me laisser détendu, relâché, apaisé.
Il faut donc accepter de pleurer, ça permet de faire le vide après des tensions trop fortes. J’ai donc appris, à soixante-deux ans que les pleurs font partie de la vie ! Il paraît que les mélancoliques et les dépressifs seraient incapables de pleurer... A vérifier ! Car mon médecin n’est pas loin de penser que je suis et l’un et l’autre. J’accepte volontiers le superbe qualificatif de mélancolique, tout en inclinant plutôt vers ténébreux (mon vers préféré quand j’étais jeune était « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé »), mais par contre dépressif, non ! Parfois un peu déprimé, comme tout le monde, quand le temps est maussade, ou que je me heurte aux mille petites contrariétés de la vie quotidienne.
En tout cas, pleurer ne me semble pas une marque de faiblesse. J’accepte, publiquement, en l’écrivant ici, de dire que j’ai craqué, que j’ai fait couler un torrent de larmes. Dans la solitude il est vrai. Mais j’ai quand même, au milieu de mes larmes, téléphoné à maman pour partager avec elle ce surcroît d’émotions, ces larmes probablement chargées de sens : la pauvre femme l’a bien compris. J’en conclus que se laisser aller à ses émotions, c’est essentiel ! Quand les larmes se tarissent, c’est que nous abandonnons l’espérance.
Les larmes, expression de sentiments, se manifestent différemment, pour des raisons physiologiques et culturelles, chez les hommes et les femmes, semble-t-il. J’ai lu que l’hormone masculine, la testostérone, contrariait l’expression des sentiments sous forme de pleurs. Ainsi les hommes s’exprimeraient davantage par la colère ou le mutisme (il est bien vrai que j’ai pas mal expérimenté les deux), alors que les femmes se laisseraient plus facilement aller à pleurer. S’y ajoute d’ailleurs le poids de l’éducation et de la culture dans lesquelles nous sommes plongés. Finalement, les seuls pleurs admissibles – et même recommandées – sont ceux qui surviennent pour un enterrement. Ce pour quoi je disais au début que de n’avoir point pleuré pour mes deuils importants me laissait penser que j’étais presque insensible. Evidemment pas.
Je pense même pencher vers un excès de sensibilité – mon côté féminin sans doute ! Ce même excès qui me pousse à me révolter contre ceux qui détiennent un quelconque pouvoir. Et, depuis plusieurs jours, j’étais indigné par le silence hospitalier, le manque complet d’informations sur l’état de santé de Claire. Je commençais à dire que j’allais squatter un couloir de l’hôpital, apporter mon lit de camp et mon duvet, et m’y mettre en grève de la faim illimitée, avec conférence de presse. Autant le personnel soignant proche (aides-soignants, infirmières) est bienveillant, compatissant, mais malheureusement ne sait pas grand chose, autant la hiérarchie est lointaine et peu loquace. Je sais bien que dans le cas de Claire, c’est parce qu’ils sont désarmés et ne savent rien, mais qu’est-ce que ça leur coûterait de nous l’avouer ? De convoquer et d’informer les proches (le mari, en l’occurrence, et aussi le médecin traitant !), de ne pas nous laisser barboter dans l’ignorance, patauger dans une attente interminable et usante.
Et finalement me laisser fondre dans un précipité de larmes. Mais quoi, les pleurs ont du bon, de quoi me plaindrais-je ? Soit, je ne me plaindrai plus ! J’irai me noyer dans des torrents d’apéritifs, me jeter sous un TGV ou me balancer du haut de la passerelle sur les caténaires des chemins de fer. Et voilà. On ne m’entendra plus… Et on ne me verra plus pleurer…
Allons, messieurs les docteurs et professeurs, pensez – un peu – aux malades et à leurs proches !


lundi 15 septembre 2008

15 septembre 2008 : écrire la souffrance

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Ecrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.
(Marguerite Duras, Ecrire)

Claire est de nouveau à l’hôpital. Elle souffre, elle est très affaiblie. Peut-être, au bout de quatre ans, n’a-t-elle plus envie de lutter ? Elle seule pourrait le dire. Mais je le comprendrais volontiers, tout en souhaitant le contraire. Et c’est pourquoi je veux explorer ce thème de la souffrance, que j’ai bien connue moi aussi, même si je ne l’affiche pas et ne la porte pas en bandoulière.
La souffrance est le lot commun à l’humanité. Mais chacun la vit à sa façon, pour une raison très simple : chacun est seul avec elle ou face à elle. Sans doute il y a différents types et degrés de souffrance : entre le petit bobo d’enfant (qu’il ne faut pas négliger cependant), les petites tracasseries de l’existence (qui causent souvent plus de souffrances qu’on ne croit), les peines de cœur (qui font rire les grands esprits, et qui causent pourtant des dégâts considérables), l’affliction des solitaires ou des gens vieillissants, devenus incapables de se lier à autrui ou abandonnés de la société, les maux de la maladie aiguë (dont on sait d’avance qu’ils ne dureront pas) et la souffrance chronique, permanente, durable, continue, qu’elle soit d’origine psychique ou issue de la douleur physique, nous ne naviguons pas dans les mêmes eaux. Et pourtant…
Parlons d’abord de la maladie. La maladie arrive dans des conditions psycho-biologiques données. Elle n’est pas toujours reconnue comme telle, nous pouvons feindre de l’ignorer, mais il est difficile de faire l’impasse sur les souffrances qu’elle engendre. Pourtant, il en est parfois ainsi. Les médecins soignent, mais n’étanchent pas la douleur. Voire même la laissent s’épanouir. Est-ce parce qu’il ont une grande ignorance du mental et de tout ce qui touche à la conscience ? Est-ce aussi parce que nous ne sommes pas égaux devant la douleur ? Parce que certains sont capables de l’intérioriser, de la masquer presque, de faire comme si elle n’existait pas, pour tout un tas de raisons ?
Beaucoup de malades endoloris pourraient probablement être soulagés grâce à des soins appropriés, encore faudrait-il que leur souffrance soit reconnue ! On a l’impression que l’idée de soigner la douleur est encore inexistante. Que la douleur en soi n’est pas considérée comme une part entière de la maladie, mais est largement imaginaire, et ne peut donc pas bénéficier de thérapies appropriées. De ce fait, on occulte la question de la souffrance qui trouble notre tranquillité ordinaire. Et nous pratiquons la politique de l’autruche devant les malades et leur souffrance, et en fin de compte, nous les abandonnons, les laissons en souffrance (les médecins), n’allons plus les voir (c’est trop dur pour l’entourage et les amis).
C’est vrai qu’il est difficile de l’expliciter. On n’a pas toujours une conscience nette de la douleur, et on a aussi besoin de faire parfois – même souvent – comme si elle n’était pas là, pour survivre tout simplement. J’ai été frappé par exemple de voir comment Claire se comporte au téléphone, où elle prend un petit ton guilleret qui ne correspond en rien à son degré de souffrance du moment, et qui est trompeur, surtout quand elle téléphone au médecin.
Sans doute est-on venu au monde pour avoir du plaisir, et se priver de plaisirs pour rester bien portant, mener une vie morne et insipide n’a pas de sens, peut même paraître absurde. La maladie (et, parfois, ses douleurs corrélatives) est donc là en quelque sorte comme une contrepartie à cette vie de plaisir. Nous rappeler que si oui, on aspire à vivre dans la joie, celle-ci n’est pas éternelle. Et parfois, quand nous pensons : "Je veux mourir, je veux mourir !", nous signifions surtout que nous ne voulons plus vivre dans cette absence de plaisir. Parfois même, nous sommes incapables de profiter pleinement du plaisir présent, simplement parce que c’est trop beau, qu’on ne le mérite pas, qu’on ne le retrouvera pas. Comme s’il pouvait être permanent.
Une maladie, par définition, est une anomalie, un trouble du comportement physique ou mental. Les causes en sont variées, aussi bien sur le plan physique (microbes, virus, accidents…) que mental (sentiment de privation, de frustration, de culpabilité…). Y a-t-il des signes précurseurs ? Il n'y en a pas toujours, sinon on saurait sans doute s’en prémunir. Au début, ça passe quasiment inaperçu. Et nous-mêmes, nous ne faisons pas très attention à ce qui se passe, en croyant nous protéger. Nous ne disons pas tout au médecin, par exemple, ni à notre entourage. Pourquoi les inquiéter inutilement ? Après tout, la souffrance est humaine, naturelle. Et nous avons été éduqués (tout au moins notre génération) dans l’idée de ne pas nous plaindre, de "prendre sur soi". Nous finissons par perdre la conscience nette de la réalité : c’est-à-dire l’irruption d’une anomalie dans le cycle normal de notre vie.
Jusqu’au jour où la maladie perturbe la vie, celle de notre entourage, et où nous avons besoin du corps médical. Nous ne pouvons plus nous ressaisir seuls pour éviter des souffrances. L’énergie s’en va, nous n’avons plus de garde-fou, nous ne pouvons plus gérer la relative harmonie qui nous faisait vivre en bonne relation avec notre corps et avec les autres. Nous pouvons toujours nous croire fort. Il n’y a plus de remèdes.
Quelle est donc la nature de la souffrance ? Les médecins, quand ils nous interrogent, nous demandent de quantifier par auto-évaluation la tonalité de la douleur sur une échelle de 0 à 10 (0 = absence de douleur, 10 = insupportable). Mais douleur et souffrance, quoique intimement liées, sont peut-être des notions distinctes.
La douleur, plus physique (on dit : "j’ai mal"), résulterait d’un influx nerveux transmis et relié par le cerveau. Selon la définition de l'International Association for the Study of Pain (IASP), la douleur est : "une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à des lésions tissulaires réelles ou potentielles ou décrites en des termes évoquant de telles lésions". Certains sont plus sensibles que d’autres à ces stimuli nerveux.
La souffrance, plus mentale (on tendrait à dire : "je suis mal"), serait plutôt une réponse affective soit à une douleur physique, soit à l’angoisse, à la peur, à la solitude, à la frustration, à l’abandon, au fait de n’être pas aimé, etc. Et donc, malgré un contrôle médical presque correct de la douleur physique, on peut se sentir accablé par la maladie, sa durée, l’appréhension que "ça ne finira jamais". Tout est relatif d’ailleurs, la souffrance permanente peut donc être ressentie comme relativement supportable – on vit avec, c’est le cas de Claire, qui ne se plaint donc plus que rarement – mais l’excès de médicaments, souvent très puissants, peut aussi entraîner des effets secondaires dramatiques.
Or, on a l’impression que chez les médecins, priorité est donnée au diagnostic (pas toujours évident, non encore établi pour Claire au bout de quatre ans !) et à la curabilité (quand c’est possible) des maladies plutôt qu’au soulagement de la douleur. Ou, plus exactement, les diverses dimensions de la souffrance ne semblent pas prises en compte. Quand la douleur est devenue chronique et a fini par devenir l’essentiel de la maladie, elle introduit dans la vie du malade une sorte de chaos existentiel, un cataclysme psychique et social, un cheminement dans un vécu inédit fait de changement brutal, d’isolement, d’absence de solidarité, de perte de la valeur de la vie : pourquoi j’en suis là ? quel sens a encore ma vie ? comment retrouver mon intégrité ? quel contrôle puis-je encore exercer sur le reste de ma vie ? quelle prise en charge puis-je demander à mon entourage sans être un poids excessif ? si je deviens invalide, comment survivre ? suis-je condamné à vie à prendre des tonnes de médicaments antalgiques et analgésiques, parfois morphiniques, des antidépresseurs, des antiépileptiques, des anxiolytiques, des corticoïdes ? ou bien y a-t-il d’autres solutions ?
La course aux traitements de médecine parallèle (acupuncture, auriculothérapie, sophrologie, relaxation, anthroposophie, huiles essentielles, massages…) finit aussi par être épuisante. Et sans résultat vraiment concret. Toujours dans l’attente du miracle
Et la souffrance perdure. A-t-elle un sens ? Sans doute uniquement le sens que je lui donne. Sans doute me rappelle-t-elle que je ne suis pas un Hercule, plutôt un Prométhée ! Mais quelles possibilités me laisse-t-elle ? Ou bien je capitule devant elle, et je finis par me laisser détruire, ou bien j’essaie de la transcender pour grandir encore un peu, pour me porter, pour me supporter (sens originel étymologique du mot souffrance, je crois). Seule la seconde solution est viable, évidemment. Faire face à la souffrance donne une nouvelle sensibilité, à soi et aux autres.
Mais quand le seuil de douleur physique est lourd, trop constant, la seule préoccupation est d’essayer de survivre. C’est dur, Claire en a fait l’expérience longuement. Elle a réagi avec son histoire passée, sa culture, sa spiritualité, sa capacité de relation avec moi et avec les autres, sa sociabilité… Pas facile. C’est que, souffrant, et s’affaiblissant constamment, elle a vu ses capacités de résistance s’émousser peu à peu. Et ça se conçoit : quatre ans, c’est long. Avec la crainte que ça dure encore et toujours, une certaine tristesse, de la colère parfois et aussi finalement de la résignation.
Et ça ne sert à rien de savoir que la souffrance est partout, autour de nous, en nous. La souffrance colle à notre peau d'homme. Oui, la souffrance est partout : maladies, torture physique, guerres, attentats, deuils, souffrance morale, chagrins divers, viols, vieillissement, peur de la mort... Nous la trouvons au travail aussi, qu’on songe à l’exploitation de l’homme par l’homme (qui croit encore que ça n’existe plus, en dehors des lecteurs du Figaro ?), à l’esclavage, au travail des enfants, aux camps de travaux forcés, à la prostitution : eh oui, c’est aussi une forme de travail, et parmi les plus douloureuses. Oui, la souffrance est partie intégrante de la vie.
Pourtant nous avons envie de nous rebeller, de mordre, de combattre. L’instinct de vie nous pousse à essayer de maîtriser la souffrance, de la transformer en auxiliaire de vie. Finalement, moi qui la côtoie maintenant, après l’avoir éprouvée autrefois, je peux en parler en qualité de témoin. Mais comme un témoin qui crie dans le désert, comme Jean Baptiste (Mathieu, 3,3, Marc, 1,3, Luc, 3,4, Jean, 1,23) ; je ne sais pas si comme lui, j’aplanirai les sentiers de Dieu, mais crier me fait du bien. Le bébé ne commence-t-il pas par crier, peut-être de douleur, de séparation sûrement, d’inconfort de quitter le nid douillet ?
Notre drame n’est-il pas de nous sentir révolté, mais aussi victime et coupable, devant la douleur ? Crier, ce n’est pas afficher la souffrance, mais l’exprimer seulement. La comprendre peut-être. Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi y a-t-il des seuils si variés de sensibilité à la douleur ? Pourquoi s’accompagne-t-elle d’un tel sentiment d'impuissance ? Comme si le corps devenait notre ennemi ! Que l’homme ait de tous temps cherché des explications d’ordre philosophique, religieux ou moral : punition d'une transgression, châtiment de la nature, moyen de se purifier ou de racheter ses fautes ou celles des autres, ne nous soulage pas tant que ça. Le malheur serait un châtiment mérité ! Quand on lit le livre de Job, on voit pourtant qu’il souffre, mais qu’il est innocent.
Et je ne crois pas que la souffrance rende meilleur. Elle révolte d’abord, elle engourdit ensuite, elle détruit enfin. Et du fait de notre intelligence, de notre sensibilité, nous nous rendons compte de notre souffrance. Et peut-être même, plus nous sommes sensibles, conscients, aimants, plus nous souffrons aussi de la souffrance de l’autre. Devons-nous émousser notre capacité à nous émouvoir ? Non, il y a là quelque chose qui nous ennoblit, qui nous réalise au-delà de nous-mêmes. Il y a là comme un auxiliaire précieux qui nous éduque aussi, loin de l’égoïsme, vers l’espérance. C’est cette dernière qui nous empêche de perdre le courage et la vie.
Et quand comme moi, on s’est posé dès sa prime jeunesse la question du sens de la vie, quand on s’est pénétré du sentiment tragique de la vie, quand on a décelé la souffrance qui a poussé bien des artistes à créer, on sent bien le lien qui nous pousse à essayer de vaincre l’angoisse née de la souffrance. A lutter contre l’adversité, envers et contre tout, à ne pas se laisser enfermer, pour au contraire se dresser, debout, au-dessus d’elle. A s’épurer, à ouvrir notre cœur, à garder la foi dans la vie malgré tout. A n’accepter pas tout ce qui rabaisse l’homme, la violence, le mal, la volonté de puissance, le culte de la possession. Pour aider l’autre, nous devons réagir sainement, nous réformer, nous dépasser, renaître, ressusciter en quelque sorte en permanence. Finalement apprendre à souffrir, c’est sans doute l’exercice suprême de la liberté, puisque c’est ne plus faire de la souffrance la maîtresse qui paralyse notre vie.
Rien n’est jamais gagné sans doute. Mais nous pouvons devenir supérieur à nous-mêmes. Et en sachant faire face, nous nous révélons autant que nous nous relevons.