Ce
mépris du droit et de l’hospitalité, l’État
l’a pour ainsi dire érigé en doctrine.
(Raphaël
Krafft, Passeur,
Buchet-Chastel,2017)
Vous
avez sans doute remarqué que je parle souvent des migrants ici.
Chacun ses marottes. Mon frère aîné achetait et lisait énormément
de livres sur les femmes violées, battues, voilées, humiliées et sur les
combats du féminisme. Moi, depuis quelque temps, je fais la même
chose en librairie sur le thème des migrations contemporaines et
j’écume la Bibliothèque municipale de Bordeaux sur le sujet. Le
sujet ou les sujets ? Si on dit le sujet ou la question ou le
problème, on reste dans l’abstraction. Mais quand on dit les
"sujets", on entre dans le concret, car les migrants ne
sont pas une abstraction, mais des êtres humains, des femmes, des
enfants, des hommes, des vieillards aussi, tous meurtris, épuisés,
parqués, rendus invisibles malgré le défi qu’ils ont réussi :
arriver jusqu’ici à partir des lointaines montagnes d’Afghanistan ou
d’Érythrée, fuyant les luttes fratricides de Syrie, d’Irak ou du
Soudan, victimes de l'oppression politique, de la misère ou de la famine d’ailleurs. "Ce n’est
pas un défi, comme nous autres voyageurs européens nous fixons
parfois par-delà les mers, les montagnes et les déserts. c’est
une nécessité vitale. Un effort subi. Pas une partie de plaisir",
nous rappelle Raphaël Krafft, dans le beau récit Passeur.
À
l’automne 2015, Raphaël Krafft, journaliste, est à la frontière
franco-italienne des Alpes-Maritimes, entre Menton et Vintimille, où
il effectue un reportage sur les migrants bloqués du côté italien, qui attendent
et essaient de passer en France pour y demander l’asile ou de
continuer vers un autre pays. Il avait été sensibilisé au drame de
la situation parce qu’il habite à deux pas des migrants qui
squattaient le Boulevard de la Chapelle avant d’en être chassés. C’est que les Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA)
sont rares, et que "les deux tiers des ayants droit n’y ont
pas accès, au lieu de quoi ils occupent les trottoirs de Paris,
quand ils ne campent pas dans la lande flamande. Il y germe l’aigreur.
Et bientôt la haine".
Ici,
il découvre l’horreur des frontières. Il rencontre des militants
qui ouvrent leurs maisons, une avocate spécialiste des Droits de
l’homme qui tente d’aider certains d’entre eux, aussi bien que
les policiers ou les douaniers qui n’en peuvent mais, et
d’innombrables migrants en situation difficile ; un Soudanais
dit : "Pour fuir la guerre, nous avons bravé le désert,
vécu l’enfer en Libye et en Méditerranée, nous sommes des gens
pacifiques, nous voulons seulement la paix et être traités
humainement". Alors Raphaël Krafft décide avec un guide, par un acte de désobéissance
civile ("Désormais, nous étions liés par la transgression. Ce
n’était pas un camp que je rejoignais, je me confirmais plutôt
avec ce qui devrait être, selon moi, la norme en vigueur en France,
mon pays. Mon pays, dont on me répète depuis mon enfance qu’il
demeure le phare de l’humanité"), d’aider deux Soudanais, «
Satellite » et Adeel, coincés du côté italien, à franchir la
frontière, et qui hésitent à leur faire confiance ; en effet,
ils ne leur demandent rien et la "gratuité de notre service
nous rend suspects à leurs yeux". Ce sera à pied, Raphaël
Krafft, son ami le guide Thomas et les deux réfugiés entreprennent
l’ascension du col de Fenestre, qui culmine à 2 474 mètres, pour
atteindre la France.
Jusqu’à
ces jours-là, l'auteur nous dit : "je
suis toujours parvenu à refréner mes colères face aux injustices
dont j’ai été le témoin. Ce soir, il n’est pas question de
colère. Il s’agit plutôt d’un déshonneur, d’une honte. Honte
de mon pays qui agit contrairement aux valeurs que ses écoles m’ont
inculqué. Il me semble que désobéir est, dans le cas de figure, la
plus juste des façons d’agir". Car face à la réalité, il
ne peut plus rester les bras croisés. "La
France est sous état d’urgence, des citoyens sont assignés à
résidence pour motifs politiques, d’autres le sont sans preuves,
la solidarité est criminalisée, l’Europe renie ses valeurs..."
On
lui a rapporté qu'autrefois "Luigi
Campolonghi, journaliste et fondateur de L’Emigrato
socialista,
pionnier du syndicalisme italien en France, arrêté plus d’un
siècle plus tôt, puis expulsé par ce même poste-frontière", avait écrit quelques mois après son retour en Italie : "À
Menton j’ai vu la route par laquelle j’étais entré en France
avec une sensation d’amertume. Il m’apparut – oh la féroce
ironie de la douleur ! que la République, la patrie idéale
de la liberté, s’humiliait..."
Oui,
notre belle République continue à s’humilier, à nous humilier.
Notre belle civilisation ne semble plus avoir comme idéal que la
création de parcs d’attractions que Marielle Macé, dans son
superbe essai Sidérer,
considérer : Migrants en France, 2017,
dénonce avec vigueur : "D'ailleurs
ce qu'il y a de franchement sidérant à Calais aujourd'hui c'est
encore autre chose, c'est le projet public d'un parc d'attractions
destiné à s'appeler Heroic
Land [ça
fait toujours mieux, un nom hollywoodien],
qui mettrait en scène des héros de jeux vidéo, pensé comme une
"compensation" publique à la crise migratoire et dont le
financement devrait avoisiner les 270 millions d'euros. Un projet
invraisemblable, en décrochage complet avec le réel présent et
commun, un projet inconsidéré (...)."
Oui, il
y a de quoi être sidéré.
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