jeudi 30 juin 2016

30 juin 2016 : haro sur les pauvres !


Ce qui a sur les travailleurs une action beaucoup plus démoralisante encore, c'est l'insécurité de leur position sociale, la nécessité de vivre au jour le jour, bref, ce qui en fait des prolétaires.
(Friedrich Engels, La situation des classes laborieuses en Angleterre, trad. Gilbert Badia et Jean Frédéric, Ed. Sociales, 1960)


Il se trouve que ces derniers temps, j'ai lu successivement deux livres tout à fait édifiants sur la manière dont la société flanque en l'air la vie des précaires et chômeurs, ces nouveaux prolétaires. 
 
Sandra Aimard dans Un pavé dans l'édifice (éd. La cause du poulailler, 2015) nous livre un tableau désolant sur les vicissitudes des exclus, tableau qu'elle arrive pourtant à agrémenter d'humour (noir) comme l'indiquent plusieurs des titres de chapitres : ainsi RSA, coucher ou pas coucher That is the question, démontre que quand on est au RSA, on peut être réveillé et contrôlé à 7 h du matin, et gare si le contrôleur trouve quelqu'un d'autre dans votre lit, surtout s'il (ou elle) est aussi au RSA : "Tout le monde sait que les pauvres sont des profiteurs, contrairement à Sarko-Nouille ou à Cahuzac Rappetout and Co, hein ?" La république de la nouilltude donne des leçons aux malheureux chômeurs : "Tu vas aller à l’esclavage comme on te le dit, sinon on te coupe les vivres. Le royaume des pervers narcissiques, qui, à défaut de pouvoir broyer leur conjoint-e, cassent du pauvre" et explique les bienfaits du travail féminin : "Ah ! Oui, on a aussi la légende : le travail permet aux femmes de s’émanciper. Quand on sait que les nazis avaient inscrit « le travail libère » sur les façades des camps d’extermination, on a de quoi s’étonner. Pour commencer, il émancipe de quoi ? Du joug de l’homme", bienfaits tellement réels : "harcèlements divers et variés, salaires de misère, la vraie vie, quoi". La civilisation développée, évoluée et enviable nous dit : "Heureusement, nous avons des maîtres à penser ! Ça fait longtemps qu’ils nous expliquent qu’être quelqu’un de bien, c’est mentir comme un arracheur de dents, piller, mépriser, faire de l’éducation sentimentale aux femmes de ménage… et avoir une Rolex à cinquante ans", ces mêmes maîtres à penser qui font sentir au chômeur qu'il "reste un suspect, aussi suivi qu’un détenu (jusqu’à quatre traqueurs de pauvres sur le dos) et souvent reçu comme un délinquant, avec menaces à la clé ; on préfèrerait presque être reçu au commissariat par des flics, des vrais de vrais, eux au moins ne sont pas déguisés en travailleurs sociaux"

Sandra Aimard, qui aide justement les pauvres – et bénévolement - dans les redoutables démarches administratives, note que "Si la religion croissance-productivisme-travaillisme engendrait le bien-être, notre société ressemblerait au paradis sur terre, depuis le temps qu’on se prosterne" devant cette nouvelle sainte trinité ! Un livre qui devrait être dans toutes les bibliothèques et qui n'est dans aucune !

Avec Mustapha Belhocine, nous entrons dans une suite de récits racontant les pérégrinations d'un précaire voulant tout de même travailler, et enfilant coup sur coup les centaines d'envoi de CV, les entretiens-bidons, les emplois jetables. Il se trouve que l'auteur, nous dit l'éditeur Agone, "est ce qu’on appelle aujourd’hui un « précaire » : condamné aux contrats courts, il enchaîne des missions d’homme de ménage au pays de Mickey, de manutentionnaire dans un célèbre magasin de meubles ou de « gestionnaire de flux » chez Pôle Emploi – ce dernier poste consistant à renvoyer chez eux les impudents chômeurs venus faire leurs réclamations en direct plutôt que sur Internet. Armé des mots de Bourdieu, d’un bagout sans faille et de réflexes réfractaires aux ordres illégitimes, il opère de lucides coups de sonde dans les bas-fonds de l’exploitation moderne. Contrairement à Florence Aubenas ou à Günter Wallraff, journalistes s’étant glissés dans la peau de précaires" [ce qui n'enlève rien à la qualité de leurs ouvrages, Le quai de Ouistreham et Tête de Turc], "Belhocine est un précaire par nécessité économique, qui écrit ce qu’il vit pour consigner les cadences, les vexations et la pénibilité, mais aussi faire éclater le ridicule, jusque dans sa langue, d’une organisation sociale exigeant de ses « castmembers opérationnels et motivés » d’avoir le « sens du jeu »."

Chez Eurodisneyland, il note qu'il y a eu un "accord du gouvernement sur quelques aménagements du droit du travail et du mode de recrutement", comme quoi le démantèlement du droit du travail ne date pas d'aujourd'hui : mais que n'accepterait-on pas pour créer des emplois de merde ? Dans le magasin de meubles, il note à propos de la directrice que, à l'entendre, sa réussite , "c'était le fruit de beaucoup de travail, d'abnégation et de sacrifices". Selon lui, "il faudrait ajouter le zèle, le mensonge, la délation, exceller à d'innombrables jeux de stratégie, assez pour devenir un dominant parmi les dominants". Car il n'a pas les yeux dans sa poche, Mustapha. Dans cette même boîte, non seulement le personnel n'était pas respecté, mais les normes de sécurité n'étaient pas respectées non plus : "sans parler des lichettes d'amiante qu'on se tapait, les issues de secours n'étaient pas accessibles et les bornes incendie enfouies sous des tonnes de marchandises – il suffisait juste de faire place nette lors des visites des commissions de sécurité (je l'ai moi-même vécu) et puis ça repartait de plus belle". Il quittera le magasin sur un coup d'éclat : "Bref, j'avais fait peur à un patron pendant deux ou trois heures. Ce n'était pas grand-chose, mais c'était cool, le personnel m'avait élevé au rang de héros, adulé comme une rock star". C'est que personne jusque-là n'avait osé dire son fait à la directrice.
Il note aussi que "Les conditions de travail étaient dures, très dures. Le repos de ton âme dépendait surtout du chef d'équipe sur lequel tu tombais (ou avec qui tu t'acoquinais) : ils avaient en commun d'être colériques, parfois hystériques, la caricature du petit chef à la botte du patron". De même, "Si on prend à la lettre le sens de la justice sociale ou même le respect d'autrui, on démissionne de tous les boulots dans les cinq premières minutes". Donc il faut savoir se taire et encaisser. Quant à son passage chez Pôle emploi où il arrive à dégoter un job temporaire, ils constate que les malheureux qui y viennent "ne savent pas que cette institution qui se dit au cœur de la protection sociale est surtout le cœur du développement des inégalités".
C'est que c'est terrible d'être pauvre et, plus encore, chômeur ; "La honte est un sentiment récurrent quand on est dans la précarité". D'ailleurs, "Tout est fait pour qu'on ne puisse pas s'en sortir ! Quand on cherche un taf, faut avoir une bonne liquette, faire des photocopies, imprimer son CV (on est censé pouvoir le faire au Pôle emploi, quand la machine fonctionne ou quand elle n'est pas volontairement éteinte par les employés), avoir une connexion Internet chez soi, un ordinateur en état de marche, se faire régulièrement rafraîchir les tifs – mais tout ça a un coût non négligeable". Bref, il comprend que certains finissent par boire ou par sombrer dans la délinquance, option que personnellement, il a mise de côté. "Tout d'abord parce que je n'ai jamais été initié, ensuite parce que je suis con : j'ai une morale, j'ai toujours fait traverser les grands-mères, rapporté les portefeuilles aux objets trouvés, et je crois que Bien mal acquis ne rapporte jamais".

Comme celui de Sandra Aimard, Précaire ! est un livre exceptionnel, d'une écriture sèche et féroce, qui dénonce l'horreur de la chasse à l'emploi et l'incompétence, pour ne pas dire l'ignominie de nos gouvernants (et de leurs chères classes moyennes qu'ils ne cessent de choyer) et du capitalisme : arriveraient-ils, eux, à subsister avec moins de 500 € par mois ? Poser la question, c'est y répondre ! 
Et dire que certains prétendent que les classes sociales n'existent plus ! En tout cas, précaires, rsaïstes (ex-rmistes) et chômeurs sont, avec les réfugiés de toute sorte, les prolos d'aujourd'hui. Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'ils n'existent pas.
 

mardi 28 juin 2016

28 juin 2016 : le texte du mois (pas de moi) : un appel de "Libé"


L’État policier n’est pas pour demain ; il est ici ; il éblouit et il menace.
(George Jackson, Devant mes yeux la mort, trad. Louis Évrard, Gallimard, 1972)

Je n'hésite pas à reproduire in extenso le texte suivant signé par des personnalités que j'apprécie. Parmi elles, des écrivains que j'ai lus et appréciés : Pierre Alféri, Grégoire Chamayou (cf ma page de blog récente du 25 avril dernier), Jean-Pierre Levaray, Serge Pey, Nathalie Quintane, le cinéaste et écrivain Gérard Mordillat, que j'estime particulièrement, et le chanteur Serge Utgé-Royo, dont je possède plusieurs disques que j'écoute régulièrement.
Je ne le commente pas : il parle par lui-même !


  
Grilles anti-émeutes, canon à eau, fouille des manifestants avant leur entrée dans le périmètre, interpellations... Le dispositif policier était imposant, le 23 juin, autour du port de l’Arsenal. Photo Cyril Zannetacci pour Libération
Pour ne pas réitérer ce qui s’est passé le 23 juin, un collectif de personnalités appelle à manifester le 28 juin et à se tenir en dehors ou a proximité de la « cage » prévue par la préfecture. Il dénonce ainsi l’instauration d’un régime de plus en plus autoritaire.
Ce qui s’est passé jeudi 23 juin à Paris, à l’occasion de ce qui aurait dû être une manifestation contre la loi travail, est d’une gravité exceptionnelle. Un quartier entier de Paris a été occupé militairement, avec présence de fourgons et de troupes très en avant du lieu prévu pour la manifestation, pour exercer une pression par leur seule présence et par des contrôles parfois suivis d’interpellations.
Ensuite, autour de la place Bastille et du bassin de l’Arsenal, avaient été installées des enceintes grillagées hermétiques et pour entrer dans le périmètre, il fallait franchir des check-points et laisser fouiller ses sacs. Des dizaines de personnes ont été interpellées pour la simple possession de lunettes de piscines ou de foulards, certaines ont été coincées trois heures sur un trottoir avant d’être embarqués pour deux nouvelles heures de « vérification d’identité », des professeurs des écoles qui protestaient ont été chargés et tabassés, etc.
C’est un événement sans précédent en France et, à notre connaissance, dans les démocraties occidentales, que plusieurs dizaines de milliers de personnes aient été ainsi encagées et que leur droit de manifester ait été ridiculisé, réduit à une pantomime par l’obligation de tourner en rond autour d’un bassin dans un périmètre réduit, sans aucun contact avec le reste de la ville.
L’exemple des lois sécuritaires, celui d’un état d’urgence censé être provisoire mais promis à l’éternité, sont là pour nous rappeler que chaque recul de liberté est ensuite considéré comme un acquis par l’État. Si un tel dispositif totalitaire devait être renouvelé, nous entrerions dans une nouvelle phase de l’instauration d’un régime autoritaire dont le caractère démocratique deviendrait franchement évanescent.
C’est pourquoi nous déclarons que nous continuerons à manifester mais que nous ne mettrons plus jamais les pieds dans de tels périmètres militarisés. Aux prochaines manifestations et en particulier à celle de mardi 28 juin, nous nous tiendrons en dehors, et nous appelons tous les manifestants à faire de même, à rester à la périphérie de la cage qu’on nous destine, à observer ce qui s’y passe, et à exercer quand c’est possible, chacun à sa manière, le libre droit de manifester.

Signataires :
Miguel Benasayag, philosophe, psychanalyste ;
Gérard Mordillat, cinéaste ;
Mateo Depie, architecte ;
Frédéric Lordon, économiste ;
La Parisienne Libérée, chanteuse ;
Pierre Alféri, écrivain ;
Serge Quadruppani, écrivain ;
Yves Pages, éditeur ;
Yannis Youlountas, écrivain, réalisateur ;
Arno Bertina, éditeur ;
Isabelle Saint-Saens, militante associative ;
Noël Godin, entarteur ;
Grégoire Chamayou, essayiste ;
Thomas Coutrot, économiste, coprésident d’Attac ;
Alessandro Di Giuseppe, comédien ;
Stathis Kouvélakis, philosophe ;
Jean-Pierre Levaray, écrivain ;
Serge Pey, poète ;
Denis Robert, journaliste ;
Nathalie Quintane, écrivain ;
Xavier Mathieu, syndicaliste comédien ;
Jean-Jacques Redoux, écrivain ;
Serge Utgé-Royo, chanteur.



dimanche 26 juin 2016

26 juin 2016 : Simone Weil ou la philosophie en action



Enfin la police ne serait plus au service du patron ! Enfin le gouvernement serait, sinon bienveillant, au moins neutre !
(Simone Weil, Grèves et joie pure, Libertalia, 2016)



Au moment où un gouvernement se prétendant « socialiste » démantèle le droit du travail, conquis de haute lutte par le mouvement ouvrier, il est bon de se mettre à relire Simone Weil, cette âme pure, cette philosophe qui est allée travailler en usine pour voir de près ce qu'était la condition ouvrière de son temps et pouvoir en parler en connaissance de cause. Au moment où l'on devrait fêter avec éclat les 80 ans du Front populaire (à ma connaissance, seul l'Hôtel de ville de Paris propose une magnifique exposition de photographies de l'époque, où les grands photographes n'hésitaient pas à se mouiller pour se mettre au plus près des petites gens, des grèves et des occupations d'usine, des manifestations, des premiers congés payés), les éditions Libertalia rééditent un ensemble de textes de Simone Weil, écrits à chaud pendant les mois de juin à octobre 1936 et publiés dans des périodiques de l'époque : La révolution prolétarienne et Le libertaire. Lecture hautement roborative, tellement éloignée des bégaiements poussifs de nos intellectuels d'aujourd'hui, plus enclins à se partager le fromage des plateaux télévisuels et à y pérorer sempiternellement sur des choses dont il n'ont aucune idée, bien que se prétendant experts. Ne note-t-elle pas que "La cadence actuelle du travail inflige une souffrance physique et morale qu'on supporte uniquement par nécessité. C'est même plus qu'une souffrance, c'est comme un suicide moral de chaque instant". Avez-vous entendu un seul de nos spécialistes dire tout ça dans les fameuses informations en continu ?

Grèves et joie pure
Simone Weil est lucide. Elle ne se faisait aucune illusion sur le Front populaire lui-même, pas plus qu'on ne peut s'en faire sur notre gouvernement : voir la phrase que j'ai mise en exergue. Elle notait que des dangers "menacent en ce moment le mouvement ouvrier. L'un de ces dangers, c'est que l'agitation dans les usines et les chantiers ne fatiguent la partie la moins combative de la classe ouvrière, n'exaspère la paysannerie, qui comprend mal les mouvements ouvriers, ne rejette à droite les petits-bourgeois des villes". Bien observé, et toujours valable aujourd'hui. Elle repère la joie qui se dégage des occupations d'usine, parce qu'il s'agissait, "après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d'oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours". Ce n'est pas rien, tout de même. Elle aurait aimé le film documentaire de Françoise Davisse, Comme des lions, qui nous montre ça aujourd'hui (cf ma page du 4 avril dernier).
Elle repère aussi la difficulté de la mise en application des nouveaux droits des ouvriers, et en particulier le rôle des délégués : "Il faut que l'action des délégués soit méthodique, réfléchie et coordonnée ; et il faut qu'elle soit étroitement subordonnée à un contact permanent avec les ouvriers. On aurait tort de croire que ce contact va de soi, du fait que les délégués sont des ouvriers eux-mêmes. Car à l'usine le contact entre les ouvriers est faible, et chacun est très seul ; la pudeur, la fierté, la timidité, le besoin de détourner la pensée des nécessités trop dures auxquelles on se plie, la difficulté d'exprimer ce qu'on ressent, tout conspire pour amener chacun à taire ses souffrances". Seul quelqu'un ayant travaillé en usine peut faire ce genre de réflexion. Et on sait la tentation de bureaucratisation des délégués !
Enfin, elle critique les organisations (en l'occurrence la CGT de l'époque) qui osent « mettre sur le même plan droit de travail et droit de propriété ». Et elle pose le problème : "Est-ce bien une organisation ouvrière qui a prononcé ces mots ? Le travail, cela représente les hommes qui peinent. La propriété, cela représente des choses, de la pierre, du bois, du métal. L'éternelle revendication ouvrière, c'est qu'on ait enfin un jour plus d'égards aux hommes qu'aux choses". Qui osera dire ça à la télévision un de ces soirs ? Certes, aujourd'hui encore, on a bien plus d'égards pour le droit de propriété (sacro-saint soit-il !) que pour celui du travail (déjà largement foulé allègrement aux pieds, comme le savent les inspecteurs du travail). Est-ce une raison pour ne pas protester ?
Merci, Simone Weil, pour ces textes magnifiques qui nous rappellent un moment émouvant de notre histoire, de l'histoire du peuple, et non pas de ces arrogants qui nous dirigent ! 
 

samedi 25 juin 2016

25 juin 2016 : s'échapper de "l'Assommoir" : "Comme un Polonais", de Claude Andrzejewski


ma Pologne, à bien la regarder, n'est qu'une légende façonnée dans l'enfance...
(Claude Andrzejewski, Comme un Polonais, La Dragonne, 2016)


Plus d'un mois que j'ai en mains le nouveau recueil de récits de Claude Andrzejewski. Mais mon opération de la cataracte, puis mon stage d'espagnol, ont retardé le moment d'en parler.
 
D'abord, le titre. On va me trouver bien naïf, mais je n'avais jamais rencontré l'expression « saoul comme un Polonais », avant d'aller en Pologne justement. Pendant l'été 1973, j'avais rencontré un couple de jeunes Polonais, Piotr et Maria, dans l'auberge de jeunesse associative de Trélazé, où j'habitais momentanément, étant un des animateurs de l'association. Nous avions sympathisé, en particulier parce que, disaient-ils, j'étais le « premier Européen de l'ouest » de leur connaissance qui avait non seulement des lueurs sur l'histoire et la littérature polonaises, mais avait lu plusieurs auteurs polonais ! Ils m''invitèrent donc à aller en Pologne, ce que je fis en mai 1974. Voyage de découverte fabuleux, je découvrais l'envers du Rideau de fer. J'avais emporté dans mes bagages un roman assez touffu de Henry James, Les Bostoniennes. Je le lus sur place, quand je tombais brusquement sur l'expression : « il était ivre comme un Polonais » ; dans le vocabulaire relevé de James, on ne dit pas saoul, mais ivre. Je montrais la phrase à Piotr, qui rit beaucoup. Deux, trois jours plus tard, il m'emmena dans une soirée arrosée chez des amis de son âge, et on me fit boire de la vodka plus que de raison : « Tu vas voir ce que c'est que d'être saoul comme un Polonais » ! Au bout de deux heures, j'ai rendu tripes et boyaux dans les toilettes... Pourtant, il y avait bien des buveurs chez moi et dans mon village de jeunesse : mon grand-père paternel, mon père, des voisins aussi. Mais on disait « boire comme un trou », quand on exagérait. 
 
Après un court roman (Une petite tristesse, 2001), un premier recueil de nouvelles (Du vin, du vent, 2004) et un journal de bord sur son expérience de crieur (Le crieur de Saint-Herblain, 2011), Claude Andrzejewski, toujours fidèle à son éditeur lorrain, La Dragonne, nous donne un nouveau livre : Comme un Polonais. On l'attendait avec impatience et on n'est pas déçu !
 

 
Dans ce recueil de textes à forte connotation autobiographique, l'auteur essaie de se débarrasser de cet "état de légitime défonce" qu'il connaît depuis sa prime jeunesse, car il fallait boire pour "être un homme", même quand on a onze ans, lors d'un mariage, où il roule sous la table ! Le pli étant pris, il boit donc par habitude, pour oublier ses désastreuses histoires d'amour ("Elle ne se rendait pas compte à quel point elle me demandait de boire"), aussi bien que sa faiblesse naturelle ou celles de certains de ses copains ("la pente naturelle de l'homme, c'est l'abêtissement, la médiocrité, l'aigreur. Le masque s'impose, tôt ou tard. Avec l'alcool, ça va plus vite"). Il faut dire qu'être le "Polack", quand on est gamin, ça n'aide pas vraiment : pourtant, "On doit se faire à son nom, pas le choix". Il a donc longuement vécu dans un état de dépendance qui le trouble tout de même : "L'ivresse fait partie du décor obligé, et même elle le fait trembler, elle le renverse, le décor." Et il voudrait en sortir. 
Ce n'est pas si facile : "Sans doute est-on toujours le cliché de quelque chose alors autant s'y conformer, et dire cela, c'est encore donner en plein dans le cliché polonais : le fatalisme". Entre les copains avec qui il fait des virées dans les bistrots (magnifique récit des soirées au Relais du pêcheur et superbe portrait de la patronne, Madame Blanchard), son grand ami l'écrivain Jean-claude Pirotte, qui l'entraîna dans une randonnée éthylique à travers l'Europe ("J'étais placé désormais sous le commandement de l'amiral Pirotte, un pirate en vérité, un flibustier, un Long John Silver dont j'étais devenu le Jim Hawkins dévoué"), ou sa vaine tentative de renoncement lors de la tournée de promotion de son précédent livre, déjà consacré à ce même thème, il a l'impression que la sortie de l'Assommoir est impossible : c'est que, sans doute, il y trouvait son compte. Pourtant, dans le dernier récit, où il se libère, il avoue que "Se tenir au bistrot sous l'angle philosophique" c'est "l'être et le néon". Et l'optimisme l'emporte.
Les six nouvelles ou récits réunis ici révèlent le pouvoir de la littérature - et de l'écriture, pour s'en sortir. Le pouvoir de l'amour aussi, et peut-être également celui de l'amitié. Car le narrateur est aussi un grand lecteur : outre Pirotte, on croise au fil des pages Georges Perros, Ramuz, Pierre Mac Orlan, André de Richaud, Jean Malaquais, Tchékhov, Blondin, Henri Calet, et bien d'autres auteurs qui l'ont nourri, et peut-être empêché de sombrer totalement, qui lui ont permis d'écarter "les barreaux de sa cellule"... Les amis sont là aussi, comédiens, écrivains, et quelques déchus de la vie, dont on ne connaîtra que les prénoms, Jeff, Richard, Ben, Christophe... Et, en fin de voyage, l'amour profond qui va le mener à sortir de la dépendance.
On est saisi par la maîtrise de  l'écriture. Il y a là de magnifiques portraits de déshérités (Pigeon, mon frère : "C'est la force des marginaux, des fous, que de nous faire vaciller au bord de nos propres limites, de notre propre gouffre"), un véritable chant d'amour pour l'ami Pirotte, le pirate-mentor (Au nom du père spiritueux), des histoires d'amour qui ne durent pas (Entre les vignes, En haut : être libre, "c'est ça qui fait peur"), et la recherche lointaine de cette « polonité » qui l'a façonné : "Je me suis dès lors considéré comme un Français raté, un faux Polonais ou pire, les deux à la fois"...
Avouant que "L'ivrogne superbe que j'avais été naguère était bel et bien devenu un alcoolique de bas étage – qui constatait les dégâts", il se devait d'en sortir. Mais il souligne que "Mon abstinence, conséquence d'une volonté de sortir de la dépendance, n'a rien d'une apothéose ; elle signe ma défaite, parce que je n'ai pas réussi à transformer ma pochardise en art dionysiaque".
L'écriture est ferme, tenue, éloignée de tout moralisme : l'auteur sait combien la vie peut faire mal, pas besoin d'en rajouter. Souvent à fleur de peau, on la sent près d'éclater sous son apparence feutrée et discrète. Le vocabulaire est toujours juste, entremêlé de mots populaires qui font mouche, de petites touches polonaises aussi. Claude Andrzejewski ne force jamais la trame narrative pour mieux faire émerger la vérité des êtres qu'il fait apparaître. La vie circule, parfois loufoque et, indéniablement, une petite musique flûtée se dégage de l'ensemble, comme une fugue aérienne et bucolique :  le lecteur est enchanté. Il a presque envie de se mettre à boire !

vendredi 24 juin 2016

24 juin 2016 : l'accompagnatrice, sept ans après



Tous ceux qui ont perdu quelqu'un sont, si peu que ce soit, engagés dans la mort. Mais nous n'avons rien perdu. Ils sont là ; ils nous attendent, là où il n'y a plus d'attente.
(Marguerite Yourcenar, Suite d'estampes pour Kou-Kou-Haï, in En pèlerin et en étranger, Gallimard, 1989)


Sept ans qu'elle nous a quittés ; j'ai trouvé cette belle réflexion dans le beau recueil d'essais de Yourcenar, et je la trouve tellement vraie. Je ne trouve à y ajouter qu'un de mes poèmes inspiré par mes voyages et par Claire aussi bien entendu, dont on a beaucoup parlé ces temps-ci, puisque mes enfants étaient là : je le dépose ici pour marquer cet anniversaire.

pareille à l'écume des vagues

ta blanche main s'est déposée

comme une mousse sur mon ventre

comme un cargo en haute mer


pareils à des poissons volants

tes seins dévoilent leur mystère
 
et pour ma paume un peu grossière

deviennent de l'eau ruisselante


pareils aux branches d'aubépine

tes bras se sont fermés sur moi

aveugle oubliant les épines

je n'ai senti que leurs fleurs blanches


pareille au bulbe d'un navire

ta jambe a écarté les miennes

et de leur étrange tricot

sont nées des graines de plein vent


pareille à mon désir enfoui

ton âme a embrasé mon âme

la mort aux abonnés absents

ne pourra pas nous séparer




végétation exubérante de Guadeloupe

symbole de l'éternel recommencement

mercredi 22 juin 2016

22 juin 2016 : un PS suicidaire


Mais, si nous devons de tout notre effort corriger, contenir, refouler par la puissance grandissante de la raison et de l'organisation ces échappées d'instinct, de colère et de violence, ah ! du moins, lorsque, malgré tout, la violence éclate, lorsque le cœur des hommes s'aigrit et se soulève, ne tournons pas contre eux, mais contre les maîtres qui les ont conduits là, notre indignation et notre colère !
(Jean Jaurès, discours au Congrès socialiste, février 2012))


Interdiction de manifester maintenant ! 


J'ai trouvé cette amusante caricature de notre premier ministre, surnommé El Gaudillo (mot-valise fait sur Caudillo et Godillot). Il aura bien contribué au suicide du PS, avec son compère Macron et son président... Ils n'auront plus qu'une poignée de députés aux prochaines législatives, et ce sera mérité !
Quant au traitement de l'actualité sociale par la presse et les médias audio-visuels (aux ordres des grands patrons qui les possèdent), comme d'habitude, c'est à grand renfort de mensonges, de contre-vérités que ça passe le mieux : mieux vaut parler des casseurs, quitte à provoquer la casse (la police a largement laissé faire), que des opposants à la loi. Et zapper les violences policières, de toute façon jamais condamnées.
Le pouvoir de ""gauche"" (il faut bien mettre des doubles guillemets, tant ça n'a plus rien de gauche) s'est décrédibilisé définitivement, et pour longtemps. Le premier parti de France va être celui des non-votants, des abstentionnistes, tant l'écœurement saisit beaucoup de nos concitoyens. Et la France restera un pays de droite, ce qu'elle n'a jamais cessé d'être.
Un de mes copains de fac, d'origine espagnole (ses parents républicains étaient arrivés ici en février 1939 lors de la retirada) nous amusait beaucoup, car il ne disait jamais "Putain" comme juron : non, il disait "Pétain" ! Certains aujourd'hui ne disent plus "Gros con", mais "Macron" ! On récolte ce qu'on sème...

samedi 11 juin 2016

11 juin 2016 : le foot et moi


Adaptation. Notre sacro-sainte vertu quotidiennement priée, rituellement invoquée, joker pour un certain nombre de cruautés sociales, l'adaptation, mère de toutes les ruses.
(Nicole Caligaris, Les chaussures, le drapeau, les putains, Verticales, 2003)

Retour de Poitiers hier au soir dans un train pris d'assaut par des hordes de barbares : les supporteurs de foot, en l'occurrence des Gallois, pour un prochain match à Bordeaux. C'est la première fois que je croise cette engeance de près, ils étaient une douzaine dans mon wagon. Ils avaient dévalisé le bar : plus la peine de vouloir y acheter une bière, il n'y en avait plus. Ça gueulait, et je regrettais de n'avoir point emporté des bouchons auriculaires. Le plus drôle, c'est que sont montés à Angoulême deux jeunes Mormons en chemise blanche et cravatés, qui se sont installés juste derrière un groupe de quatre supporteurs hilares et à moitié ivres. Voilà-t-y pas que les-dits Mormons se mettent à leur parler, et que peu à peu, le mot God arrive dans la conversation. J'en ai posé mon bouquin, d'ailleurs difficile à lire dans ce brouhaha, et j'ai écouté, car les Mormons parlaient un anglais (américain ?) très pur et très distinct pour moi. En gros, ils leur disaient la même chose que je venais de lire dans le n° de Réforme cette semaine : Jean-Louis Étienne, le solitaire des glaces, estime qu'on "aurait tort de se passer de l'idée de Dieu. […] je crois que la vie n'est pas le fruit du hasard". Trois des quatre Gallois ont fui pour cuver leur cuite ailleurs, mais un quatrième est resté, que je comprenais moins bien, mais qui était prêt à discuter. Les deux jeunes Mormons étaient enjoués, souriants, les trois se sont serré la main à l'arrivée à Bordeaux.


Ce matin, je suis allé chez l'ophtalmo pour mon contrôle (aïe : il me propose d'opérer l'autre œil le 12 juillet). Les trottoirs autour des bars près de la mairie sont surchargés de supporteurs gallois déjà bien éméchés, et il n'est que midi, le match est à 18 h. Ça promet ! Et ça confirme que l'individu d'aujourd'hui, "politiquement passif et consommateur effréné de tout ce qui existe [fuit] dans un déni infantile les responsabilités que lui donne son extraordinaire liberté, croyant faire ce qu'il veut en faisant comme tout le monde" (La décroissance, n° de juin 2016), en adepte de la servitude volontaire que dénonçait il y a cinq siècles La Boétie, l'ami de Montaigne. Entre ces beuveries inconsidérées de soi-disant sportifs et l'absurde musique (???) qui circule dans les écouteurs des sourdingues qui nous entourent et à qui on ne peut plus demander un renseignement sans être obligé de leur taper sur l'épaule, on a envie de faire retraite dans un monastère, ou dans une thébaïde au milieu des bois, ou sur un cargo !
Comme me dit l'amie Odile, "notre temps est passé, il est temps de partir !"
Et dire que pourtant, "le monde entier est aimanté par ce fantasme de la corne d'abondance et de puissance démultipliée pour tous grâce aux technologies. C'est ce que montrent les migrations humaines vers l'eldorado occidental, qui iront en s'accentuant avec l'effacement des limites et des frontières […] illusion dans un monde irréel [alors que] la plus grande richesse, c'est d'avoir le moins possible de besoins" (La décroissance, même n°). On vit dans la stimulation pulsionnelle permanente alimentée par ces grand-messes télévisuelles (Roland Garros, Euro 2016, Tour de France, JO de Rio, vont se succéder pendant trois mois et meubler notre intense vide spirituel) en même temps que dans la tyrannie de l'immédiateté : à l'atelier d'écriture ce matin (avant l'ophtalmo), les femmes (je suis le seul homme et, forcément, je suis censé savoir) m'ont demandé les résultats du match d'hier soir. Je leur ai bien dit que je le savais grâce à la radio écoutée en petit-déjeunant, mais que je ne regarderai aucun match, ne voulant pas empiéter sur mes temps de jeu (avec mon frère et les résidents de son foyer-logement, mes visiteurs chez moi), de rêve (ben oui, je rêve encore, même si je dis que mon temps est fini), de lecture (j'ai besoin de vie intérieure), d'activité physique (j'ai aussi besoin de vie extérieure, et donc de marche à pied et de vélo), d'amitié (à la rigueur, je pourrais regarder un match de foot avec quelqu'un, mais tout seul ???), d'écriture aussi, enfin de tout ce qui fait partie du développement normal d'une personne, fût-elle d'un âge avancé comme le mien : j'ai encore besoin d'apprendre – je me suis d'ailleurs inscrit à un stage intensif d'espagnol débutant, que je commence lundi, pendant deux semaines. Pourvu qu'on n'y parle pas foot !


Bref, je boycotte cette dictature du marché, et c'est mon droit !

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Et, pour achever cette chronique, quelques extraits d'une nouvelle autobiographique sur le football (jamais publiée) :
[Sélection des joueurs] :
Les capitaines de chaque équipe se plaçaient à trois pas l’un de l’autre, puis avançaient chacun son tour en posant un pied juste devant l’autre jusqu’à se rejoindre. Celui qui, avec son dernier pas, recouvrait le pied de l’autre, avait le droit de choisir en premier un joueur pour son équipe, ensuite, c’était l’autre qui en choisissait un, et ainsi de suite chacun à son tour, jusqu’à épuisement des candidats au jeu. Bien entendu, les meilleurs joueurs étaient sélectionnés en premier, mais malgré tout, c’était à qui gueulait le plus fort pour être choisi, et vite, dans la supposée “meilleure” équipe. Moi aussi, du haut de mes neuf ans, je criais, pour éviter la honte d’être pris en dernier. Eh bien, me croira-t-on ? C’était toujours sur moi que ça tombait, et il fallait, en plus, voir la mine de dégoût des joueurs de l'équipe où j'atterrissais.
[Le ballon et moi] :
Surtout, le ballon me faisait très peur, et quand il arrivait vers moi, je me hâtais de le renvoyer au plus vite, presque en fermant les yeux. Mais le plus souvent, je m’efforçais en priorité de ne pas me trouver sur son chemin, et faisais souvent un écart pour le laisser aux autres, de la même manière que les écarteurs (que j’admirais beaucoup lors des courses landaises) évitaient la vache en la laissant passer à côté d’eux. Et tant pis si on me traitait d’ “abruti, la passe était pour toi !”
[en désespoir de cause, on me met dans les buts] :
pour moi qui avais peur du ballon, ce rôle de goal était très dur ; il me semblait que les adversaires prenaient un malin plaisir à me tirer dessus ! Si, bien sûr, ça me permettait de temps à autre (rarement) de faire un bel arrêt, le plus souvent, les tirs tendus me faisaient très mal aux mains ou aux tibias, et on comprend qu’il m’arrivait de laisser le ballon filer plutôt que de l’arrêter !
[pensant que ça pourrait pas être pire, on me met avant] :
le plus étonnant, c’est que toujours, j’étais marqué de près par un gars de l’équipe adverse, comme si j’étais un redoutable joueur ! J’aurais tant voulu, comme je le voyais parfois à la télévision, conquérir le ballon, foncer en dribblant vers le goal et, d’une feinte habile, shooter en ajustant un tir dans le coin des filets ! Mais hélas, ce rêve inaccessible n’arrivait jamais…