On
peut tenir la considération, cette perception qui est aussi un soin,
ce regard qui est aussi un égard, pour une vertu de poète.
(Marielle
Macé, Sidérer,
considérer,
Verdier, 2018)
Le
beau livre de Marielle Macé, bref, mais très dense, débute ainsi :
"Sur
le quai d’Austerlitz, à Paris, s’est établi pendant quelques
mois un camp de migrants et de réfugiés qui a été détruit en
septembre 2015, mais où se sont vite réinstallées des tentes ;
un camp discret, mal visible, peu médiatisé".
Il
y avait de quoi être sidéré (= frappé de stupeur, à condition
toutefois de bien vouloir regarder) de voir cet étrange campement à
deux pas de la Bibliothèque nationale de France et tout près de la
Cité de la mode et du design, c’est-à-dire de deux des plus hauts
fleurons de la culture. Mais
on a pu être tout autant sidéré par la destruction violente de ce camp
par les forces de l’ordre !
L’auteur
nous invite à passer de la sidération à la considération, car
"Exiger la considération (jusque dans l’émotion de pitié
d’ailleurs), c’est demander que l’on scrute les états de
réalité et les idées qu’ils énoncent, c’est demander à la
fois qu’on dise les choses avec justesse et qu’on les traite avec
justice, en les maintenant avant tout dans leurs droits. Oui, exiger
la considération, comme tâche politique et juridique, parce que
seuls ceux dont les vies «ne sont pas considérées
comme sujettes au deuil, et donc douées de valeur, sont chargées de
porter le fardeau de la famine, du sous-emploi, de l’incapacitation
légale et de l’exposition différentielle à la violence et à la
mort», ainsi que le proclame Judith Butler, dans Ce
qui fait une vie" (La Découverte, 2010).
On
le sait, les migrants sont – à l’égal des SDF, qu’ils deviennent
souvent – des fantômes, dont on envisage les vies "comme des
non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et
perdues d'avance, avant même toute forme de destruction ou
d'abandon", nous dit aussi Judith Butler, abondamment citée par
notre auteur. Marielle Macé s’appuie aussi sur de nombreux écrivains et
philosophes : Sénèque, Walter
Benjamin,
Jacques
Derrida, Francis Ponge, Jean-Christophe Bailly, Georges
Didi-Huberman, Pierre
Bourdieu,
W. G. Sebald, Arno Bertina... aussi bien que sur les travaux du PEROU, Pôle d'exploration des ressources urbaines.
Elle
note ainsi que "Si
toute vie est irremplaçable (et elle l'est), ce n'est pas exactement
parce qu'elle est unique (même si évidemment elle l'est), c'est
parce qu'elle est égale, devrait toujours être tenue pour telle".
Or on
est loin du compte, et chacun sait que les nombreux morts noyés en Méditerranée sont muets. Dans ces situations tragiques où on dénie
l’humain, la littérature peut, je crois, nous ramener vers cette
humanité que notre époque voudrait empêcher d’émerger en chacun de nous,
devenu "celui
qui ne voit pas le problème, celui à qui ça
ne fait rien", alors qu'il faudrait développer à nouveau "cette
exigence d'attention, de vigilance, c'est-à-dire de justesse et de
justice". Alors,
s’indigner (comme le demandait Stéphane Hessel) ne suffit
peut-être plus : il faudrait aller jusqu’à redonner de la
dignité à ces femmes et ces hommes qui sont venus jusqu’ici
au péril de leurs vies. C’est-à-dire transformer notre émotion
légitime en action : d’abord rendre visibles
ces femmes et à ces hommes
dans le langage (ce que je fais ici en rendant compte de ce livre),
qu'ils soient pris en considération dans notre langage, non pas comme des numéros,
mais comme des êtres humains que l’on reconnaît comme faisant
partie de nous, comme ceux que l’on voit ordinairement, et qui cessent d’être
transparents.
Ce
qui ne signifie pas les exhiber comme un problème, un sujet à
traiter, mais comme la reconnaissance de chacun d'entre eux comme d’un vivant (comme est chacun de nous)
pour les autres vivants, dont il s’agit de prendre soin, comme on
prend soin de soi-même et de son entourage. Sans doute,
la littérature ne peut pas grand chose, sinon, à titre
d’intervention (comme il y eut du théâtre d’intervention) pour
donner du sens moral à nos vies : "au
meilleur de ces pensées, ou de ces démarches, s'impose la nécessité
de faire cas des vies qui effectivement se vivent dans tous ces lieux
et qui, en tant que telles, ont quelque chose à dire, à nous dire
de ce qu'elles sont et par exemple du monde urbain qui vient, et qui
pourrait venir autrement".
Ce
livre, qui devrait être un des phares de nos bibliothèques, avec sa soixantaine de petites pages denses, nous invite à
sortir du livre et à agir. Ce n’est pas rien !
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