vendredi 30 mars 2018

30 mars 2018 : "Sidérer, considérer", de Marielle Macé


On peut tenir la considération, cette perception qui est aussi un soin, ce regard qui est aussi un égard, pour une vertu de poète.
(Marielle Macé, Sidérer, considérer, Verdier, 2018)


Le beau livre de Marielle Macé, bref, mais très dense, débute ainsi : "Sur le quai d’Austerlitz, à Paris, s’est établi pendant quelques mois un camp de migrants et de réfugiés qui a été détruit en septembre 2015, mais où se sont vite réinstallées des tentes ; un camp discret, mal visible, peu médiatisé". Il y avait de quoi être sidéré (= frappé de stupeur, à condition toutefois de bien vouloir regarder) de voir cet étrange campement à deux pas de la Bibliothèque nationale de France et tout près de la Cité de la mode et du design, c’est-à-dire de deux des plus hauts fleurons de la culture. Mais on a pu être tout autant sidéré par la destruction violente de ce camp par les forces de l’ordre !


L’auteur nous invite à passer de la sidération à la considération, car "Exiger la considération (jusque dans l’émotion de pitié d’ailleurs), c’est demander que l’on scrute les états de réalité et les idées qu’ils énoncent, c’est demander à la fois qu’on dise les choses avec justesse et qu’on les traite avec justice, en les maintenant avant tout dans leurs droits. Oui, exiger la considération, comme tâche politique et juridique, parce que seuls ceux dont les vies «ne sont pas considérées comme sujettes au deuil, et donc douées de valeur, sont chargées de porter le fardeau de la famine, du sous-emploi, de l’incapacitation légale et de l’exposition différentielle à la violence et à la mort», ainsi que le proclame Judith Butler, dans Ce qui fait une vie" (La Découverte, 2010).
On le sait, les migrants sont – à l’égal des SDF, qu’ils deviennent souvent – des fantômes, dont on envisage les vies "comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d'avance, avant même toute forme de destruction ou d'abandon", nous dit aussi Judith Butler, abondamment citée par notre auteur. Marielle Macé s’appuie aussi sur de nombreux écrivains et philosophes : Sénèque, Walter Benjamin, Jacques Derrida, Francis Ponge, Jean-Christophe Bailly, Georges Didi-Huberman, Pierre Bourdieu, W. G. Sebald, Arno Bertina... aussi bien que sur les travaux du PEROU, Pôle d'exploration des ressources urbaines.
Elle note ainsi que "Si toute vie est irremplaçable (et elle l'est), ce n'est pas exactement parce qu'elle est unique (même si évidemment elle l'est), c'est parce qu'elle est égale, devrait toujours être tenue pour telle". Or on est loin du compte, et chacun sait que les nombreux morts noyés en Méditerranée sont muets. Dans ces situations tragiques où on dénie l’humain, la littérature peut, je crois, nous ramener vers cette humanité que notre époque voudrait empêcher d’émerger en chacun de nous, devenu "celui qui ne voit pas le problème, celui à qui ça ne fait rien", alors qu'il faudrait développer à nouveau "cette exigence d'attention, de vigilance, c'est-à-dire de justesse et de justice". Alors, s’indigner (comme le demandait Stéphane Hessel) ne suffit peut-être plus : il faudrait aller jusqu’à redonner de la dignité à ces femmes et ces hommes qui sont venus jusqu’ici au péril de leurs vies. C’est-à-dire transformer notre émotion légitime en action : d’abord rendre visibles ces femmes et à ces hommes dans le langage (ce que je fais ici en rendant compte de ce livre), qu'ils soient pris en considération dans notre langage, non pas comme des numéros, mais comme des êtres humains que l’on reconnaît comme faisant partie de nous, comme ceux que l’on voit ordinairement, et qui cessent d’être transparents.
Ce qui ne signifie pas les exhiber comme un problème, un sujet à traiter, mais comme la reconnaissance de chacun d'entre eux comme d’un vivant (comme est chacun de nous) pour les autres vivants, dont il s’agit de prendre soin, comme on prend soin de soi-même et de son entourage. Sans doute, la littérature ne peut pas grand chose, sinon, à titre d’intervention (comme il y eut du théâtre d’intervention) pour donner du sens moral à nos vies : "au meilleur de ces pensées, ou de ces démarches, s'impose la nécessité de faire cas des vies qui effectivement se vivent dans tous ces lieux et qui, en tant que telles, ont quelque chose à dire, à nous dire de ce qu'elles sont et par exemple du monde urbain qui vient, et qui pourrait venir autrement".
Ce livre, qui devrait être un des phares de nos bibliothèques, avec sa soixantaine de petites pages denses, nous invite à sortir du livre et à agir. Ce n’est pas rien !


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