lundi 19 mars 2018

19 mars 2018 : les Communeux


En période d’abondance, tout le monde se déteste parce que prévaut l’égoïsme, seul fondement de notre monde à présent.
(Valerio Varesi, Le fleuve des brumes, trad. Sarah Amrani, Agullo, 2016)



Le roman de Michèle Audin, Comme une rivière bleue, tire son titre d’un passage de L’Insurgé, de Jules Vallès : "Le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue." Pour qui connaît l’histoire de la brève Commune de Paris, seul moment de notre histoire nationale où les oligarchies de possédants ont été dépossédées du pouvoir, et quand on sait que ça s’est terminé par la fameuse "Semaine sanglante", où le peuple révolté a été littéralement massacré (près de 30 000 morts dont de nombreuses femmes et des enfants, autant d’arrêtés et de jugés de manière expéditive, un grand nombre de déportés dans les bagnes, la classe ouvrière parisienne décimée au point qu’on ne trouvait plus de travailleurs dans plusieurs métiers), ce titre semble une antiphrase. Car la Seine devint rouge.


Michèle Audin nous offre ici une reconstitution romanesque des 72 jours de la Commune de Paris, de mars à mai 1871. Son roman m’a fasciné. Oh, ce n’est pas d’une lecture facile, tant le nombre de personnages (la plupart réels) est important, tant on se déplace d’un coin de Paris à l’autre, au gré des réunions, des assemblées, des fêtes, de l’amour aussi. Michèle Audin est allée à la BnF compulser les journaux de l’époque, elle a lu les discours et les textes écrits par la suite par les Communeux (ce sont leurs ennemis qui les appelèrent Communards), pour raconter ces semaines qui ébranlèrent Paris et étonnèrent jusqu’à Karl Marx, alors à Londres. Elle imagine une sorte de double, un écrivain qui ferait des recherches sur la Commune de Paris, et qui se met à la raconter (en la rapprochant parfois de faits plus contemporains), en inventant les rencontres, les retrouvailles, en faisant vivre les anonymes, les élus, les petites gens, cette sorte d’efflorescence du sens, de la vie, du besoin de s’instruire, du bonheur sans les patrons, de l’espoir surtout, encore et toujours, même quand les Versaillais approchent...
S’il est un roman pluriel, c’est bien celui-ci, car il n’y a pas un héros, mais dix, mais vingt, mais cent, des femmes, des enfants, des vieillards aussi bien que des hommes qui soudain se redécouvrent plus humains (" Et comment vas-tu voter, si tu ne sais pas lire ? Mais les filles, elles votent pas ! Bientôt, elles voteront. » Caroline se souvient de la vieille proposition de Pierre Leroux « tous les hommes et les femmes majeurs électeurs… » que tout le monde semblait avoir oubliée, bien avant la mort du philosophe, et que tout le monde continuera longtemps à oublier"), plus doux, plus amoureux.
Enfermés dans Paris insurgé, nous n’en sortons guère. Et il vaut mieux, car l’armée versaillaise a "tous les pouvoirs de police. On a déjà expérimenté la chose, en miniature, lorsque la troupe a été requise contre les ouvriers de M. Schneider en grève au Creusot en janvier 1870. Mais à l’échelle d’une ville comme Paris, c’est la première fois. Ce n’est pas la dernière. Penser à la bataille d’Alger en 1957". D’ailleurs, dans Paris, on se sent bien, pour s’aimer ("il sait quelle est la femme qu’il rêve d’aimer : il rêve de l’aimer depuis longtemps. Elle serait à la fois amante et amie, compagne et complice. Avec elle il pourrait tout partager"), se quereller gentiment, inventer son mode de vie et d’action, trouver une joie inhabituelle : "C’est une grande soif de bonheur, c’est la joie de ce bonheur enfin trouvé, Et Paris s’endort dans ces souffles haletants". Quelques-unes des décisions de la Commune sont évoquées, celle proposant une paie identique aux instituteurs et institutrices, ou la suppression des amendes frappant les ouvriers, ou la suppression du travail de nuit pour les boulangers, décisions souvent proposées au départ par des hommes et des femmes du peuple, qu’on écoute, enfin : "Joie de la confiance que l’on peut faire, enfin, à nos élus. Nos élus. Des ouvriers, qui cette fois ne sont pas les otages de la bourgeoisie".
Jusqu’à ce que tout s’achève dans les massacres, les exécutions sommaires, les crachats des bourgeoises versaillaises sur les malheureux prisonniers, les prisons, les déportations. Qui connaît encore aujourd’hui de la Commune ? On saura gré à Michèle Audin d‘avoir retrouvé l’atmosphère un peu folle qui régnait alors, d’avoir insufflé la vie à tous ces humbles, humiliés et offensés, qui furent ensuite contraints au silence pendant de longues années. Alors que, pendant soixante-douze journées d’une étrange ferveur, ils vécurent un rêve, assistèrent à des concerts, purent essayer de s’aimer, d’imaginer une société où régnerait davantage d’égalité, un monde meilleur. Ce petit peuple parisien paya fort cher l’audace d’avoir rêvé. L’histoire officielle les a longtemps oubliés, l’acharnement des possédants à les salir a perduré même après la tuerie de la semaine sanglante, les grands écrivains de l’époque (Michèle Audin n’oublie pas des convoquer au tribunal de l’histoire) sortent rapetissés de cette lecture.
Comme une rivière bleue est un magnifique hommage aux Communeux. Un souffle hugolien y règne parfois : "Une barricade, petit barrage de fortune, c’est : un mur de pavés arrachés à la rue, des sacs pleins de la terre qui se trouvaient dessous, des quarts de cercle en fonte empruntés à des arbres, un bahut ou des tonneaux, des ballots de chiffons, des matelas, des barres de fer, des poutres. Par-dessus, une vieille porte, deux chaises dépareillées, un réchaud brisé, une marmite fêlée, une légère roue de charrette. Parfois quelques fleurs. Un drapeau. Comme un coquelicot sur un mur gris. Avec la prose du combat, la poésie de l’espoir".


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