En
période d’abondance, tout le monde se déteste parce que prévaut
l’égoïsme, seul fondement de notre monde à présent.
(Valerio
Varesi, Le fleuve des brumes,
trad. Sarah Amrani, Agullo, 2016)
Le
roman de Michèle Audin, Comme une rivière bleue, tire
son titre
d’un passage de L’Insurgé,
de Jules Vallès : "Le
murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une
rivière bleue."
Pour
qui connaît l’histoire de la brève Commune de Paris, seul moment
de notre histoire nationale où les oligarchies de possédants ont
été dépossédées du pouvoir, et quand on sait que ça s’est
terminé par la
fameuse
"Semaine
sanglante",
où le peuple révolté a été littéralement massacré
(près de 30 000 morts dont de nombreuses femmes et des enfants,
autant d’arrêtés et de jugés de manière expéditive, un grand
nombre de déportés dans les bagnes, la classe ouvrière parisienne
décimée au point qu’on ne trouvait plus de travailleurs dans
plusieurs métiers),
ce titre semble une antiphrase.
Car
la Seine devint rouge.
Michèle
Audin nous offre ici une
reconstitution romanesque
des
72 jours de
la Commune de Paris, de
mars
à
mai 1871. Son
roman
m’a fasciné. Oh, ce n’est pas d’une lecture facile, tant le
nombre de personnages (la plupart réels) est important, tant
on
se déplace d’un coin de Paris à l’autre, au gré des réunions,
des assemblées, des fêtes, de l’amour aussi. Michèle Audin est
allée à la BnF compulser les
journaux de l’époque, elle
a lu les discours et les textes écrits par la suite par les
Communeux (ce sont leurs ennemis qui les appelèrent Communards),
pour raconter ces semaines qui ébranlèrent Paris et étonnèrent
jusqu’à
Karl
Marx, alors
à Londres.
Elle
imagine une sorte de double, un écrivain qui ferait des recherches
sur la Commune de Paris, et qui se
met à la raconter
(en
la
rapprochant parfois de faits plus contemporains),
en
inventant
les rencontres, les retrouvailles, en
faisant vivre les
anonymes, les élus, les petites gens, cette sorte d’efflorescence
du
sens, de la vie, du besoin de s’instruire, du bonheur sans les
patrons, de l’espoir surtout, encore et toujours, même quand les
Versaillais approchent...
S’il
est un roman pluriel, c’est bien celui-ci, car il n’y a pas un
héros, mais dix, mais vingt, mais cent, des femmes, des enfants, des
vieillards aussi bien que des hommes qui soudain se redécouvrent
plus humains ("—
Et
comment vas-tu voter, si tu ne sais pas lire ? —
Mais
les filles, elles votent pas !—
Bientôt,
elles voteront. » Caroline
se souvient de la vieille proposition de Pierre Leroux —
«
tous les hommes et les femmes majeurs électeurs… » —
que
tout le monde semblait avoir oubliée, bien avant la mort du
philosophe, et que tout le monde continuera longtemps à oublier"),
plus doux, plus amoureux.
Enfermés
dans Paris insurgé,
nous
n’en sortons guère. Et il vaut mieux, car l’armée versaillaise
a
"tous
les pouvoirs de police. On a déjà expérimenté la chose, en
miniature, lorsque la troupe a été requise contre les ouvriers de
M. Schneider en grève au Creusot en janvier 1870. Mais à
l’échelle d’une ville comme Paris, c’est la première fois. Ce
n’est pas la dernière. Penser à la bataille d’Alger en 1957".
D’ailleurs,
dans Paris, on se sent bien, pour
s’aimer
("il
sait quelle est la femme qu’il rêve d’aimer : il rêve de
l’aimer depuis longtemps. Elle serait à la fois amante et amie,
compagne et complice. Avec elle il pourrait tout partager"),
se quereller gentiment,
inventer
son mode de vie et d’action, trouver une joie inhabituelle :
"C’est
une grande soif de bonheur, c’est la joie de ce bonheur enfin
trouvé, Et Paris s’endort dans ces souffles haletants".
Quelques-unes
des décisions
de la Commune sont
évoquées, celle
proposant une paie identique aux instituteurs et institutrices, ou
la suppression des amendes frappant les ouvriers, ou
la suppression du travail de nuit pour les boulangers, décisions
souvent proposées au départ par des hommes et des femmes du peuple,
qu’on écoute, enfin : "Joie
de la confiance que l’on peut faire, enfin, à nos élus. Nos élus.
Des ouvriers, qui cette fois ne sont pas les otages de la
bourgeoisie".
Jusqu’à
ce que tout s’achève dans les massacres, les exécutions
sommaires,
les
crachats des bourgeoises versaillaises sur
les malheureux prisonniers,
les prisons, les
déportations. Qui
connaît encore
aujourd’hui de la Commune ? On
saura gré à Michèle
Audin
d‘avoir
retrouvé l’atmosphère
un
peu folle qui
régnait alors, d’avoir
insufflé la
vie à tous
ces
humbles,
humiliés
et offensés,
qui furent ensuite contraints
au silence pendant
de longues années. Alors que, pendant
soixante-douze journées d’une
étrange ferveur,
ils
vécurent un rêve, assistèrent à des concerts, purent essayer de
s’aimer, d’imaginer
une
société où régnerait
davantage
d’égalité,
un monde meilleur. Ce
petit peuple
parisien paya fort
cher
l’audace d’avoir
rêvé.
L’histoire
officielle les a longtemps oubliés, l’acharnement des possédants
à
les salir a
perduré même après la tuerie de la semaine sanglante, les grands
écrivains de l’époque (Michèle
Audin n’oublie pas des convoquer au tribunal de l’histoire)
sortent rapetissés de
cette lecture.
Comme
une rivière bleue
est un
magnifique hommage aux Communeux. Un
souffle hugolien y règne parfois : "Une
barricade, petit barrage de fortune, c’est : un mur de pavés
arrachés à la rue, des sacs pleins de la terre qui se trouvaient
dessous, des quarts de cercle en fonte empruntés à des arbres, un
bahut ou des tonneaux, des ballots de chiffons, des matelas, des
barres de fer, des poutres. Par-dessus, une vieille porte, deux
chaises dépareillées, un réchaud brisé, une marmite fêlée, une
légère roue de charrette. Parfois quelques fleurs. Un drapeau.
Comme un coquelicot sur un mur gris. Avec
la prose du combat, la poésie de l’espoir".
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