mercredi 29 juin 2011

29 juin 2011 : Anna Karénine

Le père : quand on est petit, on nous renseigne tellement mal sur les choses de l'existence que l'on passe le reste de notre vie à essayer de saisir ce qu'enfant nous n'aurions eu aucune difficulté à comprendre.

(Wajdi Mouawad, Littoral)





Ainsi donc, pendant quelques jours, à Varsovie et à Saint-Petersbourg, chez Marcin, dans l'avion, dans ma chambre d'hôtel, sur un banc public, et pour finir, dans le train qui me ramenait à Poitiers, j'ai lu Anna Karénine (écrit de 1873 à 1877), le second grand roman de Tolstoï, après La guerre et la paix, écrit quelques années auparavant, et que j'avais lu dans l'hiver 2008/2009, en partie à haute voix à Claire. Curieux écrivain que ce grand aristocrate russe, né en 1828, qui libéra ses paysans bien avant l'abolition du servage (rappelons que ce fut le fait d'Alexandre II en 1861), créa des écoles, publia des manuels scolaires, et qui, après s'être "converti", se détacha peu à peu de la littérature pour prêcher une sorte de morale de la non-violence, et influença fortement Romain Rolland en France et Gandhi en Inde. Jusqu'à il y a peu, je ne connaissais de lui que ses nouvelles et récits, d'ailleurs splendides : qu'on relise La mort d'Ivan Ilitch (superbe méditation sur les approches de la mort, dont Bergman s'est souvenu dans son beau film Cris et chuchotements), La sonate à Kreutzer, Le père Serge, Maître et serviteur, Hadji Mourad, Récits de Sébastopol, par exemple. Ses dons d'observation, son naturel, son souci de la vérité aussi bien physique que morale, la composition, le style (Tolstoï a souvent été traduit, et fort bien), le mettent au rang des plus grands écrivains.

J'ai mis du temps à me lancer dans la lecture de ses grands romans, et pourtant les mêmes dons y éclatent, en particulier dans la description de ce qu'il connaissait bien : l'aristocratie russe (dont il pressent qu'elle court à sa perte, surtout dans Anna Karénine), le monde paysan et la nature russe, qui sont comme auscultés au stéthoscope et restitués avec une vie d'une intensité incroyable. Ici, nous avons affaire à un grand roman d'amour. J'ai cru me reconnaître dans plusieurs personnages, je me suis dit que si j'avais lu ce roman dans ma jeunesse, j'aurais peut-être mieux compris les femmes, et je me serais peut-être mieux compris moi-même. 
 

Roman d'amour, dis-je. Le roman commence par une scène de ménage chez le couple Oblonski, Daria (surnommée Dolly) découvre que son mari, bon enfant et immature, la trompe, et menace de le quitter, mais lui reste fidèle, malgré tout, sur les conseils de sa belle-sœur Anna, femme du haut fonctionnaire Karénine, austère et froid, beaucoup plus âgé qu'elle, qu'elle a épousé sans amour. La sœur de Dolly, la très jeune Kitty, est aimée de Lévine, un propriétaire terrien mal dans sa peau et maladroit, mais elle lui oppose un refus, car elle s'est entichée du comte Vronski, un brillant, frivole et bel officier qui fait tourner la tête à toutes les femmes. Et voilà justement qu'à un bal où se retrouve toute la bonne société, où Kitty espère que Vronski va enfin se déclarer, ce dernier fait danser Anna Karénine ; Anna ressent pour la première fois une attirance physique irrésistible (extraordinairement bien décrite) et réciproque, au grand désespoir de la jeune Kitty. Anna lutte un moment contre cette passion naissante, puis elle ne tient plus, et devient la maîtresse de Vronski. Elle a conscience de la fausseté de sa situation, finit par l'avouer à son mari, et par le quitter pour suivre son amant à l'étranger. Parallèlement, Kitty, abandonnée par son bellâtre, tombe dans la dépression. Lévine tente, lui, de se consoler en se jetant à corps perdu dans ses affaires de campagne, l'amélioration des cultures et du sort de ses paysans, dont il n'est pas toujours bien compris, mais dont il apprécie le bon sens terrien. Je n'en dis pas plus pour ne pas déflorer toute l'histoire, d'ailleurs fort complexe, et pourtant toute simple.

Les chapitres sont très brefs, c'est presque une succession de petits tableaux, où le sens de l'observation de l'auteur fait mouche à tout coup, qu'il s'agisse d'une dispute conjugale (et il y en a souvent), de la description d'un bal ou d'une soirée aristocratique, d'une soirée au théâtre, des courses de chevaux, d'un mariage, d'une partie de chasse, d'une rencontre avec des paysans, d'un accouchement, de la mort aussi. Car ce grand roman d'amour est un roman où la mort rôde, où le héros, Lévine (reflet de l'auteur) s'interroge sur la vie dans une recherche tourmentée (il voit son frère mourir de tuberculose). L'auteur semble opposer le côté factice de la vie dans les villes (la société de Moscou et de Petersbourg, les bals, les courses, la frénésie de consommation, les clubs, les beuveries, les médisances, l'arrivisme) à la vie élémentaire et finalement plus saine que l'on trouve en s'activant à la campagne. Les scènes campagnardes rayonnent d'ailleurs de lumière, de senteurs, de couleurs, de petits bruits, superbement mis en scène. On sent du vécu là-derrière. Et c'est bien dans sa campagne que Lévine va trouver non pas une réponse à son questionnement sur le sens de la vie, mais des réponses possibles, une lumière qui va l'illuminer, et tout simplement en discutant avec un paysan. Et je comprends pourquoi mon ami l'écrivain et paysan Marius Noguès appelait Tolstoï le paysan.

C'est sans doute ce qui manque à Anna, autre grand caractère du livre : cette femme moderne, qui a envie de vivre (et que son mari enfonce dans l'obscurité et dans une vie terne), ne trouve finalement pas de sens à ce qui lui arrive. Elle vit dans un monde dominé par les hommes, où elle ne peut triompher que par les apparences, le luxe, la beauté, les mondanités, le raffinement, ce qui entraîne au bout du compte sa défaite morale. Car, semble nous dire l'auteur, mais sans appuyer (Anna Karénine n'a rien d'un roman à thèse ni d'un débat d'idées), l'être humain peut parvenir à une véritable communion avec ses semblables que par une sorte de spiritualité qui permet de comprendre les vraies exigences de la vie, qui sont la solidarité entre les hommes.

Ici, avec sa grâce habituelle, Tolstoï nous montre les sentiments complexes d'une société en plein désarroi, en plein tourbillon : on passe au fil des chapitres de la ville à la campagne (arrivée du printemps : "Les vaches, dont le poil ne repoussait qu'irrégulièrement et montrait ça et là des places nues, meuglèrent dans les pacages ; autour des brebis bêlantes qui commençaient à perdre leur toison, les agneaux gambadèrent gauchement ; les gamins couraient le long des sentiers humides, où s'imprimait la trace de leurs pieds nus ; le caquetage des femmes occupées à blanchir leur toile s'éleva autour de l'étang, tandis que de toutes parts retentissait la hache des paysans réparant herses et araires. Le printemps était vraiment venu") ou à l'étranger, d'un couple à un autre, de la politique à la religion ("la raison ne peut me prescrire d'aimer mon prochain, car ce précepte n'est pas raisonnable"), de l'agriculture aux choses militaires, de l'amour à la haine, de l'honneur au déshonneur, du bonheur au malheur ("Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon"), de la vie à la mort (quand son frère meurt, Lévine se fait les réflexions suivantes : "Et qu'était au juste cette mort inexorable ? il ne le savait pas, il n'y avait jamais songé, il n'avait jamais eu le courage de se le demander").

Quant à l'art de Tolstoï, il est ici souverain. Les dialogues nombreux ne sont là que pour faire avancer l'action et évoluer les personnages. Les préoccupations morales et religieuses de l'auteur sont parfaitement intégrées dans le cours du roman qui, de ce fait, devient un long fleuve harmonieux. Les intrigues sont nouées avec une maestria incomparable que sans doute une relecture permettrait d'apprécier pleinement. L'auteur aime ses personnages, avec leurs qualités et – surtout – leurs défauts. Car la vie est là dans sa vérité ou plutôt ses vérités contradictoires : Anna n'est pas forcément une femme perdue, Karénine pas seulement un hypocrite bigot, Vronski est aussi bien héroïque que frivole, Lévine et Kitty ne sont pas seulement des statues exemplaires. Il nous donne une leçon de vie : "– C'est peut-être parce que j'apprécie ce que je possède et ne désire pas trop vivement ce que n'ai point", répond Lévine à son beau-frère qui lui avait dit : "– Tu es heureux !" Et la fin du livre, que l'éditeur refusa pourtant, ouvre de belles perspectives sur la justification de la vie.

Je comprends pourquoi ma grand-mère, qui aimait la vie, a tant aimé ce livre.

lundi 27 juin 2011

28 juin 2011 : "nulle part"


On peut vivre sans lire, bien sûr ; mais on peut aussi vivre sans aimer...

(Ricardo Menéndez Salmón, Le correcteur)



Chacun sait qu'Alfred Jarry situait l'action de sa bouffonnerie Ubu roi "en Pologne, c'est-à-dire nulle part". Or, il se trouve que j'ai lu sa pièce de théâtre en classe de seconde, en même temps que j'apprenais en histoire le dépeçage de la Pologne en 1795 (troisième partage, en fait, mais définitif celui-ci) par la Russie, la Prusse et l'Autriche. Ce qui explique le nulle part de Jarry, la Pologne n'existait plus, du moins sur les cartes. Mais ça n'empêchait pas les patriotes polonais d'exister et de se révolter à plusieurs reprises.

La révolte célèbre de 1830 inspira nos poètes français que je lisais assidûment : ainsi Casimir Delavigne écrivit une réplique de La Marseillaise, intitulée La Varsovienne, dont voici le refrain : "Polonais, à la baïonnette ! / C'est le cri par nous adopté ; / Qu'en roulant le tambour répète : / À la baïonnette ! / Vive la liberté!" Cette Varsovienne traduite en polonais est devenue d'ailleurs un chant révolutionnaire !

Musset ne fut pas en reste avec son non moins célèbre (en son temps) À la Pologne :

Jusqu'au jour, ô Pologne ! où tu nous montreras
Quelque désastre affreux, comme ceux de la Grèce,
Quelque Missolonghi d'une nouvelle espèce,
Quoi que tu puisses faire, on ne te croira pas.
Battez-vous et mourez, braves gens. — L'heure arrive.
Battez-vous ; la pitié de l'Europe est tardive ;
Il lui faut des levains qui ne soient point usés.
Battez-vous et mourez, car nous sommes blasés !

Victor Hugo écrivait Seule, au pied de la tour, où l'on trouve ces deux vers : "Triste Pologne ! hélas ! te voilà donc liée, / Et vaincue, et déjà pour la tombe pliée !", et évoquera à plusieurs reprises la "Pologne ensevelie". C'était un temps où les poètes n'oubliaient pas de crier au nom des opprimés. Ce qui nous ferait sourire aujourd'hui, où la poésie "engagée" a plutôt mauvaise presse.

Mais oui, Musset n'avait pas tort, voilà, nous sommes blasés, c'est le mot. Et le nouveau partage de la Pologne entre l'URSS et l'Allemagne en 1939, suivi par des destructions terribles, une répression féroce et les camps, puis par quarante-cinq années de stalinisme qui ont intégré la Pologne derrière le rideau de fer, n'a pas fini de nous étonner, pour peu qu'on s'intéresse à l'histoire. Après tout, notre Henri III n'a-t-il pas été élu roi de Pologne avant de rentrer précipitamment en France au décès de Charles IX (sa fuite de nuit ne le rend pas très sympathique aux Polonais). Inversement, de nombreux Polonais ne sont-ils pas venus au secours de la Révolution française attaquée de toutes parts (Kościuszko fut nommé citoyen français en 1792), formant les fameuses légions polonaises qui se sont illustrées sous les guerres du Directoire et de l'Empire : on peut citer Dąbrowski parmi leurs célèbres généraux. Il est d'ailleurs à noter que les Polonais ont été scandalisés d'être envoyés non pas toujours contre les trois vautours partageurs de la Pologne, mais parfois pour réprimer les révoltes de peuples (comme dans les états pontificaux ou en Haïti, et contre les révoltes populaires d'Espagne), car Napoléon Ier n'avait sans doute aucune envie, ni d'ailleurs le pouvoir, de libérer vraiment la Pologne. Et rappelons que c'est du comportement de ces légions polonaises que vient la fameuse expression "saoul comme un Polonais" : contrairement à ce qu'on croit ordinairement, elle n'a rien de péjoratif. C'était au contraire un compliment de Napoléon qui avait constaté que, même ayant bu, les Polonais étaient en état de combattre, ce qui n'était pas le cas des Français !

Tout cela me rendait les Polonais attachants, et quand j'ai rencontré Piotr et sa compagne Maria en 1973, à l'auberge de jeunesse associative de Trélazé où j'ai passé tout l'été, je me suis naturellement lié à eux, tout surpris qu'ils étaient de trouver un Français capable de citer des écrivains polonais et de les avoir lus ! Je les ai aidés comme j'ai pu, et en retour, Piotr m'invita en Pologne, où j'allais une première fois en mai 1974. L'accueil fut exceptionnel : Piotr s'est même décarcassé pour que je passe quelques jours à Zakopane et à Varsovie, et pour faire prolonger mon visa. J'ai donc fait connaissance de sa mère et de son père, de son frère Marcin, et de la grand-mère. Moments chaleureux et inoubliables. Piotr m'a emmené au cirque, au théâtre, dans un café poétique, en soirée assez arrosée chez des jeunes amis. J'ai visité Auschwitz, tous les musées de Cracovie, les mines de sel de Wieliczka, la maison de Chopin. Mais peu importe les visites, j'ai compris surtout que dans ce "nulle part", j'étais chez moi.

Depuis, j'y suis retourné l'année suivante, en voiture cette fois, et nous avons fait, avec Anne-Marie et Josué, guidés par Marcin, qui parle admirablement le français, le tour de la Pologne. De 1998 à 2002 (je crois), nous avons accueilli en vacances chez nous leur fils Michal, du même âge que Lucile, et qui a pu ainsi perfectionner son français. En 2003, nous y sommes allés, Claire, Lucile et moi. Et voici que je viens à nouveau d'y passer sept jours trop brefs. J'ai donc connu des Polognes bien différentes, car celle de 1974-1975 a peu à voir avec celle de 2003-2011. Et cela nous permet de vérifier le vers de Natália Correia, poétesse portugaise contemporaine, traduit en français dans l'anthologie Vingt et un poètes pour un XXe siècle portugais publiée chez L'escampette en 1994 : "Je crois en l’incroyable, aux choses étonnantes", Marcin lui-même n'arrive pas à croire à ce qui leur arrive, après les années difficiles de toute sa jeunesse (il est né en 1956).

Mon nouveau séjour a été captivant : Michal (j'ai fait connaissance de sa ravissante épouse, Ola) et Marcin m'ont voituré et accompagné, Grażyna m'a chouchouté. J'ai retrouvé Cracovie et Varsovie embellies, la montagne avec plaisir, le nouveau musée creusé sous la halle aux draps stupéfiant de modernité (l'interactivté y est parfaite, tout est traduit en sept langues), visité cette fois le Musée Chopin de Varsovie (un peu plus décevant, l'interactivité y est plus timorée), et j'ai déambulé des heures entières dans les rues.


  Cracovie, place centrale

J'ai été frappé par les nombreux offices religieux (sept ou huit par jour dans certaines églises). On est loin de la déchristianisation française. Je sais bien que la religion était l'antidote au communisme, mais quand même. Il y a là une soif de spiritualité qui se retrouve aussi dans la poésie et la littérature. Ce qui n'empêche nullement la dérision d'un écrivain comme Mrożek, justement, et ce fameux humour polonais qui leur a permis de tenir le coup, tant pendant les occupations russe, prussienne et austro-hongroise, que pendant les années de plomb 1945-1989. La vie est un peu moins chère qu'en France, ce qui veut dire chère pour le Polonais moyen. Mais la vie bat son plein. La capitale même m'a paru en effervescence, alors que Cracovie garde une sorte de nonchalance provinciale qui ne m'a pas déplu.



On pourrait d'ailleurs s'interroger sur ce fameux "nulle part" d'Ubu roi : pour ma part, j'ai presque tendance à penser que nous y sommes en plein en France, quand on regarde le comportement de plus en plus ubuesque des gens qui nous gouvernent.



27 juin 2011 : un marathon

À force d‘hésiter, je choisis le silence.
(Colette, La vagabonde)


J’ai donc déambulé de nouveau, dimanche 26 juin : le temps est devenu maussade, après la très belle journée d‘hier… Cette fois-ci, je suis parti en sens opposé, vers l’ouest, où j’ai pu admirer la gare centrale, la cathédrale Saint-Nicolas-des-Marins, ainsi qu’une autre église, magnifique et pourtant ignorée de mon guide. Il faut dire que je m‘étais vraiment écarté des chemins balisés par les touristes, et que, fréquemment, j‘étais quasiment seul sur les trottoirs. Pas pu prendre de photos donc, puisque l’appareil ne marche plus. De la fenêtre de l‘hôtel, où je rédige ce papier, j’aperçois les cinq bulbes dorés de l’Église du Sauveur sur le sang versé.


J’ai assisté à l’office de Saint-Nicolas-des-Marins, seule église ouverte au public sans payer (les autres sont quasiment des musées), et comme il devait être vers les 11 h, il y avait une petite foule qui suivait l’office. L’église est magnifique, extérieurement (façade bleu clair, pilastres blancs immaculés, bulbes dorés) et intérieurement, comprend deux étages, l’église inférieure, dite "d’hiver", d’un baroquisme échevelé, éclairée uniquement par des bougies, et entièrement décorée du sol au plafond, avec d’innombrables icônes sur les piliers. C’est à l’étage que se trouve l’église dite "d’été" (parce qu’autrefois, on ne la chauffait pas en hiver) d’où provenaient des chants liturgiques de toute beauté. Vous connaissez sans doute les chants orthodoxes. Je suis donc monté et j’ai pu m’ asseoir contre le mur du fond. Là aussi, la décoration est prestigieuse, et l’iconostase, la cloison du fond, avec ses peintures superbes et ses colonnes enguirlandées, m’a fasciné. Les fidèles, hommes découverts, et femmes, tête couverte, suivaient avec attention le service. J’écoutais les chants, et je me demandais comment le peuple russe, qui me paraît si religieux, avait pu subir soixante-dix ans d’athéisme imposé. C’est pour moi un mystère. Et ce fut un très beau moment.

* * *

Mais c’était aussi, aujourd’hui, le jour du marathon, pour lequel des groupes sont installés à l’hôtel où je suis. Au cours de ma déambulation, j’ai donc aperçu et encouragé quelques concurrents, notamment le long du canal de Fontanka et tout au long de la Perspective Nevski, que j’ai prise jusqu’au bout cette fois, puisqu‘elle aboutit à Ligovsky prospect, où est situé mon hôtel. Très curieusement et à mon grand étonnement, les Pétersbourgeois étaient totalement indifférents à la course et ne la regardaient absolument pas, sauf les automobilistes bloqués qui, de rage, faisaient entendre un concert de klaxons assourdissant, à me faire regretter de ne pas être resté plus longuement dans l‘église. Le temps, gris, tiède, était idéal, avec même pour la fin du parcours des derniers concurrents, des gouttes d’une pluie faible qui n’a pas dû les gêner beaucoup, puisque je n‘étais moi-même pas mouillé en rentrant à l‘hôtel.



Et j’ai remonté dans le temps, ce temps définitivement révolu où, moi aussi, j’ai participé à plusieurs reprises à cette épreuve redoutablement sévère qu‘est un marathon, dans différents lieux : Condom (trois fois), Millau, Belvès, Amiens (quatre fois), Paris et évidemment New York. En gros, ça a dû me faire un ou deux marathons par an entre 1978 et 1981, puis un aussi entre 1985 et 1988 (deux en 1987, quand j‘ai couru celui de Paris en plus de celui d‘Amiens : Lucile, même pas un an, était dans la poussette à l‘arrivée, et Mathieu me demanda, très sérieusement, si j‘avais gagné ! Il ne savait pas que j‘appliquais à la lettre les conseils du poète grec Cavafy : "Mais surtout ne te hâte point dans ton voyage"), année où j’ai couru pour la dernière fois sur cette distance.

Les sensations, les impressions, les odeurs (de chaleur ou de pluie, de ville ou de campagne, y compris ma propre odeur de transpiration), le poids du corps, la pensée en mouvement tout autant que les jambes, j’aurais voulu les décrire dans un récit resté à l’état d’ébauche, dont le thème était le suivant : le héros, marathonien, profite de ce temps suspendu, celui de la course, pour faire le bilan de sa vie. Il est à la croisée des chemins, il n’a pas encore trouvé sa place, peut-être parce qu’il la cherchait là où il ne fallait pas, il est sur le point de se fiancer, mais il n’est pas très sûr d’être fait pour le mariage, ni peut-être d’être capable d’élever des moutards bruyants. Il a trente ans, le célibat commence sans doute à lui peser, il a besoin de sécurité, il a rencontré une femme qui lui paraît mieux que les précédentes, et qu‘il pense aimer raisonnablement. Mais il ne veut pas se laisser lier par les convenances, se faire prendre par le tourbillon d’un destin qu’il n’aurait pas choisi. Mon idée était que le marathon allait l’aider à prendre la bonne décision : se marier ou pas. Il aurait tenté de répondre, en courant ce marathon, à la question que se pose le héros de Gérard de Nerval dans Sylvie : "Qu’allais-je y faire ? Essayer de remettre de l’ordre dans mes sentiments." Il me semblait alors que la course à pied était un remarquable viatique pour se créer soi-même, pour échapper au désordre du quotidien.

Ç’aurait donc été une sorte de monologue intérieur (j’ai toujours eu le cerveau en ébullition quand je courais), retraçant aussi bien les incidents de parcours, le paysage traversé, le temps qu’il fait (climat) et le temps intérieur (la durée intime, pas du tout la même que quand on ne court pas), les difficultés diverses, points de côté, maux aux pieds ou aux jambes, le ravitaillement et une éventuelle pause-massage, des bribes de conversation avec d’autres coureurs, la défaillance du trentième kilomètre et l’envie d’abandonner, tout cela ponctué de scènes de son passé, de réminiscences qui l’auraient aidé dans son choix. Enfin, c’était quelque chose d’ambitieux, comme à peu près tous les romans que j’ai tenté d’écrire, et c’est cet excès d’ambition qui ne m’a pas permis de le mener à bien. Pour une fois pourtant, je le sentais, ce livre, je le vivais même. Pour un peu, je l’aurais écrit en courant !

Le fait est aussi qu’au fond, si je n’ai jamais réussi à mener un roman à bien, c’est que je ne suis peut-être pas un écrivain ! Ou bien ma paresse naturelle est trop grande… On ne se refait pas !

* * *

Et, fait extraordinaire, Anna Karénine m'aide à mieux comprendre ma propre vie, Tolstoï y est au mieux de sa forme, et je fais bien de le lire en Russie...

dimanche 26 juin 2011

26 juin 2011 : l'aventure de Minsk


l'humour implique la possibilité de se mettre à distance de soi-même...
(Paul Gadenne, Une grandeur impossible)



De quoi parlais-je hier? De la barrière des langues, je crois. Elle peut aboutir à une sorte de terrorisme du réel, comme mon aventure de l’aéroport de Minsk, où j’ai bien cru que j’allais être piégé vendredi après-midi. Voilà qui me servira de leçon et m’apprendra à prendre des billets d’avion directs, plutôt qu’avec escale et changement de compagnie : sans doute le prix était-il au final plus bas, je ne me souviens plus, puisque j’avais réservé mon billet Varsovie-St Petersburg via Minsk au mois de février, je crois bien. Ce qui me paraissait fort simple, sauf que je changeais non seulement d’avion, mais de compagnie (Lot jusqu’à Minsk, Belavia à partir de Minsk), et qu’à Varsovie, on ne m’a donné une carte d’embarquement que pour l’avion de Lot, évidemment…

Quand je me suis retrouvé dans la file d’attente de contrôle des passeports, un des rares Français présents me dit : — "Vous passerez pas sans un visa, vous pouvez pas savoir comme ils sont chinois en matière de paperasse". Il est là, avec sa femme, pourtant d’origine russe, et qui le parle parfaitement, et leurs trois enfants, et on lui cherche la petite bête au sujet de l’attestation d’assurance venant de France et pas valable ici. Donc il poireaute, pendant que sa femme est allée s’enquérir – et payer – une assurance bélarusse. — "Que voulez-vous, ils n’ont pas d’argent, tout est bon pour en récupérer. Et notez bien, l‘assurance en question sera peut-être bidon, et un simple bakchich qui ne dit pas son nom."

Je monte donc au bureau des visas, au cas où : l’employé qui parle anglais, et à qui j’explique que je ne suis qu’’en transit, m’assure que je n’ai pas besoin de visa, car normalement je ne franchirai pas le contrôle-frontière. Où je vais sans plus attendre leur expliquer que l’on m’a dit que je n’ai pas besoin de visa. La femme du Français, encore là, leur parle en russe, pour expliquer ma situation. L’employée prend son téléphone et, au bout d’un certain temps, j’apprends que quelqu’un viendra me chercher pour m’emmener dans le hall de transit.

Voilà, je me suis dit, il faut connaître, comprendre et agir, pour maîtriser une situation. Sauf que, une demi-heure plus tard, toujours personne pour venir me chercher. J’avise une autre employée qui, par bonheur, parle français ! Je lui explique tout, elle me dit : — "Je vais régler tout ça, attendez ici une minute, je reviens". Un quart d’heure plus tard, elle revient effectivement, me disant que je n‘ai pas à m‘inquiéter pour mon bagage, il suivra bien, et qu’un minibus va venir me chercher, côté piste, pour m’emmener à la salle de transit. Ce qui arrive effectivement quelques minutes plus tard. J’y suis escorté par une autre des employées, très jeune et fort jolie, et qui parle anglais : la salle de transit est en fait la salle d’embarquement. Mais je n’ai toujours pas mon billet pour embarquer (boarding pass). Il est vrai que j’ai encore deux heures d’attente. L’heure approchant, j’avise une employée, et lui réexplique mon cas. Elle franchit le sas interdit pour moi, et revient quelques minutes après en me disant qu’on s’occupe de mon cas et qu’une hôtesse viendra m’apporter ma carte d’embarquement. Ce qui fut fait un nouveau quart d’heure plus tard, pile une demi-heure avant le départ de l’avion.

Curieusement, je n’ai à aucun moment paniqué, me disant qu’au pire, je resterai à Minsk et me ferai rapatrier par l’ambassade, ils doivent avoir l’habitude ! Même, d’une certaine façon, je n’ai jamais été aussi gai, primesautier, je me disais : il faut chercher la joie partout, même là où elle n’est pas a priori. Alors, entre deux chapitres d’Anna Karénine (voilà un roman comme je les aime, les chapitres font quatre ou cinq pages maximum, ça n‘a rien de compact), que je venais de commencer, j’ai observé le comportement des passagers en attente du vol pour Moscou (pas mal d’Asiatiques), je n’ai pas pu prendre de boisson au bar, car sans roubles ou monnaie locale — et ils n’acceptaient pas les euros ! Il me restait bien quelques zlotys polonais, pas acceptés non plus.

J’avais l’esprit clair, la pensée précise, et pouvais méditer sur le mot de Balzac, dans La peau de chagrin : "La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l‘avare sans en donner les soucis". Je me disais que si, comme l’a dit un autre penseur (je ne sais plus lequel) "la perfection, c’est se rapprocher de son être", c’est dans les situations les plus délicates qu’on est au plus près de soi.

Et dire que de St Petersburg à Paris, j’ai une escale à Riga : pourvu que pareille mésaventure ne m’arrive pas, car là, j’ai à peine une heure de battement, et il m‘avait bien fallu deux heures à Minsk pour sortir d‘affaire et arriver dans la salle de transit. Il est vrai que je ferai tout le voyage sur Air Baltic, et que si le n° de vol change, ce sera peut-être sur le même avion d‘où, peut-être, je ne bougerai pas. Croisons les doigts !

samedi 25 juin 2011

25 juin 2011 : analphabète !


La plupart du temps, les gens se comportent de façon mécanique, c‘est-à-dire selon des mœurs et des conventions acceptées. C‘est comme cela qu‘ils cachent la vérité sur eux-mêmes.

(Slawomir Mrożek, Le démiurge, in L’arbre)


Le plus dur, quand on voyage, c’est la barrière des langues, pour moi du moins qui suis peu doué en la matière. C’est entendu, les êtres humains sont les mêmes partout, avec les quelques particularités propres à chaque civilisation ou à chaque peuple, particularités qui d’ailleurs ont largement tendance à s’estomper, comme je peux en juger au cours de ce voyage : je ne vois guère de différence entre la jeunesse polonaise ou la jeunesse russe et la nôtre, on retrouve les mêmes pantalons, les mêmes téléphones portables, la même façon de marcher et de déambuler.

Mais la langue parlée reste, elle, en dernier ressort, un obstacle peu franchissable. Et quand, en plus, l’alphabet n’est plus le même, c’est simple, on se retrouve analphabète. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui à Saint-Petersburg. Pour déchiffrer les noms de rues, de monuments, je dois avoir recours sans arrêt à mon alphabet russe et à l’équivalence en alphabet latin. Et encore sais-je lire, et je peux donc procéder au déchiffrement. Mais je me mets à la place des nombreux immigrés qui débarquent dans n’importe quel pays, sans en connaître la langue, ni l’alphabet, si nécessaire aujourd’hui pour se déplacer. Et je me disais, qu’est-ce que ce sera quand j’irai en Chine, si j’y vais seul !
 
une ville de canaux, comme Venise

Je comprends maintenant pourquoi les voyages organisés ont tant de succès. J’avoue humblement que je viens de me balader à pied dans Saint-Petersburg, mais que je n’ai ni pris le métro, ni le tramway, ni un bus, par incapacité tout simplement de savoir comment acheter un ticket (il paraît qu’on utilise des jetons dans le métro), ni où d’ailleurs les acheter. Probable qu’on me renseignerait à l’hôtel si je posais la question, mais je pense que je n’oserais pas m’y aventurer seul de toute façon. À pied, aucun problème, muni d’un plan de la ville, du guide, on arrive à se déplacer et même à faire des kilomètres comme moi aujourd’hui.

Et puis, je n’ai pas l’âme d’un grand voyageur : la preuve encore, c’est que l’appareil de photo (du moins sa batterie) vient de rendre l’âme, et donc, adieu à de nouvelles photographies. J’espère que celles que j’ai prises aujourd’hui seront valables. J’ai pourtant rarement vu une ville aussi photographiable. Et quel plaisir de déambuler ici, où l’on ne se sent pas le seul piéton ! Par contre, moi qui ai emporté pas mal d’euros en espérant les changer, je n’ai pas vu un seul bureau de change (contrairement à Cracovie, où il y en avait partout), et les banques sont naturellement fermées. Résultat, je suis contraint d’utiliser ma carte bancaire pour retirer des roubles (nulle part, ils ne veulent d’euros, sauf le chauffeur de "taxi" qui m’a embarqué à l’aéroport, trop content de me rouler dans tous les sens du terme – enfin, faut bien que tout le monde vive, et c‘est de bonne guerre, il m‘a amené à l‘hôtel en un temps record, conduisait admirablement bien en se faufilant dans la circulation comme je n‘aurais pas su faire).

voilier sur la Néva

J’ai donc, dans ma longue déambulation, aperçu l’Église du Sauveur du monde (appelée aussi "sur le sang versé", d‘après mon guide, église du début du XXème dans le style ancien russo-byzantin, avec ses bulbes dorés, construite sur le site de l‘assassinat d‘Alexandre II en 1881), le Palais et le Jardin Mikhaïlovski, le Palais d’hiver et l’Ermitage (maintenant que je n’ai plus de photos à prendre, j’irai peut-être le visiter, si j‘arrive à surmonter la cohorte de touristes et la queue inévitable à la caisse), la Cathédrale Saint-Isaac et sa coupole dorée, le Manège de la garde montée (ressemble à un temple grec), le Palais Stroganof et l’Église Notre-Dame de Kazan, le Canal d’hiver (dont j’ai photographié le "pont des soupirs", sous lequel les amoureux se font prendre en photo), la Perspective Nevski, que j’ai arpentée sur plus d’un kilomètre, l’immeuble Singer, le Théâtre Alexandrinski et le Théâtre Tovstonogov, les canaux de la Moïka, de la Fontanka et Griboïedov, la Néva (que je traverserai peut-être demain pour aller visiter les îles de l‘autre côté), l’Église Notre-Dame-de-Vladimir… Et de nombreux bâtiments d’habitation magnifiques ouvrant de belles perspectives. 


Bien sûr, la ville est immense, j’ai calculé que j’ai fait largement plus de dix kilomètres. On ne voit guère dans les rues que des gens assez jeunes, les "mamies" russes, comme on les voyait au cinéma, vendent des broderies, des fleurs ou des fruits et légumes. Les cars de touristes sont légion (venant aussi bien de Russie d‘ailleurs), ainsi que les paquebots de croisière, que j‘ai entraperçus au-delà d‘un pont. Je me suis surpris en train de rire devant certaines scènes de photographies de mariage (j’ai croisé au moins cinq cortèges de mariages qui se promenaient dans les différents parcs ou au bord des canaux pour les séances de photos, les robes de mariées se portent bien, même quand la mariée est enceinte jusqu’au cou !) ou devant l’étonnante robe courte (jamais vu aussi court en Occident !) d’une jeune fille qui donnait le bras à son ami, mais qui de l’autre main devait retenir le bas de la robe que le vent, aux abords de la Neva, relevait, découvrant la culotte !


Pas été embêté par le moindre quémandeur, et vu très peu de mendiants ou de SDF. J‘ai pourtant dû être repéré comme étranger, mais ça me confirme l’impression que les langues étrangères sont peu usitées – et ce n‘est certes pas moi, si nul en la matière, qui irai leur jeter la pierre ! J’ai acheté des fruits et une boisson, en faisant des gestes et en montrant du doigt, et la ou le vendeur notait le prix sur un papier ou me le montrait affiché sur la calculette.

Je vais essayer de ressortir ce soir — les fameuses nuits blanches de Saint Petersburg — en essayant d’être accompagné, les Français sont nombreux dans l’hôtel, mais ils sont en groupe et ont un programme organisé, semble-t-il. Je ne suis pas sûr de pouvoir m’y adjoindre. Mais je n’ai pas peur de me balader tout seul. J’éviterai quand même les parcs et les coins un peu écartés. Tant qu’il n’y a pas un instrument technique à prendre, du type métro ou tram, ça va. Et j’ai encore, pour demain et après-demain, de nombreux coins de la ville à visiter, qui resteront, ceux-là, hélas, sans photos !!!

"Tout livre est passage. Quand j'ouvre un volume et que je respire ses pages, je ne suis plus ici", ai-je lu dans le livre de Ricardo Menéndez Salmón, Le correcteur. Tout voyage l’est aussi. On respire un autre air, on ouvre les pages de la vie. Autant en Pologne j’ai été accompagné par mes amis, autant ici je suis obligé de m’accompagner moi-même et, étrangement, je ne me sens pas plus seul que chez moi. De toute façon, je ne saurais voyager sans emporter un livre et là, je navigue en pleine Russie aussi, puisque je me suis plongé dans Anna Karénine, ce roman de Tolstoï que ma grand-mère mettait au-dessus de tous les autres, et qui est en effet extraordinaire. Mon seul regret, c’est qu’il n’y ait plus d’Anna, de ces femmes russes qui parlaient impeccablement le français ! Je vous en livre cet extrait de dialogue :
"— Tu es heureux !
— C’est peut-être parce que j’apprécie ce que je possède et ne désire pas trop vivement ce que je n’ai point, répondit Lévine."

Saine philosophie, non ?