mercredi 27 mai 2009

26 mai 2009 : 30 ans à peine



« Reste près de moi », dit le mauvais amour. « Va, dit le bon amour, va, va, va : c’est par fidélité à la source que le ruisseau s’en éloigne et passe en rivière, en fleuve, en océan, en sel, en bleu, en chant. »
(Christian Bobin, Autoportrait au radiateur)
J’achevais avant-hier sur ce sacré privilège d’être aimé. Jeanne, qui nous envoie aujourd’hui une belle carte pour nos trente ans de mariage, écrit : « vous êtes un support l’un pour l’autre. C’est un grand privilège. »
Oui, trente ans, ça peut paraître long, mais c’est si court, en fait. Même pas la moitié de ma vie. Et il y a tant de façons d’aimer et d’être aimé. Physique, passionnel, spirituel ou mystique (je comprends qu’on se donne au Christ, par exemple), tendre, violent, obsessionnel, passager, envoûtant, rationnel, changeant, stable, déroutant, partagé, anxiogène, suicidaire, l’amour peut être tout cela et encore bien autre chose sans doute.
Claire et moi (moi surtout) étions déjà relativement âgés quand nous nous sommes connus. Je crois savoir – mais je sais très peu de choses sur son passé – qu’elle aussi semblait s’acheminer tout doucement vers le célibat. La plupart de ses amies étaient casées. Quant à moi, personne ne s’attendait à ce que je me marie un jour, sauf ma grand-mère qui, avant de mourir, avait donné à ma mère son alliance, pour le jour où… Alliance que je porte au doigt.
Nous nous sommes aimés de façon attentionnée et raisonnable. Ce n’était pas l’amour fou, mais un amour respectueux et persistant au travers des aléas de la vie commune. Oui, Jeanne a raison, un support l’un pour l’autre. En somme, un amour conjugal, même si aujourd’hui, c’est quelque peu décrié. Claire aurait sans doute souhaité un peu plus de folie, de fantaisie de ma part. C’est vrai, je suis trop sérieux, ennuyeux parfois. J’étais plus dans l’empathie et dans l’altruisme, et elle dans le désir. En amour, on n’est pas toujours sur la même longueur d’onde.
Nous ne nous sommes que très rarement disputés. Jamais, même, peut-on dire… Comme si le fleuve de la vie nous entraînait presque du même pas. Pas toujours sur la même voie, parfois sur des chemins parallèles, mais en fin de compte ceux-ci finissaient par se rejoindre. Nous nous étions accordé assez de liberté pour garder des activités personnelles indépendantes de l’autre. Chacun acceptait les amitiés de l’autre. Après la naissance des enfants, et jusqu’à ce qu’ils soient en âge de rester tout seuls ou de nous accompagner, nous avions pris l’habitude d’aller au spectacle de façon séparée. D’ailleurs, nous n’avions pas forcément les mêmes goûts. Nous n’avons pas mésusé de cette liberté. Mais chacun laissait l’autre libre.
Dur d’en parler au passé. En ce trentième anniversaire, Claire aujourd’hui était peu éveillée, je ne crois pas qu’elle se soit rendue très bien compte de cet anniversaire, malgré les fleurs que je lui ai achetées, les cartes que nous avons reçues et que je lui ai lues, les messages par internet ou téléphone que je lui ai communiqués. Elle était dans un jour médiocre, et ne peut plus apprécier correctement un tel événement.
Dommage. Il y a cinq ans, nous avions fêté nos vingt-cinq ans au restaurant. Il y a un an à peine, je m’en faisais une fête par avance. Claire m’accompagnait encore à vélo, comme lors de la sortie de Vocivélo à Chauvigny, théâtre d’une mémorable crevaison de son vélo à assistance électrique. Je dois être naïf, mais je n’imaginais pas que peu à peu, son corps allait craquer, qu’elle allait perdre sa mobilité, son sourire, puis sa capacité de mastication, de déglutition, d’élocution, enfin même la parole qui s’enfuit… Elle a pourtant gardé toute sa lucidité. Les infirmiers parviennent à l’amuser. Nous essayons aussi.
Tadeusz Różewicz écrivait (Inquiétude, Buchet-Chastel, 2005) : Parmi de multiples occupations / d’une extrême urgence / j’ai oublié / qu’il faut mourir / aussi. Voilà, il faut que je m’y fasse. On a tous oublié ça. Même si chaque matin, je me réveille, étonné d’être encore en vie. J’ai moi aussi largement perdu mon sourire. L’infirmière dimanche soir, au retour de la Brenne, m’a dit : Mais vous avez retrouvé votre sourire ! Peut-être, mais ça n’a pas duré longtemps.
Alors, en ce jour de fête, je voudrais que le sourire du monde entier recouvre la forêt impénétrable des douleurs, et rappeler à tous que trente ans de vie commune, c’est déjà bien. Et que les quelques mois récents n’effacent pas tout ce qui a précédé !

mardi 26 mai 2009

24 mai 2009 : retour à terre


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Prudence du filet, je vous méprise.
(Jean Cocteau, Le Potomak)

Quand on a été suspendu sur un fil, comme ça, quand tout l’équilibre vient du balancier (Aragon), le réveil peut être brutal. Eh bien, pas toujours. Là, vers cinq heures du matin, je me suis éveillé tout doucettement pour aller inonder la prairie couverte de rosée, sous la clarté des étoiles, tandis qu’un oiseau chantait (un rossignol ?). Instant léger, magique. Je pensais que la vie avait quand même de ces beautés que les lève-tard ignorent définitivement. Je croyais le monde immobile, et seul mon regard lui donnait des couleurs : en pleine nuit encore, bien qu’au lointain vers l’est, ça commençait à blêmir, j’avais les pieds qui songeaient et la bouche pleine d’étoiles. Rentré, je me suis calfeutré sous le drap pour prolonger un peu mon rêve de funambule, puis pour continuer Jean-Christophe.
Levé tôt, je suis allé reprendre une douche, me raser, puis je suis remonté sur Rossinante chercher le pain. Le sac à pains était devant la porte de l’accueil fermé. Je vois sur le papier qu’il y en avait sept de réservés pour notre petit déjeuner (nous étions quinze !). Or, il n’en reste plus que quatre dans le sac. À tout hasard, j’en prends quand même deux, et rejoins le camp. Francine, une levée tôt aussi, que j’avais croisée et saluée en sortant de la douche, avait déjà fait le plein. Je suis reparti remettre mes deux baguettes dans le sac !
Petit déjeuner en plein air : un délice aussi, près de la ligne d’arbres dont les feuilles tremblaient d’un feu inconnu. Le groupe s’est reformé, et je ressors de ma besace une autre histoire, dédiée à une participante qui s’était momentanément absentée hier au soir, et avait manqué le cyclo-lecteur, dont elle m’avoua venir de lire le livre. Raphaël, qui a l’air d’avoir bien dormi, vient nous embrasser. Margot continue à bourdonner autour de nous. Les coups de soleil de la veille se révèlent.
Mais je pense au retour. J’ai deux solutions, rester avec le groupe, et rentrer en voiture avec eux du Blanc à Poitiers, ou faire tout le trajet à vélo en prenant une voie plus directe, ce qui me vaudra quand même plus de 90 km. J’opte pour la seconde solution, j’ai peur de rentrer trop tard avec eux, et puis j’ai besoin de solitude encore, de me laisser obséder par le poids de l’inconnu, et de confronter mon corps récalcitrant à une longue distance aussi. Je range mes affaires, remplis mes gourdes, donne un coup de balai dans la hutte. Et je fais mes adieux à ceux que j’aperçois, car une partie du groupe est à la toilette ou en train de ranger dans les huttes. Adieu, vocivélo, à la prochaine !
Retour sans histoire, quasiment en ligne droite (décidément ces longues lignes droites sont vraiment désagréables à vélo, et il me vient un petit regret d’avoir abandonné les autres qui prennent probablement des petites routes plus sinueuses). Les villages s’égrènent : Mézières-en-Brenne (jolie église aux vitraux exceptionnels), Tournon-Saint-Martin, Angles-sur-Anglin, où je m’arrête pour pique-niquer en face du château. Nous allions chaque année dans cette commune autrefois pour une soirée contes en plein air au mois d’août, et campions à Saint-Pierre-de-Maillé, la commune voisine. Le donjon du XIème reste relativement bien conservé, et en tout cas, fait rêver à des temps plus anciens. Et aussi me rappelle mon merveilleux guide d’hier, dont les informations bizarroïdes se dépliaient comme des ailes vers le soleil. Il me manque !
Il fait beau, très chaud même. Mais je continue vaillamment, peu gêné par une maigre circulation. Après Saint-Pierre-de-Maillé, où j’aurais bien piqué un saut dans la Gartempe (mais là aussi me manquait le conférencier avec son cours sur les dauphins, suivi de travaux pratiques), je m’arrête à La Puye pour un café bien mérité, faire remplir mes gourdes (j’ai déjà bu deux litres), écouter tout un groupe d’hommes assez âgés (enfin, de mon âge !) qui soignent leurs bedaines en dégustant leurs apéros multiples du dimanche et qui pérorent sport devant une télé écran plat XXL. Je m’installe sur la terrasse ombreuse pour continuer Jean-Christophe, qui me donne des clés sur ma propre enfance, et je continue ma route. Un énorme oiseau de proie débouche juste au-dessus de moi : est-il échappé du Château des Aigles, l’attraction touristique de Chauvigny ? Je penche pour une buse, plutôt.
Nouvel arrêt à Chauvigny, cette fois sur une pelouse au bord de la Vienne. Je fais un goûter, achève mon pain, mon fromage, la dernière banane, bois un bon demi-litre, m’étends sur le sol pour fermer les yeux et apercevoir mon ciel intérieur couronné d’herbe d’or, les rouvre pour achever L’aube de Jean-Christophe, avant de repartir. Rossinante a bien du mérite, par cette chaleur. On doit avoisiner les 30°. Je suis désormais en terrain connu et largement arpenté. Nous (Rossinante et moi) prenons l’embranchement vers Tercé, puis Savigny-Lévescault. J’avoue que je n’en peux plus, je recommence à ramer comme avant-hier, mais puisqu’il ne reste que quelques kilomètres, autant achever rapidement. Pourtant, j’ai la sensation que mon corps se construit encore, se dilate dans une fluidité qui m’était encore inconnue. Et dès que la route est plate ou en légère déclivité, j’enroule le grand plateau, ce que je me permets rarement.
Et je rentre gaillardement à 16 h 30, trempé de sueur, rougi par le soleil – je me rends compte que c’est la première fois de l’année que je roule bras et jambes nus – pour retrouver la famille. Le funambule a atterri. L’ivresse se dissipe, Rossinante a regagné son écurie. Et le cyclo-lecteur, bruissant encore de feuillage dans sa voix, vient s’excuser de cette longue absence auprès d’une Claire en très petite forme.
Sur la route, je pensais un peu à Kerouac ou à Istrati, ces grands bourlingueurs, et je me disais que le cœur voyage seul, dans le flux et le reflux du déplacement, mais qu’une partie reste au loin, près des êtres aimés. Sacré privilège que d’être aimé !

lundi 25 mai 2009

23 mai 2009 : où va-t-on chercher les conférenciers ?

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L’enfance continuée longtemps après l’enfance : c’est ce que vivent les amoureux, les écrivains et les funambules.
(Christian Bobin, Autoportrait au radiateur)


Je me réveille tôt, il est six heures – mes sept heures de sommeil sont passées ; toujours pas de lumière. Qu’à cela ne tienne, il fait petit jour, mais la clarté est suffisante pour que je lise avec le rideau de la fenêtre retiré. Et je me lance dans la première partie de Jean-Christophe, l’Aube, ou l’enfance du héros. C’est exceptionnel, quoique suranné quelque peu, mais enfin, si je compare aux romans de Gide de la même époque, c’est incomparablement plus vivant.
Une heure et demi plus tard, après une toilette sommaire, je descends au petit-déjeuner, fais part de ma mauvaise humeur auprès du gérant, pour l’absence de lumière, qui avait ressurgi soudain à 7 h 15. À la table voisine, j’entends parler littérature, droits d’auteur, direction de collection… Je retrouve ma voisine d’hier au soir, en conversation avec un grand dégingandé, qu’il me semble avoir déjà aperçu quelque part. Comme il remonte dans sa chambre, je demande à ma voisine qui c’est. Jean-Hugues Malineau, poète et écrivain. Rencontré autrefois à Cognac quand j’étais conseiller pour le livre, lors d’une animation de qualité montée par une maison de quartier, animation de rue autour du livre, qui faisait participer les habitants. Je ne l’ai pas remis, mais ça ne m’étonne pas, les gens que je n’ai vus qu’une seule fois, je ne les retiens pas ! Et on papote avec la dame salons du livre ; selon elle (je n’ose pas lui demander qui elle est, mais elle semble, d’après la conversation précédente, écrire pour la jeunesse), c’est un des plus intéressants salons, avec plein d’animations pour enfants et de conférences pour adultes, et même des randonnées pédestres à la découverte de la nature. Ce n’est pas une simple foire aux livres, et ça lui plaît visiblement. On se quitte, le gérant nous fait une remise de cinq € sur le prix, pour le dérangement électrique.
Mais l’heure approche, du rendez-vous avec le groupe vocivélo, qui arrive de Poitiers en voiture, car ils travaillent, eux, le vendredi ! D’après le document transmis, je dois les retrouver route de la Trimouille, aux abords d’un transformateur. Un coup de téléphone m’informe qu’ils sont à Saint-Savin, alors que j’ai déjà trouvé le lieu de rendez-vous. Juste le temps de m’informer, auprès de Mme Gringoire (toujours selon le document) et de sa chienne Sophie, si c’est bien là. Elle n’a jamais entendu parler ni de rendez-vous de cyclistes, ni de ce nom-là, et elle a trois petits chiens , et pas la moindre Sophie ! Me demande si je me suis pas gouré de lieu. Mais comme je vois bien qu’il y a un bel emplacement pour les voitures derrière le transformateur, je m’assois dans l’herbe, sors mon Jean-Christophe, et lis.
Je m’arrête pour un besoin pressant, au moment même où quatre véhicules arrivent, dont l’un avec une remorque géante transportant cinq ou six vélos.
On t’a vu ! fait remarquer jovialement un des arrivants. Pourtant, je m’étais bien tourné vers un petit massif de plantes hautes, qui en a sûrement vu d’autres.
Ils sont quinze, dont deux enfants, Margot et Raphaël, deux couples d’amoureux encore dans leur lune de miel (je ne précise pas qui), et des couples chevronnés, dont certains arrivent de Bretagne, plus peut-être des célibataires, je n’ai pas bien saisi toutes les coordonnées. Le groupe s’est même payé le luxe d’emmener un indispensable guide-conférencier aux contours rondelets (pas trop), dont j’aurai à reparler. Les présentations sont faites, les vélos sortis des voitures et de la remorque. Francine fera le chemin avec une voiture et apportera les victuailles et sacs trop encombrants jusqu’au lieu de pique-nique. Et récupérera, s’il y a lieu, les défaillants. Car visiblement, l’une des participantes remonte sur un vélo pour la première fois depuis longtemps. Les premiers tours de roue sont laborieux. Titube, titube, mais ne se rend pas.
Et presqu’aussitôt, on embarque sur une des voies vertes créées en France sur d’anciennes voies ferrées. J’ai déjà parcouru : dans le Morbihan, celle qui part de Questembert, dans les Landes girondines, celle qui relie Mios à Bazas, dans les Landes, celle qui va de Mont de Marsan à Villeneuve de Marsan et celle dans la Vienne (la moins bien entretenue de toutes) qui part de Châtellerault vers Loudun. C’est en général bucolique, silencieux (pas de voitures, sauf quand ça longe une route) et suffisamment large pour qu’on roule à au moins deux de front. Et bientôt après, nous roulons sur le superbe viaduc entrevu la veille. Construit de 1885 à 1886, il comprend 21 arches, mesure 528 mètres de longueur et 38 mètres de hauteur. Erwann, architecte, le commente en connaisseur. La pierre de construction vient en partie du Poitou voisin. Cocorico !
Puis nous continuons sur le chemin, essayant d’imaginer les michelines ou les petits trains à vapeur qui caracolaient sur la voie ferrée cent ans auparavant. Nous nous arrêtons pour observer des fleurs, les humer, pour regarder un troupeau de chevaux qui abrite plusieurs poulains de belle venue. Le cheval est vraiment presque toujours beau, et même très beau, à vous dégoûter d’être humain. Puis nous arrivons à Ruffec où le groupe, qui s’était effiloché, se regroupe derrière le guide qui nous apprend que tout ça date du XIème-XIIème siècle, mais largement restauré. Je n’ai pas bien compris toutes les explications suivantes qui m’ont paru hautement fantaisistes : où va-t-on recruter des hurluberlus pareils, pensais-je ?
Un peu plus loin, nous quittons à nouveau la voie verte pour un arrêt devant la lanterne des morts de Ciron. Notre guide nous fait un historique des lanternes des morts, une centaine en France, dont une à Château-Larcher dans la Vienne, et sur les origines : la partie supérieure ajourée et munie de lumière pouvait être destinée à veiller sur les morts (donc placées à côté des cimetières), à empêcher que les âmes ne s’évadent, ou bien ce pouvait aussi être des petits phares. C’étaient aussi des lieux de pèlerinage. Puis tout soudain il a disjoncté, et s’est lancé dans une sombre histoire de tribus bretonnes antagonistes ; je n’ai pas bien saisi le lien avec la lanterne des morts. J’ai cru comprendre que nous risquions notre peau le soir même. Bref, où déniche-t-on de pareils guides ? Je réclame une enquête !
De là, nous nous sommes dirigés vers le lieu de pique-nique, où la charmante Francine nous avait réservé des tables avec bancs. La Creuse roulait ses flots assez tranquilles juste au bas, près duquel un groupe de marcheurs achevait de manger. Et de l’autre côté, le remarquable château de Romefort, du XIIème siècle, restauré dans le style troubadour au XIXème, veillait sur nous. Impressionnant, il domine la Creuse d’une cinquantaine de mètres.
Après les agapes, il faut reprendre les vélos. Pas d’abandons signalés. Francine peut repartir tranquille découvrir le terrain de camping, les huttes annoncées, et continuer de lire Le lièvre de Patagonie, les mémoires de Claude Lanzmann. C’est bien entendu Margot qui prend la tête, malgré de temps en temps sur des faux-plats un sprint désespéré de notre conférencier, qui a d’ailleurs effectivement de faux airs d’Eddy Merckx. Bref, nous quittons la voie verte pour nous engager sur une route secondaire à travers la Brenne, dont on devine ici ou là les fameux étangs.
Lors d’un dernier arrêt, nous croisons un groupe de cyclistes âgés de 73 à 77 ans (ils doivent encore lire Tintin), quatre hommes, dont un manchot, et une femme : y a pas à dire, le vélo, ça conserve ! Mais comment diantre négocie-t-on un virage avec un seul bras ? Ils nous dépannent pour graisser le vélo un peu grinçant d’une de nos participantes. Et, le cœur plus léger, nous entamons les dix derniers kilomètres. Tiens, le conférencier – décidément, il sait tout faire – a remplacé le papa de Raphaël pour tirer la remorque qui contient ledit bambin qui semble plus pendu à sa nintendo qu'au paysage.
À la fin, c’est l’aventure : nous quittons la route pour nous engager sur des sentiers bourbeux : un raccourci. Margot y plante ses chaussures, et il faut des miracles de souplesse pour éviter les multiples fondrières remplies d’eau croupissante. Mais c’est pour mieux déboucher sur les fameuses huttes, en fait des cabanes, ou chalets ou bungalows en bois – mais huttes sonne mieux – très confortables, quoique chauffées à blanc par le soleil du jour. Le camping est en bordure de l’étang de Bellebouche, qui est assez grand, et où a été aménagée une plage artificielle.
Je prends une douche puis rejoins le groupe du conférencier ; ce dernier, qui estime ne pas nous avoir assez barbé, veut à toute force nous faire une nouvelle causerie sur les bienfaits de l’aqua-gymnastique sur un étang brennois ( ?). Ne m’étant pas aventuré dans l’eau au-delà des genoux, j’ai perdu malheureusement tout le sel de la conférence, mais ai pu observer de loin – les groupies de notre guide m’avaient devancé de cinquante à cent mètres vers le milieu de l'étang, tant la pente était faible – que ça devait parler des dauphins, à voir les essais qu’il faisait pour montrer aux autres ce qu’il fallait faire. Mais je dois lui rendre justice : lui seul réussissait ! Plutôt que conférencier, il devrait s’engager comme pitre aquatique au zoo de La Palmyre.
Résultat de ces retards dus aux ébats aquatiques : l’apéro au Champagne est repoussé en after-supper (c’est bien comme ça qu’on dit, marquise ?). Et nous nous pressons vers le restaurant. Nos tables réservées sont installées à l’intérieur, mais nous préférons manger en plein air, l’étang en point de mire, au cas où un nouveau dauphin ferait son apparition. Excellent repas, fort arrosé de vin rosé et rouge – même par Anne, qui ne nous avait pas habitué à ça. Même que Michel en était éberlué ! Et nous donc ? Faut dire aussi que c’était toujours notre guide qui faisait le service et ne lésinait pas sur les rations. Mais auditivement, ça buvait encore plus sec aux tables voisines.
Retour au camp. Et là, émerveillés, non seulement nous avons eu droit au Champagne, non seulement Michel et Anne ont fait distribution de cadeaux à tous les participants – un tee-shirt ou un polo marqués au logo de vocivélo, ainsi qu’un mug en porcelaine de Limoges pour chacun, également imprimé ou peint dudit logo – mais enfin le conférencier s’est tu, épuisé par les vapeurs aquatiques et alcoolisées. Il est vrai qu’il a été remplacé par un cyclo-lecteur : ce n’était pas forcément mieux, même si l’histoire lue était humoristique.
Je suis parti me coucher, faire ma petite gymnastique, lire deux ou trois pages de Jean-Christophe. Bigre, qu’il faisait chaud ! Mais pour cause de moustiques, qui nous avaient dévoré pendant l’apéro, je n’ai pas ouvert la fenêtre de ma chambre. Mes deux co-locataires ont regagné la leur peu après, juste avant que je ne m’endorme.
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Splendide journée donc, qui m’a fait retrouver un sourire perdu depuis quelque temps. Merci aux généreux organisateurs et donateurs – je ne veux pas les faire rougir et n’en dis pas plus – qui prouvent que la gratuité, la générosité, l’altruisme existent encore. Mais on n’en attend pas moins de la part d’amateurs de bicyclette. Et merci à tous les membres du groupe de m’avoir accueilli avec beaucoup de discrétion. Quel dommage que Claire, qui avait fait la randonnée de Chauvigny l’an passé, ait manqué cette fois ! Mais elle y était en pensée, et souhaitait que j’y aille. Donc merci à elle aussi. J'ai retrouvé l'esprit d'enfance et un peu du funambule aussi, même si je n'ai pas réussi de bonds de dauphin au milieu de l'étang.

22 mai 2009 : en route vers la Brenne

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Le silence. La manière la plus absolue de nous dépouiller de tout sentiment de propriété.
(Pedro de Jesús, Le portrait, in Des nouvelles de Cuba)

Amalia étant là, plus Mathieu, je peux m’octroyer, non sans sentiment de culpabilité, trois jours de "liberté".
Donc, ce vendredi 22 mai, je me suis élancé dès dix heures du matin pour rallier Le Blanc, point de départ d’une randonnée organisée par vocivélo en Brenne samedi et dimanche. Depuis ma cyclo-lecture de l’an passé, je n’avais plus fait de longue distance, en fait pas plus de 40 km, et souvent en deux fois dans la journée. En effet, toute distance plus longue supposait mon remplacement auprès de Claire sur une durée importante. En général, je ne m’absente pas plus d’une heure, et même depuis l’arrivée de Mathieu, je n’avais pas pris mon vélo pour m’éloigner beaucoup de Poitiers.
Là, je partais dans le connu jusqu’à Bonnes, ensuite j’avais tracé un itinéraire sur de petites routes, dont je n’ai pas eu à me plaindre, puisqu’à moment donné, j’ai roulé une quinzaine de kilomètres sans croiser de voiture ! J’ai fait un petit arrêt pour visiter l’église de Liniers, signalée du XIème siècle sur un panneau à l’orée du village. En fait, il semble que seul un portail et un mur datent de cette époque, et qu’elle a fait l’objet de nombreux remaniements. Les derniers étant des vitraux contemporains créées par le verrier Michel Guével à partir de 1999, dans le cadre de l’année du Patrimoine.
Après Bonnes, j’ai pu observer un champ ou plutôt un pré entièrement couvert de coquelicots, puis dans un autre pré un bouc qui faisait bon ménage avec un poney. Plus loin, des chevaux et des poulains magnifiques. Une buse perchée sur un fil téléphonique que mon passage n’a pas dérangée. Pique-nique à Lauthiers, à côté de l’église, remarquable par sa charpente en carène de navire. Puis j’ai traversé Nalliers, avec son église au dôme d’ardoise du XVIIIème siècle. Pratique, les églises, pour de petits arrêts qui soulagent les fesses des cyclistes ! Et ce silence, je me sens nu, je n’ai parlé à personne et n’en ai pas éprouvé le besoin. Seul le soliloque du vent contraire a fait entendre sa petite musique, en même temps qu’il m’a contraint à des efforts musculaires.
L’arrivée au Blanc est superbe, avec le viaduc du chemin de fer, la vue sur le château Naillac, qui abrite l’Écomusée de la Brenne, et la vallée de la Creuse. C’est fête aujourd’hui, en fait le Salon du livre de nature, intitulé Chapitre nature, sous barnums, sur la place de la Révolution, à deux pas de mon hôtel. Il est 15 h 30, j’ai le temps d’y faire un tour. Je fais couler un bain, car je suis éreinté, après 65 km très vallonnés et venteux. Puis j’écris des lettres et cartes postales. Je lis de Romain Rolland, dont j’ai emporté deux livres, une pièce de théâtre, Les Léonides, qui fait partie du cycle du théâtre de la Révolution. Je fais un tour au salon, qui comprend des stands de libraires et d’associations de protection de la nature, des ateliers, notamment ce qui m’a semblé concerner la fabrication de livres, des expositions de photos et de dessins naturalistes, et des auteurs épars qui attendent le chaland et ont l’air de s’ennuyer un peu sous une chaleur accablante. Je remarque Pascal Dessaint, un auteur phare de Rivages-noir, dont j’avais chroniqué autrefois pour le revue Les crimes du trimestre le roman policier Les pis rennais. Il est surtout là pour ses petites "Chroniques vertes et vagabondes" (deux volumes parus, L’appel de l’huître, 2009 et Un drap sur le Kilimandjaro, 2005). Et à mon tour, je vagabonde dans Le Blanc, à la recherche d’un endroit paisible pour mon pique-nique du soir. Non loin du cinéma, je découvre l’endroit idéal, une petite place de verdure fraîche avec des bancs. J’y finis Les Léonides, dans lequel Romain Rolland fait se rencontrer en Suisse, sous le Directoire, un aristocrate émigré et un conventionnel proscrit, qui finiront, sinon par se réconcilier, du moins par essayer de se comprendre : toujours le souci de l’auteur de comprendre l’ennemi. Leurs enfants se marieront. La lecture en plein air, sur un banc, que j’ai beaucoup pratiquée à Bordeaux, quand j’étais étudiant, au Jardin public (allongé sur les pelouses aussi, mais aujourd’hui c’est plus délicat), reste un régal, même si aujourd’hui, je préfère lire au lit.
J’avais repéré que le cinéma donnait le dernier film de Tavernier, tourné aux USA, en v.o., alors que Poitiers n’en donne que des versions françaises. Dans la brume électrique (In the electric mist), d’après un roman de James Lee Burke (traduit chez Rivages) se déroule dans les bayous de Louisiane. Le détective Dave Robicheaux recherche un tueur en série qui s'attaque à de très jeunes femmes. Il rencontre Elrod Sykes, une star hollywoodienne qui boit plus que de raison et tourne un film sur place, produit par le maffiosi local, Baby Feet Balboni. Elrod raconte à Dave qu'il a vu, gisant dans un marais, le corps décomposé d'un homme noir enchaîné. Cette découverte fait rapidement resurgir un souvenir de Dave adolescent. Puis, comme l’ivrogne Elrod, il a des hallucinations se rapportant à la Guerre de sécession... Je n’en dis pas plus. Mais le film est somptueux, glauque à souhait. Un bon Tavernier.
De retour à l’hôtel, il est 23 h. Je rencontre dans le couloir une femme se plaignant qu’il n’y a pas de lumière dans sa chambre, et qui me demande où est le gérant. La réception est vide bien entendu. D’ailleurs, on nous avait donné un code d’entrée, pour retours tardifs. Je monte et, ô surprise, idem chez moi. Allez vous brosser les dents dans une salle de bains noire comme un four ! Je l’ai fait quand même et me suis couché sans lire une ligne, ce qui ne m’arrive habituellement jamais. J’avais l’intention de démarrer une relecture de Jean-Christophe. Ce sera pour demain !

mardi 19 mai 2009

19 mai 2009 : un livre dangereux !


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S’il ne dépend pas de nous de changer les hommes, il dépend de nous de leur offrir par nos œuvres de plus hauts idéals.
(Romain Rolland, Lettre à Stefan Zweig, 20 août 1920)

Il y a des livres, comme ça, qui sont particulièrement dangereux. Parce que si on commençait à les mettre en pratique, on finirait mal : en cabane, à l’hôpital psy, ou le dos collé au mur. Les évangiles, par exemple. D’ailleurs, pendant longtemps, c’était interdit de lecture, seuls les prêtres y avaient accès. La bonne nouvelle par excellence, essayez donc de l’appliquer aujourd’hui. Allez aimer votre prochain, gratuitement, selon le commandement du Christ (Évangile de Marc 12, 31), si ce prochain est un sans domicile fixe, un sans papier, un sidéen, un handicapé, un adversaire de votre nation ou de votre idéologie, un prisonnier, un pauvre ou un misérable, s’il est sexuellement différent, malpoli, d’un commerce difficile, bref, pas du tout comme vous. Essayez. Et dites-m’en des nouvelles.

 

Eh bien, Clerambault, histoire d’une Conscience libre pendant la Guerre est du même tonneau. Je savais que je le lirai un jour, ce livre, quasiment introuvable, qui n’a connu qu’une seule réédition, confidentielle, depuis la dernière guerre. Même si ce n’est sûrement pas une œuvre littéraire de premier plan – j’ai pu vérifier qu’elle est ignorée des dictionnaires de littérature qui analysent les œuvres – c’est, dans le monde déchiré, violenteur, presque insensé qui est le nôtre, un des livres qui nous élèvent, qui nous propose un idéal, qui nous délivre des mensonges de la propagande des puissants de tous temps et de tous pays.
Clerambault, histoire d’une Conscience libre pendant la Guerre : remarquons bien ce sous-titre, avec les majuscules. Il y a sans doute déjà là de la naïveté. Mettre une majuscule à Conscience, comme si dans la frénésie guerrière, la conscience pouvait encore exister. Et cette majuscule à Guerre : il s’agit ici de la Grande Guerre, celle de 14-18 ("celle que je préfère", chantait Brassens), mais ce qu’affirme ici Romain Rolland paraît valable pour toutes les guerres.
De quoi s’agit-il ? D’abord, c’est un roman. Un roman engagé (un gros mot, aujourd’hui !). Un roman où l’auteur se représente sous les traits du personnage principal, Clerambault, pour expliquer d’une manière moins théorique son attitude pendant la guerre, déjà exposée dans les articles publiés en Suisse et réunis dans Au-dessus de la mêlée.
Clerambault est un poète célèbre, d’une "candeur provinciale", qui "s’était fait l’interprète de toutes les idées nobles et humaines", épris de compassion et de pacifisme : "cette guerre inévitable [qu’il pressent] entre les plus grands peuples du monde lui apparaissait comme la faillite de la civilisation, la ruine des espoirs les plus saints en la fraternité humaine". Il est marié, il a deux enfants, Maxime et Rosine. "Et les quatre formaient, en cette soirée de juillet, un petit foyer d’affection et de bonheur tranquille, dont le centre était le père, l’idole de la famille." L’été 1914 est magnifique : on voit "la splendeur merveilleuse de la nature entourant de ses bras affectueux, avec un beau sourire de pitié, l’abjecte race humaine, prête à se dévorer". Mais ce petit bonheur paisible éclate avec la déclaration de guerre. Maxime, jeune homme, est mobilisé. Toute la nation fait corps derrière son armée. L’enthousiasme patriotique fait rage. Et Clerambault se laisse entraîner malgré lui, pénétrer par ces idées. À sa première permission, Maxime reste étonnamment silencieux. Le père n’arrive pas à lui faire partager son exaltation lyrique pour la future victoire, certaine et juste. Maxime repart, la mort dans l’âme, ne comprenant plus son père, contaminé par les mensonges de la propagande : "« Si on voyait ! » pensait Maxime, « si ces gens voyaient !… Toute leur société craquerait… Mais ils ne verront jamais, ils ne veulent pas voir… »." Peu de temps après, il est porté disparu. Clerambault, d’abord incrédule, comprend peu à peu que son fils est mort. Et non seulement qu’il est mort pour rien, mais que c’est lui, que ce sont les pères qui l’ont tué, comme ils fauchent la fleur de la jeunesse. Il se ressaisit, reprend sa liberté spirituelle et retrouve ses idées de fraternité universelle d’avant-guerre. Il propose à la presse des articles où il s’efforce de remettre ses idées en ordre : Ô Morts, pardonnez-nous !, À celle qu’on a aimée (il s’agit de la Patrie), L’Appel aux Vivants ("réplique indignée à l’Appel aux Morts que hululait Barrès, chouette grelottante, perchée sur un cyprès de cimetière"), dans lesquels ils affirme la liberté de l’Esprit, plaide pour la fraternité des peuples et fait part de son aversion de toute violence. Peu à peu, Clerambault est mis à l’écart, puis tenu en suspicion. Puis ses articles sont pointés par les thuriféraires de la guerre et de sa juste cause et suscitent la haine. Y compris celle de ses ex-confrères écrivains : "Quoi !… Tant de haine cachée !… Qu’avait-il pu leur faire ?… L’artiste qui a du succès ne se doute pas que, parmi les sourires de l’escorte, plus d’un cache les dents qui guettent l’heure de mordre." Mais il persiste et signe. Bientôt, ses nouveaux articles ne trouvent plus d’éditeurs autres que socialistes ou anarchistes, des journalistes de la grande presse s’en emparent haineusement pour le montrer du doigt et, citant approximativement des extraits soigneusement sortis de leur contexte, cherchent à prouver la collusion de Clerambault avec l’ennemi : "Car, n’est-ce pas ? pour qu’un homme pense autrement que tout le monde, il faut qu’il y ait là-dessous quelque vilain mobile…" Même sa famille le lâche. Sa femme ne le comprend plus. Sa fille voit son fiancé s’éloigner – momentanément, car les jeunes gens sont moins absurdes que leurs parents. Enfin, il finit par être convoqué par la justice, comme traître à la patrie. Et, de peur que sa condamnation soit trop légère, un exalté le poignarde à l’entrée du tribunal, en s’exclamant : ― J’ai tué l’ennemi.
Je ne sais pas si mon résumé reflète fidèlement ce livre extraordinaire par son contenu subversif, dans lequel Romain Rolland souhaite marquer "l’affirmation de l’Âme libre, qui se refuse à transiger avec toute tyrannie, et dont la mission propre est de défendre contre les réactions, comme contre les révolutions, l’éveil sacré de la Liberté de l’Esprit, – libre de tous les pouvoirs laïques et religieux, libre de toutes les églises, libre de toutes les patries, libre de toutes les frontières nationales ou sociales – et fraternelle à toutes les âmes libres du monde entier." Notons qu’il a écrit ce livre de 1918 à 1920. Mais que déjà, bien avant, il redoutait le drame qu’allait représenter pour la civilisation occidentale un conflit majeur. Dans son célèbre Jean-Christophe, on trouvait : "Dans cet entr’égorgement de la civilisation, il eût redit la devise d’Antigone : « Je suis fait pour l’amour, et non pas pour la haine. »" À l’écrivain américain Upton Sinclair, il écrivait en 1912 : "Je crois fermement que mon rôle d’écrivain est de garder ma raison claire et libre, dans la mêlée, de reconnaître la grandeur, où qu’elle soit, même chez mes ennemis, et d’être impitoyable pour toutes les injustices, d’où qu’elles viennent, même de mes amis."
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Oui, c’est un livre parfaitement subversif, que ce Clerambault qui s’achève sur cette profession de foi : "Le plus dangereux adversaire de la société et de l’ordre établis, de ce monde de violences, de mensonges et de basses complaisances, – c’est, ce fut toujours l’homme de paix absolue et de libre conscience. Jésus n’a pas été mis en croix par hasard. Il devait être, il serait encore supplicié." Ce roman dénonce les illusions et essaie de cerner la vérité, celle que l’on connaît aujourd’hui. Oui, la guerre de 14 a été une effroyable boucherie, voulue par "l’Internationale de puissances d’argent qui préparent la guerre" (Bernard Duchatelet, Rolland tel qu’en lui-même). Mais il est des pensées que l’on ne peut pas avoir, sans en subir les conséquences, et dire en temps de guerre, comme Clerambault – et Romain Rolland, "il n’est plus aujourd’hui que deux sortes d’esprits : ceux qui s’enferment dans des barrières ; et ceux qui sont ouverts à tout ce qui est vivant, ceux qui portent en eux l’humanité entière, jusqu’à leurs ennemis", c’est se hausser au-dessus du nivellement des esprits, et se livrer à la vindicte publique. Dire que le vrai combat "n’est pas contre un peuple", mais qu’il "est contre une société malsaine, fondée sur l’exploitation et la rivalité des peuples, sur l’asservissement de la conscience libre à la machine-Etat", c’est se montrer trop différent de la majorité. Dénoncer l’imposture de "la forfanterie abjecte des pitres à l’abri, qui font de la rhétorique avec la mort des autres", condamner cet "héroïsme cabotin" des intellectuels éloignés des tranchées ("nos vieillards d’aujourd’hui qui envoient les jeunes hommes à la mort. Cela ne les rend pas plus jeunes. Et ils tuent l’avenir"), c’est se les mettre à dos. Accuser ce "misérable pouvoir, armé jusqu’aux dents, disposant de millions de baïonnettes, d’une police, d’une justice, dociles, bonnes à tout faire, – et toujours inquiet, ne pouvant supporter qu’une douzaine d’esprits libres s’assemblent pour le juger !", c’est sans doute trop !
Certes, c’est vrai, et Clerambault le reconnaît, les "familles qui ont perdu des fils, des maris, des pères, ont besoin de croire que c’est pour une œuvre juste et vraie", parce qu’il est plus facile de "mourir avec l’illusion, plutôt que vivre sans illusion" ! Après tout, lui-même ne garde-t-il pas au cœur "la foi perpétuelle en l’amour et l’union des hommes" ? Ce qui, au fond, est peut-être une autre illusion (du vieux fonds chrétien ?). Mais illusion pour illusion, nous préférons celle de Clerambault qui proclame : "Je ne suis pas d’une race. J’appartiens à la vie, à la vie tout entière. Dans toutes les nations, alliées ou ennemies, j’ai des frères ; et les plus proches ne sont pas toujours ceux que vous prétendez m’imposer comme compatriotes", ou bien : "Vous n’aimez pas la vie, vous qui n’en voyez pas d’emploi meilleur à faire que de la jeter en pâture à la mort." Même sur le simple plan de l’efficacité, la guerre est nulle. Romain Rolland avait écrit à sa chère amie Sofia en 1911, bien avant que n’éclate le conflit : "Quel que soit le vainqueur dans une guerre, le premier, l’irrémédiablement vaincu sera tout l’Occident." Belle prophétie !
Pas de doute : Romain Rolland était trop en avance sur son temps. Jacques Robichez dans son petit livre (éd. Hatier) précise que "ce n’est pas de quinze ans qu’il est en avance sur les diplomates de son temps, mais de cinquante." Et donc solitaire ! Et son héros Clerambault, reflet de lui-même, peut estimer que "tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous, – et, au besoin, contre tous. Penser sincèrement, même si c’est contre tous, c’est encore pour tous. L’humanité a besoin que ceux qui l’aiment lui tiennent tête et se révoltent contre elle, quand il le faut." Mais avouons que se révolter restera un privilège des forts, de ceux qui n’ont pas peur de l’opinion publique, du "peuple des cafés et des salons de thé [qui] était prêt à tenir vingt ans, s’il l’eût fallu", de ceux qui gardent constamment à l’esprit que "la guerre a toujours été, sera toujours le crime."
Romain Rolland, qui ne respire bien qu’auprès des héros, des hommes illustres, dont il rédige des biographies (Michel-Ange, Beethoven, Tolstoï, Gandhi, Ramakrishna, Haendel), a su garder toute son intransigeance morale pendant cette période troublée. Sa sincérité, son désir ardent de comprendre les êtres les plus opposés (c’est tellement simple de rester entre soi, de n’accepter que ceux qui nous ressemblent) s’allient au souhait de Clerambault "de trouver de braves gens qui veuillent, bonnement, être mes égaux." Il nous dit intelligemment : "Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls, ceux qui furent grands par le cœur."
Eh bien, écrire cela au milieu de la pire brutalité du monde, oui, c’était, c’est toujours dangereux. Merci, Romain, d’avoir apporté cette pierre dans le jardin de la fraternité, une bonne nouvelle qui n’est pas sans rappeler une plus ancienne, datant de deux mille ans ! Oui, l’Évangile reste encore aujourd’hui un livre parfaitement subversif, puisqu’il n’a jamais été réellement appliqué. Et Clerambault finit comme le Christ. Guy Béart ne chantait-il pas : "Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté" ?

lundi 18 mai 2009

18 mai 2009 : un livre peu dangereux



Tous les livres ne sont pas explosifs, certains même procurent quelques moments de bonheur.

Mon livre est paru, pour ceux qui ne le savent pas encore : précipitez-vous chez le libraire le plus proche, ou sur la librairie électronique. Et faites comme tous les lecteurs actuels : savourez la randonnée des mots. Et offrez-le aux autres !

Une échappée singulière au cœur de la littérature, par les chemins de traverse. Au printemps 2007, l’auteur, passionné de lecture et de cyclisme, enfourche son vélo pour parcourir le Poitou-Charentes et l’Aquitaine. Au fil de ses tours de pédalier, il nous livre ses souvenirs de lecture, de plumes connues (Maupassant, Prévert, La Fontaine...) et moins connues, étrangères (Paul Auster, Ana Maria Ortese, Nazim Hikmet...) ou françaises (Christian Bobin, Georges Flipo, Annie Saumont...). Au fil des lectures et des kilomètres parcourus, ce voyage le conduira de Poitiers à Bordeaux, sa ville natale, puis jusqu'au pied des Pyrénées, comme un retour dans le passé. Un témoignage sous forme de conte philosophique, empli de nostalgie et de poésie.
2009
13,5 x 21,5 cm
édition brochée
232 pages
ISBN : 2-84561-507-6
16.00€



mardi 12 mai 2009

12 mai 2009 : Appelez-moi Aloysius !

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On est trop exigeant à dix-sept ans ; on a lu trop de livres ; on mesure dédaigneusement ses maîtres à l’échelle de ses écrivains préférés.
(Alexandre Vialatte, Battling le ténébreux)

Oui, tout âge pose ses problèmes, qui ne sont pas les mêmes. Quand on est jeune, comme le rappelle Vialatte, c’est le dédain des vieux ! Car les écrivains que nous aimons ont le privilège de paraître toujours jeunes (puisque nous les lisons avec nos yeux et notre mentalité d’adolescent et de jeune homme), au contraire de nos profs ou de nos parents, dont le savoir et la pesanteur morale ou pédagogique nous écrasent.
Mais quand on a atteint un certain âge, comme on dit, d’autres problèmes nous assaillent. Celui de l’humour, par exemple ; on finit par en manquer, sauf à blaguer la mort. Celui de l’oubli, aussi, et plus fréquent encore, si on en juge par le nombre de malades d’Alzheimer. D’ailleurs, on oublie l’humour, justement. Ce que me font remarquer quelques-un(e)s de mes lecteurs(trices) du blog : ce que tu es sérieux ! Pontifiant même, parfois (euphémisme, ils ou elles veulent dire souvent !)… Ont-ils lu Ta Ketty t’a quitté (30 avril) ?
Effet de l’âge, je ne sais pas pour ce qui concerne l’humour. Je ne suis pas quelqu’un de fantaisiste, pour sûr. Encore que… Par certains côtés, ma vie a eu plus de fantaisie que bien d’autres vies ! J’ai su rencontrer et me lier avec tout un tas d’originaux.
Donc, est-ce que je manque d’humour ? Sûrement au sens habituel du terme : par exemple, je n’ai jamais raconté d’histoires drôles, et quand on en raconte, en général, ça me fait au mieux sourire, rarement rire, et en général ça me laisse de marbre.
Pourtant, au cinéma, avec Buster Keaton, Charlie Chaplin, Laurel et Hardy, Jacques Tati, les Marx Brothers, Jerry Lewis, Bourvil et Louis de Funès (dans leurs films ensemble, ou pour De Funès, Ni vu ni connu), et même Darry Cowl (Le Triporteur m’a récemment transporté dans un rire jusqu’aux larmes, est-ce parce qu’il se moque – gentiment du football – et que ça m’a rappelé mes lamentables tentatives footballistiques d’enfance ?), avec tous ces acteurs et bien d’autres, je me suis payé des tranches de rires homériques, d’un rire bruyant, métallique, vengeur parfois, et souvent sympathique. Il y a des livres que j’ai lus en me tordant, ou en hurlant de rire : Les contes du chat perché, de Marcel Aymé, Zazie dans le métro, de Queneau, La cantatrice chauve, de Ionesco, La burlesque équipée du cycliste de Wells, Fantômes et farfafouilles de Fredric Brown, ou Sacrées sorcières de Roald Dahl. Et tant d’autres.
Mais je manque moi-même de fantaisie. Que ce soit dans les domaines vestimentaire, alimentaire, du loisir, de l’écriture, j’ai l’esprit de sérieux. Je ne me suis que très rarement lâché, comme on dit aujourd’hui. Un vieux fonds de protestantisme ? De calvinisme ? C’est le cinq centième anniversaire de la naissance de Calvin. La Bibliothèque Universitaire de Poitiers présente une exposition sur Calvin en ce moment. Hou là, ça rigole pas, et la conférence de l’autre jour a montré tout le sérieux de notre réformateur. Pourtant, Calvin ne manquait pas d’humour, quand il stigmatisait le culte des reliques, par exemple (excusez la langue du XVIème siècle, orthographe actuelle tout de même) :
« C'est maintenant aux apôtres d'avoir leur tour. Mais pour ce que la multitude pourrait engendrer confusion, si je les mettais tous ensemble, nous prendrons saint Pierre et saint Paul à part (...). Leurs corps sont à Rome, la moitié en l'église Saint-Pierre, et l'autre moitié à Saint-Paul. Et disent que saint Sylvestre les pesa pour les distribuer ainsi en égales portions. Les deux têtes sont aussi à Rome, à Saint-Jean de Latran, combien qu'en la même église il y a une dent de saint Pierre à part.
« Après tout cela, on ne laisse pas d'en avoir des os partout : comme à Poitiers, on a la mâchoire avec la barbe, à Trèves, plusieurs os de l'un et de l'autre, à Argenton en Berry, une épaule de saint Paul. Et quand serait-ce fait ? Car partout où il y a église qui porte leurs noms, il y en a des reliques. Si on demande quelles, qu'on se souvienne de la cervelle de saint Pierre dont j'ai parlé, qui était au grand autel de cette ville. Tout ainsi qu'on trouve que c'était une pierre d'éponge, ainsi trouverait-on beaucoup d'os de chevaux ou de chiens, qu'on attribue à ces deux apôtres.
« Avec les corps il y a suite. A Saint-Salvador, en Espagne, ils en ont une pantoufle ; de la forme et de la matière, je n'en puis répondre. Mais il est bien à présumer que c'est une semblable marchandise que celle qu'ils ont à Poitiers, lesquels sont d'un satin broché d'or. Voilà comment on le fait brave après sa mort, pour le récompenser de la pauvreté qu'il a eue sa vie durant. Pource que les évêques de maintenant sont ainsi mignons, quand ils se mettent en leur pontificat, il leur semble avis que ce serait déroger à la dignité des apôtres si on ne leur en faisait autant ».
Un peu long, cet extrait du Traité des reliques (1543, éd. actuelle chez Labor et Fides), mais je tenais à montrer que Calvin savait aussi se moquer, et qu’il parle aussi de Poitiers.
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En ce qui concerne l’oubli, là, je crois que c’est propre à l’âge qui avance. Depuis quelques années, nous avions notre petite plaisanterie privée (private joke, en anglais), ou clin d’œil, si on veut, Claire et moi. Comme il nous arrivait assez souvent d’oublier quelque chose quand on faisait les courses (moi), un rendez-vous (moi, qui, me fiant à ma mémoire, ne consulte que rarement l’agenda), l’heure ou la date (Claire surtout), à chaque oubli, l’autre posait la question : « Quel est le prénom d’Alzheimer ? ». Réponse attendue : « Aloysius ».
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Aloysius est en effet le prénom d’Alzheimer. On dit que tant qu’on se souvient de son prénom, on n’est pas atteint de la maladie. Prénom suffisamment rare pour être inconnu quasiment. Pour ma part, je ne connaissais que Aloysius Bertrand, un de nos petits romantiques, poète gothique en prose de Gaspard de la nuit, dont voici un extrait qui ravira ceux d’entre vous qui habitent à la campagne, n’est-ce pas, Michel, Anne-Marie, Josué, André, Claude, Virginie et compagnie :
« Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des bois pour parasol, et l'automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie, et quelque giroflée qui fleure l'amande.
Mais l'hiver, quel plaisir ! quand le matin aurait secoué ses bouquets de givre sur mes vitres gelées, d'apercevoir bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours s'amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige et la brume.
Quel plaisir ! le soir, de feuilleter sous le manteau de la cheminée flambante et parfumée d'une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils semblent, les uns joûter, les autres prier encore.
Et quel plaisir ! la nuit, à l'heure douteuse et pâle qui précède le point du jour, d'entendre mon coq s'égosiller dans le gelinier et le coq d'une ferme lui répondre faiblement, sentinelle juchée aux avant-postes du village endormi.
Ah ! si le roi nous lisait dans son Louvre, — ô ma muse inabritée contre les orages de la vie, — le seigneur suzerain de tant de fiefs qu'il ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une chaumine ! »
Mais pour en revenir à Aloysius, donc ce prénom est devenu l’objet d’une plaisanterie usuelle entre nous. Or, voici quelques jours, nous avons revu Pascal, un des deux infirmiers qui s’occupent des soins pour Claire, dans le cadre de l’Hospitalisation à Domicile, les autres étant des infirmières. Ça faisait quinze jours qu’il n’était pas venu. C’était le soir. Comme nous avions, Mathieu et moi, couché Claire qui s’endormait déjà, je l’ai réveillée et, lui montrant Pascal, je lui ai posé la question : « Tu le reconnais ? » Car, depuis quelque temps, Claire a des oublis profonds. Quelquefois, on se demande si elle reconnaît les gens. Là, elle avait l’œil vague… Je poursuis : « Comment il s’appelle ? » Elle réfléchit, et soudain, son œil s’illumine, goguenard, et sa voix parfaitement limpide éclate clairement : « Aloysius ! ».
Nous avons bien ri, tous les quatre, j’ai expliqué notre plaisanterie à Pascal et Mathieu. Claire a donc, en dépit de ses grosses difficultés de communication actuelles, conservé son humour particulier. Tant mieux !

jeudi 7 mai 2009

7 mai 2009 : la lumière qui s'éteint

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Il y a trois sortes d’être de nature silencieuse : les timides, ceux qui jouissent d’un monde intérieur aussi vaste qu’ineffable, ceux qui n’ont rien à dire.
(Ronaldo Menéndez, La verticalité des choses, in Des nouvelles de Cuba)

Nous voici revenus au "mois des floraisons, mois des métamorphoses", que chantait Aragon dans son poème Les lilas et les roses, et qui me fait ressurgir à la lumière. Depuis quelque temps, l’hiver est devenu pour moi beaucoup plus que l’hiver. Désormais, c’est non seulement une saison, mais aussi l’étiolement de mon âme, qui subit la lumière qui s’éteint (j’emprunte cette impression au titre d’un beau roman de Kipling, auteur qu’on ne doit plus trop lire aujourd’hui, car considéré comme impérialiste, et pourtant conteur inégalé) peu à peu en Claire. La grisaille qui me tord la vue, le froid qui me mord les entrailles, les intempéries (excepté la fabuleuse tempête, inespérée, qui justement m’a transporté l’âme) qui empêchent les sorties, la maladie omniprésente, le sentiment d’abandon plus vif que jamais – pourtant amis et surtout famille ont été bien plus présents cet hiver-ci – et "voici l’hiver de notre mécontentement", que stigmatisait Richard III chez Shakespeare.
Avec les jours longs, la lumière revient, et le printemps sourit. Oui, je sais, c’est un lieu commun, mais les lieux communs ne correspondent-ils pas à des réalités ? Aujourd'hui, par exemple, le soleil qui me chauffait le dos sur ma vieille Rossinante, en revenant de ma visite à Georges Bonnet, m’a donné envie de me relancer dans les cyclo-lectures printanières. Justement, à midi, l’ami Claude m’a téléphoné pour me dire qu’il compte organiser une quinzaine dans les Deux-Sèvres en septembre prochain ! Je vais voir avec mon éditeur si je peux faire une lecture à La Crèche par la même occasion.
Et puis Mathieu est là, heureusement, car nous ne sommes pas trop de deux pour nous occuper de Claire. Qui est devenue silencieuse aussi, mais d’une quatrième sorte que n’avait pas prévue Ronaldo Menéndez : elle ne peut plus dire ce qu’elle souhaite, car nous ne comprenons presque plus ce que ses cordes vocales affaiblies laissent encore passer comme son, et c’est encore une autre lumière qui s’éteint.
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Pour me consoler de tout ça, j’ai lu heureusement cet hiver de nombreux livres, de grands et longs romans aussi bien que des recueils de poésie et de nouvelles.
Et surtout, j’ai découvert un nouvel ami : je me suis plongé dans Romain Rolland jusqu’au cou, pour essayer d’écrire un petit essai pour le prochain Liseron. Romans, journal et mémoires, biographies, théâtre, correspondance, musicologie, c’est un auteur complet, infiniment méconnu. En France tout au moins, où il pâtit encore de son attitude au-dessus de la mêlée pendant la guerre de 14, en dénonçant la "haine, qui est plus meurtrière encore que la guerre, car elle est une infection produite par ses blessures, et elle fait autant de mal à celui qu’elle possède qu’à celui qu’elle poursuit" (Romain Rolland, Lettre à ceux qui m’accusent, novembre 1914). C’est au-dessus de la haine ou contre la haine, qu’il voulait intituler son fameux article au-dessus de la mêlée, qui lui valut tant d’inimitiés tenaces. Je lis en ce moment Clérambault, histoire d’une conscience libre pendant la guerre, déniché chez un bouquiniste, où il expose sa position dans un roman transparent. Pas une œuvre d’art, car c’est un roman à thèse, mais Romain avait bien le droit de se défendre : "Votre chemin est le meilleur, le seul bon, dites-vous ? Suivez-le donc, et laissez-moi le mien ! Je ne vous oblige point à le prendre. Qu‘est-ce qui vous irrite ? Avez-vous peur que j‘aie raison ?" clame le héros de ce livre.
Maintenant que les derniers poilus sont morts, il serait temps qu’on reconnaisse que Romain Rolland était tout simplement en avance sur son temps, que c’était un grand Européen avant la lettre (et d’ailleurs reconnu comme tel dans beaucoup de pays d’Europe). Un grand homme tout court, et un de nos prix Nobel de littérature dont on peut être fier. Titre provisoire de mon étude : Romain le magnifique. Car cet écrivain fraternel, on a tout de suite envie de l’appeler par son prénom ! Stefan Zweig, autre grand écrivain européen, l’a fort bien senti en nous rappelant dans la roborative biographie qu'il a consacrée à mon auteur (qui fut son ami) que "le monde [avait] besoin d’un homme courageux qui proclame que l’éternelle mission de ce monde, qui s’en défend, c’est la fraternité."
Et ce qui me plaît aussi chez Romain Rolland, c’est sa foi invincible en l’humanité, foi qui reste étrangère à toute église établie, à toute chapelle, à un parti politique. À sa manière, il a été aussi, comme Panaït Istrati, qui l’admirait, l’homme qui n’adhère à rien. Sauf à la vérité, au refus du nationalisme et des haines qui en découlent. Et Jean-Christophe reste le grand roman européen (1500 pages, c’est vrai, qui peut encore en France lire ça !) que le monde entier admire, sauf les Français qui l’ont évacué des librairies et de la plupart des bibliothèques ! Triste époque… J’ai envoyé un mail à Gallimard pour suggérer que Jean-Christophe paraisse en Pléiade lors du centenaire (2012). Romain Rolland est le seul grand écrivain de cette époque qui ne soit pas dans la Bibliothèque de la Pléiade ! Serai-je entendu ? Et pour les jeunes, il faudrait qu’il soit en format poche. On ne trouve actuellement en librairie que son livre sur Haendel. Pourquoi pas son magnifique Beethoven ? Ses romans, néant ! Son théâtre, néant ! Son journal (qui renvoie au niveau zéro toutes les automachinchoses actuelles), néant ! J’enrage. Mais qui sait, mon article va peut-être réveiller les consciences, et quelques lecteurs de ce blog vont pousser les bibliothèques à ressortir de leurs magasins empoussiérés tel ou tel titre de mon cher Romain ?
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C’est comme ça aussi que la lumière s’éteint, quand on enfouit dans les profondeurs tout ce qui pourrait la pousser à jaillir comme dans la chanson de Brel !