jeudi 21 décembre 2023

21 décembre 2023 : le film du mois : "Winter break"

 

Je me promets au nom des fleurs

et de ma mère

de rester toujours

- même à cent ans

en pleine crise d’adolescence

(James Noël, Le pyromane incandescent, Points, 2015)



Je ne vois plus que très rarement des films américains, et souvent ce sont des classiques que je connais presque par cœur, mais dont je ne me lasse pas. 


 

C’est pourquoi je prends comme film du mois un film qui vient de sortir, Winter break d’Alexander Payne, qui m’a beaucoup plu par ses qualités humaines, ses dialogues incisifs et la reconstitution d’époque : le film se passe en 1970 (en pleine guerre du Vietnam), pendant les vacances de Noël. Un professeur, Paul Human, enseigne les civilisations anciennes (grecque et latine surtout) à des lycéens peu intéressés, des fils de famille de l’aristocratie économique, financière et politique de la Nouvelle Angleterre ; ces jeunes vivent en internat dans un lycée privé huppé. Cet hiver-là, le proviseur confie à Paul Human la tâche de rester à l’internat pour garder les élèves qui, pour une raison ou pour une autre, n’ont pas pu rentrer chez eux. Il va être aidé dans sa tâche par la cuisinière noire Mary et un factotum, noir également.

Le professeur, célibataire guindé, est mal aimé des autres professeurs et de ses élèves aussi, à qui il ne passe rien. J’ai pensé au Merlusse du film (1935) de Pagnol ou au célèbre Mister Chips, de Good bye Mister Chips (roman de James Hilton, paru en 1934 et filmé par Sam Wood en 1939). Les internes restant, au nombre de cinq, sont bien décidés à en découdre avec le professeur détesté. Mais quatre sont miraculeusement libérés. Il ne reste plus qu’Angus Tully, que sa mère a abandonné pour filer le parfait amour avec un nouveau mari. Inutile de dire qu’Angus explose d’être livré aux soins de ce professeur austère, maladroit dans ses relations avec ces jeunes qui lui semblent privilégiés. Pourtant peu à peu, le courant passe et tous deux s’apprivoisent, avec l’aide de Mary.

Rien ne prédestinait à réunir ces trois personnes, mais le regard tendre du réalisateur réussit à créer un lien entre eux. Entre le professeur aigri, l’élève en plein désarroi, et la cuisinière endeuillée (elle a réussi à faire entre son fils dans lycée prestigieux, mais comme elle n’avait pas les moyens de lui payer les études supérieures, il a perdu son sursis et a été envoyé au Vietnam, où il a été tué), la tristesse et la solitude de chacun vont céder à une sorte de communauté solidaire et chaleureuse, grâce à des situations scénaristiques et des dialogues adroits, qui les élèvent et les font sortir des brisures de leur malheur intime personnel. Une humanité profonde nous entraîne dans le sillage de ces trois personnages joués par acteurs prodigieux. Une vraie surprise que ce film presque classique déjà.

mercredi 6 décembre 2023

6 décembre 2023 : Ah, le smartphone 8

 

Dès que j’entrais dans un wagon de train ou de métro, je sortais mon téléphone. Je ne regardais plus la télé sans décoller mes yeux de l’écran entre mes doigts. À tous les repas, rebelote. La pause du midi était devenue inconcevable sans mon smartphone… Même le temps que je consacrais à jouer avec Chou [mon chat] avait diminué. À quel point étais-je devenu l’esclave de ce machin ? C’était répugnant.

(Genki Wakamura, Et si les chats disparaissaient du monde…, trad. Diane Durocher, Fleuve, 2022)



Aucun doute, parmi les instruments les plus addictifs et les plus nocifs du monde actuel, le smartphone est en première place. Tout au moins parmi les plus de 12 ans. Mais d’après mes observations, les retraités s’y sont mis aussi. C’est un fourre-tout qui sert accessoirement pour téléphoner chez les jeunes : ils sont scotchés dessus essentiellement pour jouer, écrire des conneries sur les réseaux sociaux, harceler leurs camarades et connaissances, trouver un employeur quand on veut être employé dans le trafic de drogues, envoyer des selfies (bravo le narcissisme) et autres photos, photographier à tout va, etc. Un vrai cancer dans la vie sociale : l’appareil est à portée de main en permanence (c’est un drame quand on ne le retrouve pas et quand on se le fait voler).

Plus question de lire un livre ou un magazine dans les bus et trams, car chacun est harcelé à chaque instant par des bips, des notifications. Plus de regards vers les voisins ou voisines (y compris où l'engin trône à table à côté des couverts ou sur le genoux, c'est d'un sans-gêne), plus de vie intérieure, le machin comble la solitude, sert même de doudou la nuit, il dort la nuit sur la table de nuit quand ce n’est pas sous le traversin ou l’oreiller. Il est rechargé une fois par jour, souvent deux ou trois fois tant il est utilisé. Bonjour, les économies d’énergie ! Il en faudra, des centrales nucléaires pour fournir de l’énergie aux innombrables fous du smartphone ! Et on donne cet appareil maintenant à pas mal de jeunes enfants de moins de quatre ans : bonjour, l’apprentissage du langage et de la vie sociale.

Je compare avec mon attitude (je ne dis pas que c’est la bonne, mais je refuse cette servitude volontaire). On ne trouvera pas mon smartphone à table, ni quand je suis dans le bus, dans le tram ou sur mon vélo. J’ai pas l’impression que ça me prive. Il est mis souvent en mode avion, intégralement pendant la nuit, depuis qu’un abruti m’ a envoyé un sms à 3 h du matin et que j’avais commis l’erreur de le laisser ouvert. Et, pendant le jour, si je suis sur un mode de transport en commun, je pense que mes conversations privées n’intéressent que moi. Idem si je suis au spectacle (théâtre, cinéma, musique, etc.) ou quand je me livre à une activité qui nécessite toute mon attention.

J’ai l’impression que l’objectif social qui est derrière ce phénomène est de maintenir les enfants et les jeunes des classes populaires hors-circuit pour apprendre à lire, à écrire, à connaître autre chose que la culture de leur classe, de les enfermer dans le ghetto des enfants mauvais élève à l’école, et condamnés plus tard aux plus basses tâches, aux incivilités, voire à la délinquance et à la violence.

Je ne serai plus là pour voir les effets néfastes au long cours. En tout cas, chaque fois que j’en parle, que ce soit dans la réalité ou sur mon blog, ça me fait beaucoup de bien ! Trouvez-moi des raisons valables de trouver des bienfaits à cet engin diabolique, et j'en ferai part à mes lecteurs et lectrices. Pour l'instant, je n'en vois pas un seul.



samedi 2 décembre 2023

2 décembre 2023 : la chanson du mois : "Plus rien"

 

On obtient de la mer ce qu’elle nous offre, non pas ce que nous voulons. […] La réponse ne dépend pas de nous, les pêcheurs. Ceux qui vont là-dessous chercher la réponse avec leurs mains se croient plus forts que la mer. Seule la surface nous revient, ce qui est en dessous lui appartient, c’est la vie. Nous frappons à la porte, à fleur d’eau, nous ne devons pas entrer chez elle en maîtres.

(Erri De Luca, Tu, mio, trad. Danièle Valin, Gallimard, 2011)



Avec tous les fauteurs de guerre, ou ces déclencheurs de catastrophes écologiques, on en finirait par oublier de chanter, alors que le chant est ce qui est le plus beau sur la terre, que ce soit celui du vent, celui de la mer et des rivières, celui des oiseaux (encore qu’il y en a de moins en moins), celui de la maman ou du papa qui bercent et consolent le petit enfant…

Je ne sais pas comment ça s’est fait mais j’avais préparé une chanson pour les fiançailles de Mathieu et Mélanie, et une fois sur place, peut-être à cause de la fatigue du voyage, je n’y ai plus du tout pensé à la chanter. Mais, en attendant de vous faire un compte rendu de ce voyage, je peux vous offrir une chanson que j’ai découverte il y peu et qui traite de la fin du monde.


Plus rien (Les cow boys fringants)


Il ne reste que quelques minutes à ma vie
Tout au plus quelques heures, je sens que je faiblis
Mon frère est mort hier au milieu du désert
Je suis maintenant le dernier humain de la terre

On m'a décrit jadis, quand j'étais un enfant
Ce qu'avait l'air le monde il y a très très longtemps
Quand vivaient les parents de mon arrière grand-père
Et qu'il tombait encore de la neige en hiver

En ces temps on vivait au rythme des saisons
Et la fin des étés apportait la moisson
Une eau pure et limpide coulait dans les ruisseaux
Où venaient s'abreuver chevreuils et orignaux

Mais moi je n'ai vu qu'une planète désolante
Paysages lunaires et chaleur suffocante
Et tous mes amis mourir par la soif ou la faim
Comme tombent les mouches, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien
Plus rien
Plus rien

Il ne reste que quelques minutes à ma vie
Tout au plus quelques heures, je sens que je faiblis
Mon frère est mort hier au milieu du désert
Je suis maintenant le dernier humain de la terre

Tout ça a commencé il y a plusieurs années
Alors que mes ancêtres étaient obnubilés
Par des bouts de papier que l'on appelait argent
Qui rendaient certains hommes vraiment riches et puissants

Et ces nouveaux dieux ne reculant devant rien
Étaient prêts à tout pour arriver à leur fins
Pour s'enrichir encore ils ont rasé la terre
Pollué l'air ambiant et tari les rivières

Mais au bout de cent ans des gens se sont levés
Et les ont averti qu'il fallait tout stopper
Mais ils n'ont pas compris cette sage prophétie
Ces hommes-là ne parlaient qu'en termes de profits

C'est des années plus tard qu'ils ont vu le non-sens
Dans la panique ont déclaré l'état d'urgence
Quand tous les océans ont englouti les îles
Et que les inondations ont frappé les grandes villes

Et par la suite pendant toute une décennie
Ce fut les ouragans et puis les incendies
Les tremblements de terre et la grande sécheresse
Partout sur les visages on lisait la détresse

Les gens ont dû se battre contre les pandémies
Décimés par millions par d'atroces maladies
Puis les autres sont morts par la soif ou la faim
Comme tombent les mouches, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien
Plus rien
Plus rien

Mon frère est mort hier au milieu du désert
Je suis maintenant le dernier humain de la terre
Au fond l'intelligence qu'on nous avait donnée
N'aura été qu'un beau cadeau empoisonné

Car il ne reste que quelques minutes à la vie
Tout au plus quelques heures, je sens que je faiblis
Je ne peux plus marcher, j'ai peine à respirer
Adieu l'humanité, adieu l'humanité

 

Pour l'écouter, par Les cowboys fringants :

https://www.youtube.com/watch?v=1WFc7u8qWuo

 

vendredi 1 décembre 2023

1er décembre 2023 : le poème du mois, ode à la pluie

 

Je me promets au nom des fleurs

et de ma mère

de rester toujours

- même à cent ans

en pleine crise d’adolescence

(James Noël, Le pyromane incandescent, Points, 2015)



J’ai plus que jamais besoin de poésie : l’actualité nationale et internationale en manque abominablement, ma santé s’est quand même fort dégradée. Heureusement, j’ai fouiné dans ma bibliothèque de poètes, et ai découvert pas mal de pépites, y compris dans les poètes traduits en français. Ainsi chez le poète danois Søren Ulrik Thomsen, dont le recueil Les arbres ne rêvent sans doute pas de moi traduit par Pierre Grouix, est paru chez Cheyne en 2016. Je rappelle que je suis allé deux fois au Festival Lectures sous l’arbre qui se passe en août au Chambon-sur-Lignon (lieu de l'éditeur) dans les années 2010, et j’y suis resté toute la semaine en août 2010 pour un stage de lecture à haute voix animé par Marc Roger (voir mon compte rendu sur ma page https://cyclo-lecteur.blogspot.com/2010/08/).

J’ai dû y aller une seconde fois (sans doute vers 2016, où j’ai acheté le recueil de ce Danois, inconnu de moi. Le festival m’avait tellement plus, tant et si bien que mon fils y est allé aussi avec une amie, et à vélo !

Vu le temps de mois de novembre si pluvieux, ce poème m’a bien plu et me paraît d’actualité :


Ode à la pluie


Parce que son écriture nerveuse

file sur les vitres de l’express


et parce que son voile translucide

tangue devant le mer de lumière verticale de la tour


parce qu’elle pleure à mon instar

ce que de toute façon je ne peux oublier


et parce qu’elle pointille son haïku automnal

même tout de suite effacé sur le pare-brise


parce que c’est une bénédiction

de s’endormir au son de son chant ruisselant


et féerique de se réveiller dans le noir

quand elle cogne contre le toit des voitures


parce qu’elle unit ciel et terre

dans un sacrement secret


et même parce que les femmes les plus belles

le deviennent encore plus

lorsqu’elle file à travers leur longue chevelure


parce qu’on a le droit de rester tranquille

jusqu’à ce que sa grande musique s’apaise


et parce que sa lumière liquide

est le négatif de ce poème :


voilà pourquoi j’aime la pluie


jeudi 30 novembre 2023

30 novembre 2023 : la paix impossible

 

Résistants, guérilleros et « terroristes » n’ont ni hélicoptères, ni drones, ni satellites d’observation. Ce n’est pas le ciel leur cousin, mais le sous-sol. Ils sont mariés avec le tunnel, la tanière et ses galeries souterraines.

(Régis Debray, Éloge de la frontière, Gallimard, 2010)



Malheureusement, malgré mes faibles possibilités de déplacement (j’ai tout de même pu aller en Allemagne voir mes deux enfants, leurs conjoints et ma petite fille, et faire connaissance de la belle-famille de Mathieu), je suis très instruit des événements de Palestine, grâce aux deux associations de soutien à la Palestine auxquelles j’ai adhéré depuis une dizaine d’années. Parce que s’il fallait compter sur les médias qui ne font que reproduire la propagande israélienne… Je vous livre donc à nouveau un texte de l’Association France-Palestine Solidarite reçu ce matin.


Liberté pour Anas Abu Srour !

Communiqué de l’AFPS


Voilà 48 heures qu’on est sans aucune nouvelle d’Anas Abu Srour, directeur du Youth center (centre des jeunes) du Camp de réfugiés palestiniens d’Aida (près de Bethléem). Il a été arrêté par les forces d’occupation israéliennes, ce mardi 28 novembre vers midi.

Le Youth center est un partenaire régulier de l’AFPS qui tant au niveau national que par ses groupes locaux a de nombreux partenariats comme l’accueil de ses missions découvertes, des jumelages culturels, le soutien à des actions de formation, à des actions de résistance populaire.

Anas a été enlevé alors qu’il était en route pour rentrer chez lui. À cette heure, 48 heures après, aucune information n’a été donnée à sa famille si ce n’est la confirmation qu’il a bien été arrêté par l’armée d’occupation. Les conditions de détention des Palestinien·nes par Israël enfreignent toutes les règles du droit et des Conventions de Genève. Elles ont encore empiré depuis le 7 octobre et les rafles massives contre plus de 3000 Palestinien·nes dont la majorité n’a été présentée devant aucune cour ou a été mise en détention administrative sans charge ni procès.

D’un côté, Israël libère quelques centaines de prisonnier·es palestinien·nes dans le cadre des échanges en cours et dans le même temps, il en enferme des milliers d’autres !

Depuis le 7 octobre, les détenus et les prisonniers ont signalé une augmentation des actes de torture systématiques perpétrés par les forces israéliennes à leur encontre, notamment des passages à tabac, du harcèlement verbal et physique, des agressions et le fait d’être déshabillé lors de l’arrestation et de l’interrogatoire.

Cette politique d’arrestation massive fait partie de la guerre totale1 que mène Israël contre le peuple palestinien non seulement à Gaza mais dans toute la Palestine avec l’accélération de la violence des colons et du nettoyage ethnique, le blocage de facto du territoire et les attaques violentes et répétées contre les camps de réfugiés. La Croix-Rouge étant empêchée de visiter les prisonniers et le gouvernement israélien ayant, depuis le 7 octobre, encore aggravé les conditions d’arrestation et de détention des Palestiniens, les familles restent jusqu’à 7 jours sans aucune indication d’aucune sorte sur la situation des personnes détenues.

L’AFPS tient à marquer toute sa solidarité avec son partenaire le Youth center du camp de réfugiés d’Aida et avec son directeur et témoigne toute sa sympathie à la famille d’Anas.

Anas est de ceux qui œuvrent au bien-être de leur communauté au sein de leurs camps de réfugiés. Par ses actions, il contribue à l’émancipation de la jeunesse et des femmes dans le camp. C’est tout ce que l’occupant ne veut pas voir : un peuple libre, debout et émancipé qui prend ses affaires en main.

Comme tous les prisonniers politiques palestiniens Anas doit être libéré, maintenant !

Nous interpellons les autorités françaises qui connaissent parfaitement la qualité du travail fait par le Youth center au sein du camp d’Aida afin qu’elles fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’Anas retrouve sa femme et son bébé ainsi que les jeunes du centre, ses amis et tous les partenaires du Youth center.

Le Bureau national de l’AFPS

Le 30 novembre 2023

1 J’ajoute que cette guerre totale, colonialiste, se poursuit depuis 1948.

 

                                                                    Dessin de Karak


J’ajoute mon grain de sel : dans les grands médias, on parle immédiatement d’un Israélien tué dans une embuscade ou un attentat, mais quand parle-t-on des Palestiniens de Cisjordanie ? Ils sont assassinés par centaines, harcelés sans cesse et persécutés dans leur vie de tous les jours, leurs maisons dynamitées, ils sont arrêtés et emprisonnés en grande quantité ! Ah, certes l’État israélien est contraint d’en libérer quelques-uns aujourd’hui, alors qu’en catimini ils en ont arrêté des milliers de plus depuis le 7 octobre. Tout ça va mal finir. 

 

lundi 20 novembre 2023

20 novembre 2023 : le film du mois : Avant que les flammes ne s'éteignent

 

On peut avoir subi d’irréparables pertes et boire avidement à la source du jour, s’élancer vers les rencontres, s’inscrire encore dans le cercle des vivants.

(Marion Muller-Colard, L’autre Dieu : La plainte, la menace et la grâce, Labor et Fides, 2017)



Bien évidemment, depuis trois semaines, je ne vais pas au cinéma, puisque je suis reste quinze jours cloîtré, et que je ne recommence à marcher à l’extérieur qu’à petit pas. Au fond, avec ma capacité étonnante d’oubli, je ne savais plus vraiment ce qu’était la douleur, ni ce qu’avait vécu Claire pendant cinq ans. Et une douleur vraisemblablement pire, de par sa longueur, et de par sa localisation, la tête. Il se trouve que j’avais emprunté à la bibliothèque du quartier le livre de Marion Muller-Collard qui est un long commentaire du Livre de Job, un de mes passages préférés de la Bible, dans l’Ancien Testament. Je l’ai lu, l’auteure nous dit : "l’irréductible menace du sort plane, ne nous en déplaise, sur chacune de nos vies". Et, bien sûr, même au plus fort de la douleur, j’avais envie de "boire avidement à la source du jour". Pour rappel le Livre de Job raconte l'histoire de Job, un riche propriétaire et éleveur de bestiaux, aimant Dieu et d'une grande probité. Un jour, le diable, Satan fait pari avec Dieu que, s'il rendait pauvre Job, celui-ci finirait par le renier. Ce livre traite donc de la foi, en lien avec le Bien et le Mal. j'ai connu ce livre lors d'un stage œcuménique dans les Pyrénées en 1963, où l'on faisait du théâtre : une des pièces de théâtre était l'adaptation scénique du Livre de Job, qui fut donnée avec beaucoup de succès.

Et puis, qu’étaient mes petites misères par rapport à celles de Job (il perd ses troupeaux, ses enfants meurent, etc.) ? aux assiégés de Gaza ? aux trop nombreux SDF qu’on voit, enfin, que moi je vois (quelques autres aussi, heureusement, mais tant d'autres se détournent) dans la rue ? aux migrants qui affrontent la faim, la soif, les tortures, les viols, la mort, le cynisme des passeurs, pour traverser le Sahara ou la Méditerranée ? et pour certains d’entre eux, arrivés chez nous défier le froid, la faim, les lois scélérates, les flics et les contrôles trop fréquents (même quand ils sont là depuis longtemps, leurs descendants sont encore soumis au contrôle du faciès) ?

Justement, avant de partir à Montpellier, j’avais vu en avant-première Avant que les flammes ne s’éteignent, un film français, courageux, de Mehdi Fikri. Justement un film sur les violences policières en France, que d’aucuns continuent à nier. Camilla Jordana y joue le rôle de Malika, une femme dans la trentaine dont le jeune frère est mort à la suite d’une violente interpellation. Malika va se lancer dans un combat judiciaire sur les conseils de militants contre les violences policières. Elle risque de mettre en danger sa vie personnelle, mais ne veut pas que cet épisode tombe dans l’oubli, ce qui est le plus fréquent dans des cas comme ça : c’est le pot de terre contre le pot de fer, comme chez La Fontaine.

Le réalisateur s’est inspiré de plusieurs affaires qu’il avait suivies à l’époque où il était journaliste. Il s’est bien gardé de faire du manichéisme : le jeune victime n’est pas un ange, loin de là ! Bien qu’inspiré de plusieurs affaires, ce film semble le premier à désinvisibiliser les familles concernées loin des sentiers battues des télés en continu et de leur désinformation. À ce titre les images vidéo d’actualités qui ponctuent le générique final (à ne pas manquer) montrent le chemin parcouru pour faire connaître les violences policières, et la chemin qui reste à parcourir.

J’attends avec impatience de tels films de fiction sur la répression des gilets jaunes, sur celle des manifestants de tous bords, en particulier désormais sur les groupes écologiques opposés aux bassines comme à l’extension des autoroutes, aux lignes à grande vitesse et autres grands travaux soi-disant indispensables, et plus généralement, la répression de tous ceux qui sont à contre-courant, qui ne jouent pas le jeu, qui refusent le conditionnement et la domestication (pensons au smartphone et à la servitude volontaire qu’il nous impose à tous). 

 

mardi 14 novembre 2023

14 novembre 2023 : le livre du mois : Serge Bouchard

 

Personne ne veut reconnaître que l’allongement de l’espérance de vie n’est rien d’autre que l’allongement du temps passé à vieillir.

(Serge Bouchard, Les yeux tristes de mon camion, Boréal, 2017)


Parmi les nombreux livres qui forment ma bibliothèque et que je n’ai pas encore lus, je viens de dénicher une pépite, sans doute achetée à la Librairie québécoise de Paris vers 2018. Serge Bouchard (1947-2021), originaire d’un milieu humble, fait des études supérieures d’anthropologie, et soutient sa thèse en 1980 sur les camionneurs, Nous autres les gars de truck: Essai sur la culture et l'idéologie des camionneurs de longue-distance dans le nord-ouest québécois. Il devint spécialiste des peuples autochtones amérindiens, notamment de la côte nord, du Labrador jusqu’au Yukon : Inuits, Métis, et autres peuples nordiques. Il a fait des émissions de radio et des chroniques dans des revues scientifiques et littéraires, a participé aussi à des émissions documentaires à la télévision, faisant référence à l’histoire des hommes oubliés du Québec et de l’Amérique française..

On retrouve dans Les yeux tristes de mon camion son amour des camions, des peuples autochtones, et de soixante ans d’une vie extraordinairement riche et variée. C’est une sorte d’autobiographie en vingt-huit récits thématiques exposant l’histoire et les évolutions de son pays, des réflexions personnelles sur la vie, le vieillissement, la colonisation, les Amérindiens, la nature et l’écologie...

Souvent sous une forme engagée, de dénonciation quand il parle de ses amis Amérindiens. Car la colonisation a été assez violente : "[les] nations originales […] furent tragiquement décimées par les maladies européennes entre 1760 et 1860. […] Les derniers survivants furent simplement abattus, en cette Californie paradoxale qui se rangeait parmi les États anti-esclavagistes mais permit, jusqu’au début du XXème siècle, l’assassinat des Indiens contre une prime du gouvernement." Il recueille les paroles d’un chef : « La terre n’appartient à personne ; c’est nous qui lui appartenons. Nous, ses fils et ses filles, les enfants de la lune, les frères des animaux. Nous faisons corps avec cette Nature. Oui, nous comptons le temps avec les phases lunaires, nos réunions se tiennent de nuit, nous avons le poésie dans le sang. La beauté n’a pas de prix. »

Il dénonce aussi avec véhémence le capitalisme : "Ces protestants tout habillés de noir et de gris ne débarquaient pas dans le Nouveau Monde pour en admirer la nature : ils y venaient pour la mettre en valeur, cette nature, la déflorer et, littéralement, la dénaturer. Ils désiraient « faire de la terre » pour mieux la posséder et éventuellement spéculer sur la valeur de chaque acre, de chaque pied carré. Ils plantaient la graine d’une contamination universelle, le cancer de la croissance, la logique du profit, l’avidité érigée en valeur suprême." Il finit par conclure que "La violence du capitalisme est sans limites quand on menace de le briser."

L’auteur a vieilli, il approche de la septantaine, et nous confie ses pensées sur le vieillissement : "Il n’y a pas de honte à chanceler. Les petits enfants et les très vieux se ressemblent : ils agrippent des chaises et des marchettes, ils sont fragiles sur pattes, et cette maladresse apparaît normale à celui qui fait son entrée dans la vie comme à celle qui trottine dans le couloir de sortie. L’enfant apprend à marcher, le vieux apprend à s’asseoir. Dans les deux cas, cela peut entraîner quelques larmes. Aux deux extrémités du temps de vivre, le besoin de consolation est immense." Il se rappelle de son père : "Mon père se préparait à descendre du vaisseau. Devenu vieux, il parlait souvent de la mort, avec humour et peut-être, avec sagesse. Depuis qu’il avait atteint ses soixante-quinze ans, il prétendait vivre en sursis, comme en prolongement de match." Et il compare avec sa jeunesse : "Quand j’étais jeune, j’avais des idées curieuses, des projets merveilleux, et rien ne pouvait m’arrêter. L’expression même – « Lorsque j’étais jeune » – s’aggrave de jour en jour."

Et cela d’autant plus que les changements du modernisme  sont passés par là : "L’expérience se révèle toujours aussi éprouvante : « être en visite » dans la maison d’une autre famille est devenu au fil du temps un test culturel et technique de haut niveau. Jusqu’à hier, nos intérieurs se ressemblaient assez. Aujourd’hui, nos maisons sont si différentes que vivre au sein d’un décor étranger revient à marcher sur des œufs. Comment fonctionne la cafetière, la robinetterie, les triples manettes des quatre téléviseurs ? Quelle salle de bain utiliser, comment faire fonctionner la laveuse à vaisselle, comment ne pas déclencher les systèmes d’alarme, quels sont les codes, les commutateurs cachés ? Que faire pour éviter de dérégler à jamais les interfaces électroniques de la maison intelligente ?"

Il a l’impression que la spiritualité, la poésie ont disparu : "L’histoire récente se présente comme une succession d’amputations et de sacrifices. Nous avons désenchanté le monde, perdu le sens de sa beauté, liquidé notre héritage de merveilleux, neutralisé l’efficacité symbolique de nos rapports aux objets, à la vie, à la mémoire." On est sans cesse en partance pour quelque part : "Et qui dira que les voyages existent encore ? Nous n’allons plus nulle part, nous allons simplement en avion. […] Chaque pays reçoit son lot de touristes et les touristes descendent des avions machinalement. […] l’étranger s’est depuis longtemps maquillé, prêt à recevoir les visiteurs afin de correspondre à ses attentes." Et que dire de ce culte de la vitesse : "Ce passage incessant à des vitesse inédites nous conforte dans l’idée simpliste que plus nous allons vite plus nous sommes civilisés. Or rien n’est moins sûr. Nous sommes devenus accrocs aux contenants, mais très rébarbatifs aux contenus. Nous, les adorateurs du veau d’or de nos puissantes technologies, nous surfons à la surface des choses, sans rien savoir de la véritable nature de la vague." Et nous voguons dans "l’hypnose du vide, c’est à dire la consommation des actualités telles que rapportées sur les multiples plateformes désormais luminescentes à longueur de journée […] qui vous occupent les âmes et les cerveaux pendant le temps court d’une vie." Quant aux smartphones et aux selfies, "lhumain est ainsi fait qu’il passerait les portes de l’enfer si l’enfer était à photographier."

Enfin il chante la nature et l’écologie, critique sévèrement nos façons de vivre : "Les animaux ne sont pas que des animaux, les machines sont plus que des machines, imaginez les gens, l’amitié, l’émotion. La poésie est un impensable raccourci qui donne accès au cœur multiple des choses. Une société amputée du pouvoir de sacraliser le moindre détail de son être est une société pauvre, constamment en crise de sens. Elle s’agite dans le vide de son instrumentalité, elle se perd dans le creux de ses calculs comptables. Cette société d’entrepôts, d’autoroutes et de grandes surfaces ne voit que la, froideur de sa terre rasa. Qui chantera la solitude du goéland perche sur le lampadaire de cet immense stationnement ?" La bétonisation du monde lui fait dire que "Les terres à loups seront rares demain, lorsque tous les boulevards Taschereau du monde auront défiguré le paysage."

J’ai lu presque d’une traite ce livre, on a l’impression de recevoir les confidences d’un ami.