mardi 26 mai 2015

26 mai 2015 : une page noire oubliée de l'histoire de France


Un jour, je vous initierai à la Mystique du Capital. Je vous révélerai les Tables de la Loi des Riches. Vous comprendrez que l'argent – au sens où le peuple entend ce mot – est une chose totalement dépourvue d'importance, et le Capital une tout autre chose : l'unique chose importante.
(Pierre Véry, La révolte des pères Noël, Éd. Du Masque, 1998)

Les pages noires sont nombreuses dans notre histoire de France : on peut citer l'extermination des Cathares au Moyen âge ("Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens"), la tentative d'éradication du protestantisme par Louis XIV et pousuivie sous Louis XV (conversions forcées, assassinats, galères), la répression féroce des mouvements populaires (des Vendéens de 93 aux révolutionnaires de juin 1848 et mai 1871), la boucherie de 14-18, l'épouvantable gouvernement de Vichy léchant les bottes des nazis, les représailles impitoyables contre les rébellions dans les colonies (des massacres de Sétif en Algérie en 1945 à ceux de Madagascar en 1947)... On n'en parle pas trop dans nos manuels scolaires. Ça ferait désordre.
J'en découvre aujourd'hui une autre, de ces pages noires, grâce à un livre que m'a communiqué ma fille, Plus noir dans la nuit, la grande révolte des mineurs de 1948, écrit par Dominique Simonnot, journaliste au Canard enchaîné, après une longue enquête. Norbert, Colette, Georges, Jeanne, Henri, Daniel, Pierre et quelques autres, devenus octogénaires ou nonagénaires, témoignent dans ce livre émouvant qui retrace cette fameuse grève. Pourquoi ? parce qu'ils espéraient encore dans les années 2000 bénéficier de la loi d'amnistie de 1981. Ils auraient bien souhaité être indemnisés, eux qui ont été emprisonnés, condamnés à des amendes, dégradés de leur grade militaire acquis dans la Résistance (alors que la même loi a rétabli dans leurs droits dès 1982 les généraux félons du putsch de 1962 : encore bravo au gouvernement soi-disant de gauche sous Mitterrand !), licenciés, chassés de leur logement (lié au travail), privés de chauffage (puisque lié au logement) et quasiment interdits de travail, car la compagnie minière (les Houillères) envoyait à ses innombrables sous-traitants la liste des ouvriers indésirables ! 

 
Des vies brisées, enfin pas tout à fait, certains ont pu ainsi en échappant au travail de fond, échapper à la silicose qui faisait des ravages parmi les mineurs, tout en étant quasiment niée par les médecins de la compagnie, aux ordres. Heureusement, il y eut une vaste solidarité, et 15 000 enfants de gérvistes, qui seraient morts de faim et de froid, purent être envoyés dans des familles d'accueil. "Tâche splendide, [Norbert] est affecté au départ des enfants, envoyés, pour qu'ils soient nourris et au chaud, un peu partout en France, dans des familles. Beaucoup les réclament. Pas seulement des communistes ou des travailleurs. La reine de Belgique en accueille un, les savants Joliot-Curie aussi, ainsi que des bourgeois, émus de compassion pour ces gamins chétifs. « Alors, la reine de Belgique est une enragée ? Une meneuse de grève insurrectionnelle ? Une reine à la solde de Moscou ? » jubile Norbert. Cet évêque qui déclare que la grève est un droit, c'est un « rouge » ? ces curés qui les aident, se rangent à leurs côtés. Des terroristes, peut-être ?"
Les condamnations pleuvent, l'armée et la police sont réquisitionnées pour mater les grévistes (c'est là que naît le slogan CRS/SS), le gouvernement de Jules Moch (que les mineurs prononcent « Moche ») se veut plus royaliste que le roi, et les flics (surnommés les « pétains »), se montrent aussi brutaux que les occupants allemands quelques années auparavant (c'est un peu la victoire posthume d'Hitler). "Charles Bécart est amené dans des bureaux transformés en salle d'interrogatoire : « Comme ceux de la Gestapo que j'ai connus, là je vis une quarantaine de camarades arrêtés ». Des cris jaillissent : « C'était l'interrogatoire, comme ceux de 1943 par les occupants allemands. Nous y passâmes tous, avec des coups et des brimades »." Les procureurs chargés des dossiers en sont dessaisis s'ils se montrent trop cléments (bravo pour la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice), alors qu'ils savent pertinemment que les charges contre les accusés sont faibles ou montées de toutes pièces. "Un gars est recherché pour « jet de grenades sur la police », alors qu'on ne peut pas parler de délit, si l'on renvoie à des policiers ce qu'ils vous lancent", note l'auteur.
Les prisons sont surpeuplées. Pourtant : « Oh la prison, vous savez, je m'y fais, rétorque Norbert, surtout que je me repose, pour la première fois de ma vie ! » Les non-grévistes ou ceux qui reprennent le travail (souvent sur la demande de leurs femmes) doivent être protégés par la troupe : "Avec ça, le pire, ce sont tous ces hommes repartant à la mine, escortés de militaires qui les protègent, comme des trouillards qu'ils sont. Ah, ils ne sont pas fiers, baissant les yeux dès qu'on cherche leur regard !" Alors que la plupart des emprisonnés sont d'anciens résistants, qui avaient déjà fait la grève de 1941, contre les Allemands. Et qui avaient retroussé leur manche en 1946 pour gagner la bataille du charbon, au grand bénéfice des actionnaires.
On est en pleine guerre froide. Les Américains ont lancé le plan Marshall. Il s'agit de contrecarrer au maximum l'influence communiste. Ils ont largement financé la création de Force ouvrière, rapporte l'auteur, pour combattre la CGT. Bref, "Socialistes, gaullistes, radicaux, le gouvernement, tous certains de l'imminence d'un péril rouge, avaient lancé contre les communistes une lutte sans merci. Et tous prônaient, acceptaient ou favorisaient d'impitoyables sanctions contre les grévistes, afin de leur ôter toute envie de recommencer". Au fond, c'est le même raisonnement qu'en 1848 ou en 1871 : ôter l'envie de recommencer. Ça a marché déjà, ça marchera encore. Et on utilise le même vocabulaire : "Les éléments de langage existent déjà, qui font de la grève une « insurrection », mûrie sur ordre du Kominform, des grévistes des « insurgés », alimentés par « l'argent de l'étranger »." Ne disait-on pas en 1871 que les Communards, ardents patriotes, qui s'étaient élevés contre l'armistice honteux que Thiers avait conclu avec Bismarck, étaient payés par les Boches ?
À la tribune de l'Assemblée, un Emmanuel d'Astier de la Vigerie, ancien résistant, sauvera l'honneur en poussant sa gueulante : "Aucune poursuite sérieuse contre la collaboration économique n’a été menée. Les peines prononcées ont été dérisoires et souvent n’ont pas été appliquées [...] ; des hommes qui ont amassé des fortunes, grâce à la collaboration, jouissent maintenant, pour une bonne part, tranquillement, de leur trahison." Et : "Tandis que le gouvernement, indulgent aux collaborateurs, a mené une politique de répression scandaleuse contre la classe ouvrière. Nous voudrions que le siècle et demi de condamnations à la prison, qui, grâce au gouvernement, s’est abattu sur les ouvriers, se soit abattu sur les collaborateurs !" 
Les militants ne sont pourtant pas vraiment déçus : "Encore un coup des socialistes, ceux-là, ils ont jamais rien su faire d'autre que trahir." Et ils sont bien obligés de constater, malheureusement, que les « pétains » et les soldats sont bien les chiens de garde du Capital. Et le gouvernement aussi. D'ailleurs, rien ne changera par la suite. Les innombrables dossiers envoyés dans les nombreux ministères qui se sont succédé depuis la loi d'amnistie de 1981 n'ont reçu que des réponses dilatoires, quand ce n'est pas un silence total : les politiques, surtout de « gauche », ne sortent pas grandis de cette affaire. Et les rares survivants devront se contenter d'une maigre indemnisation pour des vies cassées.
Un très beau livre.

Voir aussi le film documentaire de Louis Daquin, d'époque, visible sur internet : http://www.cinearchives.org/Catalogue_d_exploitation_GRANDE_LUTTE_DES_MINEURS__LA_-494-149-0-2.html?ref=f67ef3b524e29b901703fa543c97d706
et un documentaire récent de Jean-Luc Reynaud : L'honneur des gueules noires.

dimanche 24 mai 2015

24 mai 2015 : femmes, femmes...


Quoi de plus absurde : ce que la vie fait des hommes ? Ou ce que les hommes font de la vie ?
(Pierre Véry, La révolte des pères Noël, Éd. Du Masque, 1998)


L'avantage d'être dans un milieu exclusivement masculin – un cargo, par exemple – c'est qu'on pense beaucoup aux femmes (qui nous manquent) et au sort souvent terrible qui est le leur. Et je ne pense pas seulement aux femmes de marins, privées de leurs hommes pendant une assez longue durée, mais à la situation de la femme en général. Comme je lisais énormément de femmes écrivains pendant mon voyage, dont plusieurs se sont préoccupées du sort qui leur était fait (George Sand, Virginia Woolf, Annie Ernaux, par exemple), j'étais en quelque sorte dans le bain. Et voilà qu'un livre et un film illustrent assez bien le désastre qui peut être le leur.
Filles de la pluie : scènes de la vie ouessantine, que m'a offert mon amie C., et que j'ai immédiatement lu, a obtenu le prix Goncourt en 1912. Ça semble bien être la seule chance de survie de son auteur, le modeste André Savignon. C'est en effet une suite de nouvelles, dont seule la première (Barba la conteuse) est assez longue, qui retrace quelques tranches de vie de femmes sur l'île d'Ouessant au tournant du siècle. Ces femmes, largement privées d'hommes – ceux-ci sont pêcheurs ou marins de commerce et longuement absents – ont gagné une réputation de femmes faciles (d'où le mot filles dans le titre), que l'installation vers 1904 d'un cantonnement de militaires coloniaux (les marsouins) va accentuer. L'auteur met en scène ses personnages dans cet environnement venteux et pluvieux, isolé, où il n'est certes pas facile pour les femmes seules de se faire respecter. Ce sont des femmes très pauvres, simples, en relation directe avec la vie comme avec la mort :"Portée vers le merveilleux comme tous les simples, l'image de la mort l'attirait et elle vivait en familiarité avec elle dans une sorte de délectation quiète et pieuse", nous dit l'auteur de l'une d'entre elles. On est ici en plein naturalisme (d'où le prix accordé, alors que La guerre des boutons, par exemple, sorti la même année, était quand même d'une autre trempe littéraire), avec son lot d'exagérations destinées à faire frissonner le bourgeois, et je ne suis pas sûr que les descriptions de l'auteur reflètent la réalité, sinon celle vue par un citadin du continent.
SAVIGNON (A.) — Filles de la Pluie, scènes de la vie ouessantine (illustr. de M. Méheut) 
Dans Refugiado, film argentin de Diego Lerman que je suis allé voir hier, c'est l'univers de la femme battue qui est décrit avec une grande acuité. Le tout vu par les yeux du fils de l'héroïne, Matías, dit Mati. Au début du film, il est dans une fête d'anniversaire, où il joue avec les autres. Mais quand il s'agit de rentrer, la mère n'est pas là, et ne répond pas au téléphone. L'animatrice raccompagne l'enfant chez lui, et on découvre sa mère, Laura, au sol, incapable de bouger. Elle a été rouée de coups par son mari, alors même qu'elle est enceinte. On croit comprendre qu'il est d'une jalousie morbide. À partir de là, dépôt de plainte à la police, vérification de l'état de santé à l'hôpital, puis envoi de la mère et de l'enfant dans un refuge pour femmes battues. Mati évidemment ne comprend pas bien pourquoi le père n'est plus là. Il est insouciant comme tous les petits de sept ans et plus dans l'univers du jeu qu'il pratique des heures durant avec la petite Nelly, qui habite aussi au refuge avec sa mère. Laura souffre terriblement de la séparation, et de la perte de l'amour. Elle comprend toutefois que son mari est « dangereux », et que, pour le bien de Mati comme du bébé à naître, la fuite est, hélas, la meilleure solution.Refugiado est un très beau film, tout en nuances, où les personnages sont serrés de près, tout étant vu par les yeux de Mati, et de ce qu'il peut comprendre. 
Refugiado 
Oui, "est-ce ainsi que les hommes vivent ?" chantait Aragon. Et ce sont eux, les mâles, qui imposent les règles ; ce qui rend difficile aux femmes de se forger une identité "selon le seul modèle" [...] accordé par les hommes. Un schéma masculin selon laquelle féminin donné pour raté, raturé, figure l’absence sur laquelle l’univers masculin, seul valide, est fondé" (Viviane Forrester, dans Mes passions de toujours).
 

vendredi 22 mai 2015

22 mai 2015 : Qui a peur des résidences pour seniors ?


le monde où je vivais par malchance et subsistais par miracle...
(Ivo Andritch, Sentiers, in La soif et autres nouvelles, L'âge d'homme, 1993)


Qu'est-ce que j'avais pas dit ? Depuis mon retour, je visite des foyers-logements et résidences senior, et j'en suis ravi : je me dis « Pourquoi pas ? Après tout, mieux vaut anticiper, et y aller par choix et décision personnelle, plutôt que par contrainte et décision prise par les autres pour nous placer ». Je suis seul. Je me dois d'y penser, les autres n'ont pas à le faire pour moi. Je viens à nouveau de visiter un de ces résidences services, la plus proche de chez moi, toute neuve, où il ne reste plus qu'un studio libre. Les T1 bis et T2 sont occupés. Mais ça change vite, me dit la directrice, comme la résidence est couplée à un EHPAD, certains y vont assez rapidement. Pourquoi ? Parce qu'ils ont trop attendu et qu'ils ne sont plus assez autonomes.
C'est le cas de la dame que je viens de croiser dans le hall de ma tour et avec qui j'ai pris l'ascenseur. Elle marche difficilement. Comme il y a cinq marches pour atteindre l'ascenseur, elle me dit « Je monte autant avec les bras qu'avec les jambes ». Et elle me raconte : son mari est mort il y a deux mois (après soixante ans de mariage), elle est désorientée, ne voit plus quelle utilité elle a, elle survit – elle pleurait presque en me parlant. Et, dans une tour comme la nôtre avec sa centaine d'appartements, aussi bien que dans une maison individuelle, c'est la grande solitude qui triomphe. Je n'ai pas osé lui dire qu'elle pourrait penser à une résidence services, où au moins elle bénéficierait d'une prise en charge collective (infirmière, psychologue, animation, restauration).
Il est vrai qu'à première vue entrer dans ces résidences, ce n'est pas très gai. Pour la simple raison que les gens attendent trop longtemps et se retrouvent donc entre octo et nonagénaires. Si davantage de septuagénaires (voire de sexa) y venaient, ça changerait la donne. On aurait moins la vision de déambulateurs, de fauteuils roulants (ça c'est l'EHPAD), et l'ambiance serait peut-être plus chaleureuse. Entendons-nous bien : il y a des vieillards qui sont chaleureux ; le problème, c'est qu'ils ne sont pas dans ces établissements (je pense à mes amis Georges, Jeanne, Odile), ils attendent eux aussi d'avoir un âge canonique pour se décider, ou que leurs enfants décident pour eux.
Quand j'ai dit dans la famille que ça me plaisait bien, ces résidences, ça a fait scandale : « Mais enfin, Jean-Pierre, tu plaisantes, tu es jeune, tu n'as pas l'âge ! » À quelques exceptions près : mes enfants (les mêmes qui me disent : « Tant que tu peux voyager, fais-le »), une de mes sœurs aussi, comprennent mon raisonnement. Mais dans l'ensemble, le tollé. Je pense qu'ils ont peur de la vieillesse. Ce n'est pas mon cas. Quoiqu'ils en disent, je ne suis pas jeune. Certes, je ne suis pas encore un vieillard. Mais je suis vieux, il n'y a aucun doute, je le sens dans mon corps comme dans mon esprit. Même si j'essaie de tout faire pour retarder l'inéluctable : voyages, sorties, vélo, lectures, écriture, rencontres... Je sens bien que je ne suis plus dans le coup.
Pourtant certains matins, je me sens léger. La plupart du temps, je suis guilleret. Presque toujours, j'arrive à m'enthousiasmer ou à m'émerveiller devant la couleur du ciel, une fleur, une personne qui me sourit, un mot d'enfant, un livre, un poème, un film, la venue d'amis, un mets qui me plaît. Mais que quelque chose d'inattendu arrive, j'ai du mal à réagir et à faire face. J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie, c'est miracle que je sois encore vivant. Mais je ne dois pas pousser le bouchon trop loin. Je dois anticiper le moment critique. J'ai encore l'âge de décider, pas sûr que je l'aurai encore d'ici quelques années, où je serai peut-être contraint, parce que les autres décideront à ma place.
Donc, pour l'instant, je m'informe. Je visite. Je constate. Et la vie continue. "Les enfants ne sont pas du tout malléables comme on le croit. Ils ont leurs lignes fortifiées, sur lesquelles ils résistent énergiquement", ai-je lu chez Montherlant (La ville dont le prince est un enfant, Gallimard, 1951). Je pense qu'on peut en dire autant des personnes de mon âge, j'allais écrire des « personnes âgées », mais ça ferait hurler ! Heureusement, je ne suis pas malléable. Et je suis capable de résister : quand j'aurai décidé de partir dans une de ces résidences, on ne me fera pas changer d'avis.
C'est bien moi !


mercredi 20 mai 2015

20 mai 2015 : le nouveau réalisme du cinéma français


l'incompréhension des gens à mon égard et les questions stupides. « Vous êtes au chômage ? Ça ne vous manque pas trop le travail ? C'est dur pour un homme de ne pas avoir à s'occuper... »
(Éric Pessan, L'effacement du monde, La Différence, 2001)


On accuse souvent le cinéma français de ne refléter que fort peu la réalité du pays, de se complaire dans de grasses comédies ou dans du nombrilisme parisianiste. Voici coup sur coup deux films présentés à Cannes et déjà sortis en salles qui ne peuvent pas être chargés de ces défauts. Deux films sérieux, intenses, qui nous touchent.
 
La tête haute conte l'histoire d'une jeune garçon, Malony, orphelin de père et dont la mère, bien qu'aimante (Sara Forestier, formidable), est trop irresponsable pour que la juge des enfants (Catherine Deneuve) le lui laisse. Dès six ans, il va en famille d'accueil. À seize ans, il est devenu ingérable : il conduit illégalement des voitures qu'il vole (sa mère dit qu'il « conduit comme un Dieu » !). La juge lui donne le choix entre une mise à l'épreuve et la prison. Est-il irrécupérable ? Il est placé dans un centre éducatif à la campagne, et suivi par un éducateur, Yann (Benoît Magimel). Il faudra encore pas mal de péripéties pour que le jeune homme retrouve un peu de confiance en lui, aidé par la rencontre d'une jeune fille et par l'affection que lui portent Yann, aussi bien en fin de compte que la juge pour enfants. La fin est très émouvante (j'ai dû sortir mon mouchoir), quoique sans doute un peu trop idyllique. Ce film dresse un beau portrait su service de protection de l'enfance, qu'il faut défendre à tout prix, car tout vaut mieux que la prison pour ces jeunes déboussolés, qui en ressortent en général pires qu'ils n'y entrent. Le jeune Rod Paradot mériterait un prix d'interprétation ! J'avais aimé modérément le précédent film d'Emmanuelle Bercot, Elle s'en va (à cause d'une scène grotesque d'amour physique) ; ici, pas de fausse note. 
Un film à la Kenneth Loach, ce qui est rare dans le cinéma français !
La Loi du Marché 
La loi du marché conte l'itinéraire chaotique de Thierry (Vincent Lindon, exceptionnel), la cinquantaine, ex-ouvrier sacrifié au bénéfice des délocalisations ou des actionnaires, et qui a du mal à se recaser, entre formations bidons proposées par Pôle Emploi et sales boulots. On suit son parcours difficile : discussions avec un conseiller de Pôle Emploi, ou avec ses ex-compagnons d'atelier qui veulent faire un procès à l'entreprise (Thierry, lui, ne veut plus en entendre parler, il veut tourner la page), entretien inhumain et scandaleux par skype avec un embaucheur potentiel, jeu de rôle sur « comment bien se vendre à un futur employeur », humiliation avec la conseillère bancaire. Il finit par dénicher un emploi de vigile dans un hypermarché : là, il va s'agir de fliquer les clients les plus pauvres, aussi bien que les caissières indélicates (car, à défaut de délocaliser, l'entreprise cherche à virer du personnel en surplus). Voilà un film qui brasse les questions de société, avec finesse, intelligence et qui pointe du doigt « l'horreur économique » que stigmatisait il y a déjà bientôt vingt ans la grande Viviane Forrester dans un livre admirable. Parallèlement, le film montre, au travers du héros, la dignité des humbles, contraints de conserver leur bon sens, leur humanité pour ne pas péter un câble. Le film est construit en longues séquences qui donnent une durée singulière et affinent, parfois jusqu'au malaise, les nuances que Stéphane Brizé a voulu apporter. Après Mademoiselle Chambon et Quelques heures de printemps, voici de nouveau un très bon film de ce réalisateur. Je crains pourtant que le thème refroidisse les gens d'aller le voir : difficile de lutter contre les mad maxeries et autres avengeries débilitantes !
Ici aussi, on n'est pas loin de Kenneth Loach.

mardi 19 mai 2015

19 mai 2015 : Félix Arnaudin au musée d'Aquitaine


Rester aigu coûte que coûte. Rester en pointe. Ne pas s'arrondir.
(Jean Cocteau, Secrets de beauté, Gallimard, 2013)

Je ne suis pas un grand visiteur de musées. Je le déplore, mais c'est ainsi. Manque d'habitude d'enfance sans doute : ce n'était pas dans les pratiques de mon milieu social. Je n'ai découvert les musées que pendant mon année parisienne de scolarité à l'ENSB (1969-1970), j'avais donc déjà vingt-quatre ans. Bien sûr, j'ai commencé par le Louvre. Il me semble qu'à l'époque, c'était gratuit le dimanche, ou au moins un dimanche par mois. Je voyais donc pour la première en vrai la Joconde et la Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace et le Scribe accroupi, la Liberté guidant le peuple et tout un tas d’œuvres d'art qui m'ouvraient l’œil, même si je les connaissais déjà par les livres.
Je me suis rattrapé depuis, et tant dans différentes régions de France que dans mes voyages à l'étranger, j'ai visité pas mal de musées : de beaux-arts, mais aussi musées historiques, ethnologiques, maritimes, d'artisanat ou d'industrie, botaniques et scientifiques, etc. Cependant, j'ai toujours un problème avec mes jambes, et j'éprouve le besoin de m'asseoir de temps en temps : le piétinement imposé par de telles visites reste un peu pénible.
une plantation aux Antilles françaises : au premier plan les cases, 
au loin, la maison des maîtres (maquette) 
Vendredi dernier, j'ai profité de la visite de mon amie C. pour aller pour la première fois au Musée d'Aquitaine, qui occupe le bâtiment de mon ancienne faculté des Lettres et Sciences humaines des années 64 à 67. Souvenirs, souvenirs... Bien entendu, le réaménagement en musée a changé un peu – et même beaucoup – la configuration des lieux. C'est devenu un musée historique, avec des collections permanentes d'archéologie du Bordeaux antique, de pièces du Bordeaux médiéval, toute une galerie du Bordeaux port de commerce et centre névralgique de la pratique de l'esclavage et du commerce triangulaire, etc...

un paysage dans la Haute Lande
Et puis, il y a les expositions temporaires. En ce moment, c'était des expositions photographiques. Bien qu'étant un piètre photographe – je ne pratique que depuis la disparition de Claire, j'aime la photo. Il y avait donc à voir : Félix Arnaudin, le guetteur mélancolique et Hayastan, pensées d'Arménie, Photographies de Gaëlle Hamalian-Testud.

 femmes landaises en deuil
Je passe rapidement sur les très belles et nostalgiques photos arméniennes, où la photographe-voyageuse sait nous faire voir des "images d'un territoire immense et nu, des portraits silencieux et émouvants, des instants de vie intime". Occasion de rencontrer parmi les visiteurs des Arméniens de France, qui n'ont jamais pu oublier le pays perdu et qui nous expliqué quelques photos, notamment les galettes de pain immenses, mises à refroidir sur des fils, comme de grands tissus qui pendent. Photos principalement en couleur, d'une beauté intense. Le lendemain, avec C., nous avons regardé un de mes DVD de Sergueï Paradjanov, Sayat Nova, magnifique portrait d'un poète arménien/géorgien du 18e siècle.
une veillée : on file et on conte
J'ai été davantage fasciné par l'exposition de photos de Félix Arnaudin, observateur, ethnologue, folkloriste et photographe de la Haute Lande. Ses photos en noir et blanc, datant de 1874 à 1921, sont un témoignage inestimable sur la vie quotidienne, les coutumes et costumes, les paysages des Landes au tournant des deux siècles. Je peux témoigner que ça n'avait pas encore tellement changé dans mon enfance, du moins entre 1951 et 1954. Je n'ai pas acquis le catalogue de l'exposition, qui doit peser au moins deux kg ! Mais c'est magnifique et, bien sûr, je suis un peu retombé en enfance. J'avoue avoir grande hâte de lire les Contes qu'il a recueillis, et même ses autres œuvres.
autre paysage de la Haute Lande



lundi 18 mai 2015

18 mai 2015 : menus propos


« Ma » femme, « mes » enfants, « ma » maison, « mon »corps, « ma » vie, écrit Rilke, autant de mensonges qui nous cachent l'évidence : nous ne possédons rien.
(Marc Petit, Éloge de la fiction, Fayard, 1999)

Ce matin, à la poste, une dame veut acheter un timbre. Obligée de passer par la machine qui lui délivre un succédané à coller sur l'enveloppe. J'ai demandé à l'employée : « Alors, on peut plus acheter de timbres ? » « Si, mais pas à l'unité, par carnet », me répond-elle ; elle avait obligeamment expliqué le fonctionnement de la machine à la dame. Encore heureux ! Mais nous voilà transformés en presse-boutons, bientôt sans contact humain. En sortant, je tiens la porte ouverte, car il y a presse, je fais le portier, car la lourde porte fait mal, quand elle se rabat brusquement sur vous. Un des clients (un "vieux" monsieur) qui sortait veut bien discuter avec moi : « Eh oui, monsieur, autrefois, on protestait, comme vous. Aujourd'hui, tout le monde accepte tout sans broncher. C'est comme pour l'euro. Regardez les Anglais, ils n'en ont pas voulu, je ne crois pas qu'ils s'en portent plus mal ! »
Toujours ce matin, à la radio (France culture), Manuel Valls. On lui dit qu'il est dans la même situation que Rocard en 1988, alors coincé entre la gauche plus radicale (Chevénement) et le social-libéralisme de Delors. Dans sa réponse – très alambiquée, j'ai remarqué que les politiques répondent souvent à côté de la plaque –, il dit que « la situation n'est plus la même », que « le monde a changé depuis trente-cinq ans ». Plus loin, il redit 35. Et on se moque des gamins qui ne savent plus compter ! Aucun des animateurs ne lui a fait remarquer que 2013-1988 = 25 !
Hier, j'ai voulu faire ma déclaration de revenus par internet. Impossible. Il est vrai que j'ai refusé de cocher les cases du début par lesquelles on signale qu'on ne veut plus recevoir la feuille papier. Résultat, des cases que je voulais remplir plus loin (pension alimentaire, dons aux associations, etc.) ne se sont pas ouvertes. De toute façon, c'était plus pour vérifier le montant de mon impôt que je tentais de vérifier (il existe un simulateur qui m'a permis quand même de le faire), car je pense qu'on n'a pas le droit de nous imposer la déclaration informatique : ce qui impose l'obligation d'avoir un ordinateur, outil certes utile, mais absolument pas indispensable. On ne pense pas à tous les plus de 80 ans qui n'en ont jamais eu et qui sont plusieurs millions : ils iront où, pour faire leur déclaration, à la banque ? À l'hôtel des impôts ? Chez leurs enfants (tous n'en ont pas) ? Je préférerais pour ma part un prélèvement à la source. Et puis, il n'y a aucune raison qu'on fasse le travail des fonctionnaires des impôts ! Ou alors ne nous plaignons pas de l'augmentation permanente du chômage. Car, bien sûr, ça va supprimer des emplois !
Avant-hier, je suis allé rapporter mes bouquins à la bibliothèque. Même chose : désormais, des robots désormais enregistrent les prêts. Comme les envois à la poste ! Contact humain : zéro. Si encore ça libérait du temps pour le personnel, temps qui lui servirait à aider les usagers hésitants. J'ai quand même vu à plusieurs reprises des gens entrer, faire le tour, être dépassés par la quantité monstrueuse de livres et d''auteurs, et ressortir sans que personne ne les retienne ou ne leur explique comment tout ça fonctionne...
Et voilà comment le monde va aujourd'hui, un monde sans âme, qui délègue le pouvoir aux machines (on parle même de vêtements intelligents ! où donc l'intelligence va-t-elle se nicher ?). Et après, on s'étonne de la dérive de nombreux jeunes, du taux important des suicides, de l'abus des anti-dépresseurs. Quand vous restez des jours entiers sans parler à personne, car même les caisses des supermarchés deviennent automatiques – et de toute façon, les caissiers ne sont pas là pour discuter ; il y a tout de même au Simply d'ici un caissier du même prénom que moi, et qui dit un mot gentil à chaque client qui passe à sa caisse, et avec le sourire encore , il peut y avoir matière à déprimer, non ?
Pourtant ça ne me gâche pas l'envie de continuer à lire, le livre étant l'anti-dépresseur par excellence : "La liberté n'est pas le geste de se défaire de nos attachements, mais la capacité pratique à opérer sur eux, à s'y mouvoir, à les établir ou à les trancher" (L'insurrection qui vient, La fabrique, 2011). Restons pratiques, et ne soyons pas les esclaves des machines, fussent-elles électroniques !

 bergers landais dans la Haute lande, fin XIXe siècle
(exposition Félix Arnaudin, Musée d'Aquitaine, Bordeaux)

lundi 11 mai 2015

11 mai 2015 : cargo 2015 : 10 - réflexions faites à bord (mars)


On ne laisse pas seul un être qui vient de perdre quelqu'un de proche ; j'avais l'habitude de m'asseoir quelque part au calme et de regarder, envoûté, les vagues nous rattraper. Cette vue apaisait, défaisait les nœuds compliqués de mes nerfs. Après une demi-heure de ce traitement, j'étais comme Adam au jour de sa création.
(Piotr Benardski, Un goût de sel, trad. Jacques Burko, Autrement, 2007)

mon lieu principal d'écriture sur le cargo : à la lumière du sabord

Extraits de mon journal de bord (mars 2015) :

L'autre jour, on discutait au salon, en prenant le café, sur ce qu'était qu'avoir réussi sa vie. L'un disait que c'était de laisser une trace derrière soi. J'ai dit : « Pour moi, c'est de se dire en fin de vie : "si je devais recommencer, je referais exactement la même chose" ». Bien sûr, c'est discutable, comme toute affirmation un peu trop péremptoire. Mais quand je repense à ma vie, elle aura été tellement calme, tellement apaisée en fin de compte ; et j‘ai bénéficié de tellement de chance. Quelques contradictions ; quelques atermoiements ; quelques bêtises ; quelques tragédies... Mais tant de rencontres, tant de découvertes, tant d'amitié, tant de richesse intérieure (que les autres m'ont aidé à développer), tant d'amour (au sens très large et non pas au sens si restreint qu'on lui donne aujourd'hui, d'exercice de la sexualité, qui n'en est qu'une part), et pour finir, ces voyages en cargo, ces lectures innombrables, ces festivals de cinéma ; non, je ne regrette rien. 
J'ai connu une famille d'enfance agréable, aimante et chaleureuse, malgré la pauvreté, l'inconfort, la promiscuité, les tiraillements de tout groupe humain. La famille que j’ai fondée avec Claire ne m'a apporté que des satisfactions, et ma vie affective a été comblée. Ma vie professionnelle a été extraordinairement variée. J'ai su m'attacher aux exercices du corps adaptés à ma morphologie, et la randonnée en montagne, la course à pied de très longue distance et l'usage quotidien du vélo ont été source de grandes joies. J'ai apprécié la littérature, le cinéma, le théâtre, l'opéra, l'art, la nature, les voyages, j'ai su accepter la joie comme la douleur, vu le plus souvent le bon côté des choses, je n'ai pas été l'esclave de Mammon, au contraire, j'ai su partager le peu que j'ai eu. Que demander de plus ? La vie est courte, et je l'ai remplie dans une saine et sage modération, appliquant Montaigne sans le savoir : "Le dérèglement et l'exagération de nos appétits dépassent toutes les inventions par lesquelles nous essayons de les assouvir", écrivait-il. Il me reste à me préparer à la mort qui vient, à supporter le vieillissement et ses difficultés. J'ai bien fait face à celles de l'enfance, de la jeunesse et de l'âge mûr ! Je suis bien entouré, pourquoi craindrais-je l'avenir ? Je peux encore aider les autres quelque temps. Je peux m'aider moi-même.  

 
même descendre l'escalier extérieur, et se promener sur le pont
exigeaient de la concentration

Plus tard (on discutait de ce qu'on allait faire du temps qui nous restait à vivre)

Je lis en parallèle, pour mon livre futur (à force d'en parler au futur - ça fait déjà quatre ans que j'en parle, sera-t-il un jour écrit ? Quatre chapitres à peine sont rédigés) Madame de Lafayette et Annie Ernaux, l'aristocrate et la prolo déclassée (vers le haut). La première nous dit : "Je parle fort peu ; c'est un grand secret pour ne pas dire beaucoup de sottises". À méditer, en particulier par moi, qui ai tendance, comme tous les solitaires, à trop parler. La seconde : "J'ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n'est pas assimilable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent". Là aussi, j'ai matière à méditer, et d'ailleurs pour un autre livre auquel je pense depuis déjà deux ou trois ans, c'est dans ce sens-là que je souhaiterais orienter mon écriture, en retrouvant ces voix qui nous habitent. Celles de ma grand-mère maternelle, de ma mère (et de sa tribu ouvrière), de mon père (et de sa tribu paysanne), celles de l'enfance campagnarde et de l'école rurale, celles de l'internat lycéen et de la naissance de l'amitié, celles du protestantisme, celles des rencontres de ma vie, amoureuses, amicales et professionnelles, celles des écrivains ou des cinéastes qui m'ont marqué, celles du monde dans lequel j'ai vécu.
Je vais avoir soixante-dix ans. Avec un peu de chance - mais j‘en ai toujours eu -, je me donne un maximum d’une dizaine d'années de vie "active", intellectuellement et peut-être physiquement parlant. Sachant que les cinq premières années surtout seront positives. Bien sûr, j'ai les exemples de mes amis poètes, Georges Bonnet et Odile Caradec qui, nonagénaires, sont encore intellectuellement en forme ; mais d'abord, atteindrai-je un si grand âge - et même le souhaitai-je ? Or, ces deux livres en gestation, "les femmes écrivains" et mes "Essais", vont me demander un long travail de conception et d'écriture : ne suis-je pas trop paresseux, et aussi déconcentré par mon environnement ? Peut-être, si mes insomnies se confirment, devrais-je les utiliser pour ce faire ?

un endroit où la concentration est maximale : le monastère-cargo

dimanche 3 mai 2015

3 mai 2015 : cargo 2015 : 9 - escales 5, fin de parcours


Ne cherche pas à faire que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille les événements comme ils arrivent, et le cours de ta vie sera heureux.
(Epictète, Manuel)

sur une île du chenal qui mène à Savannah : une prison

Mais tout voyage a une fin, qui peut d'ailleurs dans le cas du voyage de la vie être la mort – et du reste, nous savions que si cette dernière nous surprenait inopinément, nous ne serions pas jetés à la mer comme nous le désirions, et comme ça se passait autrefois, mais placés dans la chambre froide pour être remis aux familles (éplorées ? Je ne sais pas, sans doute, mais une bonne partie ne manquerait pas de s'exclamer : « Je lui avais bien dit, qu'allait-il faire dans cette galère, à son âge, loin de tout médecin et hôpital ? ») pour des funérailles en terre ferme.
Après Panama, il y eut trois escales avant Dunkerque : Savannah, de nouveau, Philadelphie et Tilbury. Nous n'avons pu descendre qu'à Philadelphie, où j'ai malencontreusement laissé à bord mon appareil de photo !



vu du hublot de notre coursive (deck E) : la côte
Extraits du Journal de bord

29 mars : Beau temps sur Savannah (pour l'instant), mais température ultra-basse : 2° sous abri. Formalités relativement longues, et ensuite attente interminable d'un taxi. À 11 h, après une heure d'attente venteuse et glaciale, nous abandonnons et remontons : c'est dimanche, ce qui explique peut-être l'absence de taxi. Et la ville est loin. Par ailleurs, on ne sait pas comment ils ont fait leur compte en amarrant le cargo, mais impossible de descendre l'échelle de coupée jusqu'au quai, elle reste bloquée à mi-hauteur par une bitte d'amarrage ! Enfin, le cargo se regarnit en victuailles de toutes sortes : légumes, fruits, viandes, poisson, boissons. Le transport jusqu'aux cambuses et chambres froides est délicat, avec l'échelle de coupée si bizarrement placée.

les centrales nucléaires se ressemblent !
1er avril : 39°16 de latitude N, 75°20 de longitude W, nous sommes dans le chenal qui mène à Philadelphie, nous passons à côté d'une centrale nucléaire. Il fait beau et très frais : 0° sous abri côté ombre sur l'aile bâbord de la passerelle, 17° seulement dans la passerelle. Ma cabine est devenue fraîche aussi.
12 h 45 : nous sommes à quai. La ville n'est pas loin, paraît-il, mais je ne l'aperçois pas. Nous avons eu une excellente soupe de crevettes et une merveilleuse salade variée, porc, riz et carottes. J'ai gardé la pomme pour plus tard.
départ de Philadelphie le lendemain matin

Après-midi : ici, pas de formalités administratives, elles ont été faites à Savannah. Vers 13 h 45, nous avons le feu vert de sortie. Nous disons au revoir à Jean-Guy, qui rentre au Québec, et prenons la navette qui nous emmène à la porte de sortie (gate) du port. Avec notre carte de membre du cargo, nous sortons. Nous faisons appeler un taxi, puis voyons sortir un paquet de plusieurs membres d'équipage (deux Européens et cinq Philippins). Le taxi n'arrivant pas, nous nous joignons à eux pour y aller à pied. Décidément, pas de chance avec les taxis, puisqu'à Savannah, nous n'avions pas pu sortir par absence de taxi (et de navette). Ici, James, un des Philippins du bord dans l'impossibilité de sortir, m'avait chargé de lui faire quelques achats en pharmacie. Bruno, lui, voulait faire débloquer son i-phone, que la malheureuse introduction d'une carte sim internationale avait bloqué.
Au bout de deux kilomètres à pied, nous déboulons dans une zone commerciale. Dans un supermarché d'appareils de télécommunications, Bruno trouve son bonheur avec un vendeur qui lui permet de se connecter sur internet et de débloquer sa machine – il n'a pas compris comment, d'ailleurs, mais il y est arrivé ! Plus loin, après être entré dans plusieurs boutiques pour demander notre chemin, nous trouvons enfin la pharmacie, plutôt une parapharmacie, où on vend des tas d'autres produits, et une vendeuse noire (avec qui on sympathise, elle est ravie de rencontrer des Français et on se prend tous trois en photo) nous trouve exactement les produits demandés par James.
sur la rivière Delaware (très large embouchure), on dépasse un pétrolier
Puis nous allons nous enfiler une bière dans une sorte de restaurant-bar. Pas facile de comprendre les Américains ! En rentrant, nous nous arrêtons près de l'United states, un paquebot des années 30 (?) qui va être démoli, faute de financement pour le restaurer. Élancé, effilé, il a une beauté que l'on ne rencontre pas dans les paquebots modernes. Nous rentrons, toujours à pied : allons-nous bien dormir cette nuit ? La Matisse est très vide, une bonne partie de l'équipage est à terre...

les trois drapeaux détaillés ci-dessous (photo prise à Philadelphie)

10 avril : Nous sommes maintenant dans l'embouchure de la Tamise, très large et dont ne voit pas les bords embrumés : balises vertes à tribord, rouges à bâbord. Vers 15 h, le navire a ralenti, le pilote est monté à bord. Nous avons hissé le drapeau blanc et rouge, signe qu'il y a le pilote à bord, le drapeau jaune, signe qu'il n'y a pas de malades infectieux et donc pas de quarantaine, et le drapeau rouge, signe qu'on transporte des produits dangereux ou toxiques (renseignements fournis par Bruno le cargo-trotter). J'ai pu faire un tour du pont, aperçu dans la brume un champ d'éoliennes, des cabanes de pêcheurs un peu analogues à celles qui sont dans l'estuaire de la Gironde, des cargos qu'on croise. Il fait assez doux, ce qui laisse préfigurer de bonnes températures en France.
éoliennes : l'avenir ?
11 avril : Nous sommes repassé, à l'entrée de l'embouchure de la Tamise, à proximité d'un énorme champ d'éoliennes, probablement plus d'une centaine.

Le rêve est fini, mais comme nous dit l'écrivain québécois Jacques Poulin dans Les yeux bleus de Mistassini (Actes sud, 2011) : "Le rêve est très utile, c'est même la seule façon d'apprivoiser la réalité".