vendredi 27 février 2009

27 février 2009 : de la perfection



Il n’était pas bon à grand-chose.(Selma Lagerlöf, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède)

J’ai été admirablement soutenu pendant deux jours par ma belle-sœur, elle m’a donné, peut-être sans le savoir, des pistes pour subir les prochains événements sans faiblir trop, en résistant, en tenant ferme, en essayant de ne pas céder au découragement ou à l’amertume.

Quand on est englué, comme nous en ce moment, dans le terrorisme du réel, on se demande comment continuer, pourquoi vivre encore, pourquoi se battre. En effet, pour agir, il faut d’abord connaître, puis comprendre. Là, malheureusement, nous ne savons à peu près rien, les propos des médecins sont lénifiants et nous renvoient à notre ignorance (ou à la leur), à notre incapacité, à notre impuissance, à notre nullité.

Résultat de ce défaut de savoir, nous ne comprenons pas, ou mal, ce qui nous arrive, les nouvelles tuiles, altérations, dégradations qui se succèdent, et contre lesquelles les solutions apparaissent éloignées ou dérisoires.

Alors même que nous souhaiterions agir au mieux, être le plus proche possible de la perfection. Ah ! La perfection ! Combien j’ai essayé dans ma vie d’être parfait, pour pouvoir être aimé ! Et pourtant, que d’erreurs, que de bourdes j’ai commises, aussi bien dans ma vie professionnelle que dans ma vie personnelle ! On ne se refait pas, et les maladresses qui sont les miennes sur le plan corporel gâchent aussi certains de mes actes.

Là, je voudrais aider Claire aussi d’une façon parfaite. Pour qu’elle se sente bien, pour que je me sente bien aussi. Mais voilà, elle est tellement affaiblie, elle s’éloigne tellement dans un monde qui lui est propre, la vie lui coûte désormais tellement, pour les gestes les plus simples, sortir du lit, s’asseoir, s’habiller et se déshabiller, se laver, manger, boire… Tous ces gestes deviennent les points d’ancrage de son incapacité. Alors, bien sûr, la perfection est loin. Et moi, croyant bien faire, je fais souvent les gestes qui tuent, ou je prononce des paroles vaines, et je sens un doux reproche dans son œil unique.

Croyez-vous qu’on m’aurait indiqué à l’hôpital quels sont les bons gestes, comment relever quelqu’un sans se faire mal, sans lui faire du mal, comment ne pas maltraiter l’autre (en dépit de soi), comment le reconnaître comme un sujet, ne pas l’infantiliser ? Comment insuffler encore le goût de vivre à Claire, malgré l’obliquité que son état actuel lui impose, et les nombreuses incapacités dont elle souffre ? Oui, elle penche de plus en plus, son côté droit ne la soutient guère. Oui, elle ne peut plus marcher. Oui, elle a la pensée de plus en plus engourdie, des pertes de mémoire, des pertes de tout. Oui, elle n’a pas tellement envie de prolonger cette vie qui lui paraît insignifiante. Oui, je ne vois plus que cendres là où il y avait du feu il y a encore peu. Oui, le poids de l’inconnu l’obsède, et si la perfection, c’est se rapprocher de son être, elle a plutôt l’impression de s’en éloigner, tant elle ne peut plus rien faire correctement.

Je sais, il faut chercher la joie même là où à priori elle n’est pas. Même dans la maladie, même dans la souffrance, même dans l’affaiblissement des facultés physiques et mentales. C’est difficile, aussi bien pour Claire que pour moi, et j’imagine que je dois avoir l’air plus triste que jamais. C’est dire si je suis très éloigné de la perfection, car Claire aurait besoin de ma joie. Je donne ce que je peux, avec ma foi personnelle, ma confiance malgré tout dans la vie.

Mais, comme Nils, je ne me sens pas bon à grand-chose ! Il nous manque les oies sauvages qui nous porteraient dans le vent, et nous permettraient de nous promener, Claire et moi, sur la proue d’une nuit lumineuse, blottis dans leur chaud duvet, et essayant de deviner le chemin des étoiles.

Bon, ne nous inquiétons pas trop ! Ne cherchons pas à être parfaits, elle parce qu’elle ne peut vraiment plus du tout, et moi, parce que je ne l’ai jamais été, et que, sur les sentiers difficiles où je chemine actuellement, je n’ai pas les clés qui ouvrent les portes du monde.

Mais, nous dit l’Ecclésiaste, il y a un temps pour pleurer, et un temps pour rire ; un temps pour se lamenter, et un temps pour danser. Puissions-nous retrouver très vite le temps de rire et le temps de danser ! Anne nous a porté le film de Tati, Mon oncle (peut-être mon préféré), voilà qui nous a fait rire. Chaque fois que je la lève du lit pour l’approcher du fauteuil, je l’étreins dans une sorte de danse ! 
Allons, rien n’est jamais perdu, et l’on voit encore de l’infini dans les arbres du jardin.

mercredi 18 février 2009

18 février 2009 : la tyrannie du corps


On se sentait au bord d’un autre monde, en dehors de l’espace et du temps.
(Alexandre Vialatte, Battling le ténébreux)

Malgré la bise qui mord, le pauvre vieux de somme (que je suis devenu, à mon corps défendant) a enfourché son vieux vélo, non pour aller ramasser du bois mort, comme la vieille de Brassens, mais quand même pour chauffer "bonhomme", en allant passer deux heures à la salle de remise en forme. J’y fais du vélo d’intérieur, et des exercices sur des appareils, notamment pour fortifier mes épaules, qui en ont bien besoin. Elles sont soumises à rude épreuve, les pauvres, à soulever, redresser, étayer, soutenir Claire, comme la nuit porte le ciel rempli de constellations.

Ben oui, à mon âge, le corps a besoin d’être réchauffé par de l’exercice physique, d’autant plus que si je le laisse se délabrer, je ne serai plus d’aucune utilité pour Claire. Tout comme l’esprit doit continuer à être chauffé par les exercices mentaux que sont la lecture, l’écriture, la cuisine et autres billevesées. Cet exercice physique qui manque tant à Claire, et qu’elle déplore de ne plus pouvoir pratiquer, elle qui ne tient plus debout, et à qui son corps saccagé et sans ressort renvoie une image déplorable. Comme elle reste aussi de plus en plus à l’écart des exercices mentaux, assommée par son cocktail explosif de médicaments, son visage est devenu friable comme du sable.

Quelle image du corps avons-nous ? Celle des autres d’abord, puisque nous ne pouvons nous apercevoir nous-même que dans un miroir. On aperçoit en premier lieu les postures des divers individus, comme Dieu compte les étoiles : les avachis, les redressés, les dégingandés, les droits, les raides, les souples... Soi-même, sauf quand on est danseur (ce dernier ne s’entraîne-t-il pas d’ailleurs devant un miroir pour vérifier les bons mouvements ?) ou acteur ou athlète (tous ces gens-là s’entraînent beaucoup), on ne maîtrise pas toujours sa façon d’être corporelle, on en a même une conscience souvent assez vague. Quelqu’un me parlait récemment d’un type dont il qualifiait la poignée de main de "liquide", tant elle était molle et semblait couler. Le type en question s’en rendait-il compte ? Claire ne maîtrise presque plus rien, et s’en rend parfaitement compte.

Moi aussi, j’ai bien sûr une conscience aiguë des maladresses de mes mouvements, en gymnastique par exemple, ou dans la danse. Il y a des mouvements que je n’arrive pas forcément à accrocher. J’ai toujours eu un sentiment assez vif de mon inhabileté, je ne fais jamais un bon mouvement du premier coup, j’ai besoin d’apprendre, comme si mon cerveau ne comprenait pas toujours le corps. On dirait que l’image de mon corps est éloignée de mon comportement actif. Cependant, je tombe rarement, j’ai un bon sens de l’équilibre, n’ai que rarement fait des chutes, à vélo ou à ski. Ce n’est pas le cas aujourd’hui de Claire, qui ne tient plus debout et ressemble de plus en plus à un château de cartes, comme si elle avait déjà abandonné son corps.

Je crois que la représentation de son propre corps est également sociale et culturelle. C’était dur d’être un enfant malingre comme ce fut mon cas. Mais plus dur encore d’être gros et de se faire traiter de "gros lard". Aujourd’hui, dans nos sociétés, les femmes font très attention à leur ligne, trop peut-être. Les hommes sont par contre moins gênés d’avoir de l’embonpoint, qui commence dès la trentaine, parfois avant. Sans doute parce qu’ils ne se voient pas, et passent en général peu de temps devant leur miroir, au contraire des femmes. Dans le cas de la maladie, le corps peu à peu se déforme, et dans le cas de Claire, c’est le visage qui a le plus "morflé". C’est devenu dur de se regarder dans le miroir. J’ai beau lui affirmer qu’elle est toujours belle, elle sait qu’elle n’aperçoit plus la lumière que de très loin.

L’image de notre corps est dans l’œil de qui le regarde, c’est ce qui gêne Claire. Elle a constaté que je l’observais beaucoup. C’est évidemment avant tout pour l’empêcher de tomber ou de faire un geste malencontreux. Elle qui aimait tant nager, elle ne risque plus d’aller à la piscine. Car le voyeurisme explose évidemment sur les plages ou à la piscine.

On s’identifie à une image de soi qui n’est qu’un reflet. Parfois on est surpris de se voir en photo, car effectivement, c’est différent du reflet dans un miroir. Sur la plage, on est vu par les autres, et on les regarde. On peut se comparer, haïr son corps, si on ne lui trouve pas l’élégance, la beauté, la force ou la puissance qu’on a repérées chez un autre. La jeunesse aussi, puisque c’est devenu la nouvelle aune du jugement.

Enfin, n’oublions pas qu’il y a la dualité du corps et de l’esprit, le corps étant la partie honteuse, l’esprit la partie noble de l’individu, en particulier dans nos sociétés occidentales. Ceci a pu entraîner chez certains un mépris du corps, voire une répulsion qui peut aller jusqu’à la haine de soi, au refus du toucher, de se déshabiller, de la nudité, et, in fine, de la sexualité. Jusqu’à s’opprimer soi-même.

Surtout quand son corps n’est pas conforme aux fantasmes collectifs de la société dans laquelle on vit. Là encore, il s’agit d’entrer dans la norme, de peur d’être en quelque sorte banni de la cité. Est-ce pour cela qu’on voit si peu d’handicapés, non seulement à la plage et à la piscine, mais même dans les rues ? Leur corps nous renvoie une image déficiente à laquelle on ne veut surtout pas adhérer. Même problème avec le vieillissement : la peau se fripe, perd de sa tension et de sa fraîcheur, les rides se multiplient. On n’est plus dans le standard. C’est dévalorisant de vieillir. Quand les deux s’additionnent, le vieillissement et le handicap, on se propulse au carrefour des ombres, on cherche à se cacher, on cultive le goût de l’oubli.

J’ai pourtant remarqué qu’il y a tout un involontaire qui émane du corps. Dieu merci, on ne maîtrise pas tout et, heureusement, le ridicule ne tue pas. De cet involontaire, le regard de l’autre détermine aussitôt des qualités ou des défauts et essaie de trouver la psychologie d’un individu lambda, rien qu’en l’observant évoluer. On décode en quelque sorte à partir de gestes, d’expressions, de la coiffure, du maquillage, du regard, du vêtement. Tous ces paramètres réalisent d’ailleurs une jonction du corps et de l’esprit et finissent par nous montrer l’autre dans son unité (mais nous aussi, on est vu ainsi).

Non, Claire n’a rien de ridicule dans ses gestes, dans ses expressions, dans sa manière d’être. Le grain de la vie continue à l’environner, et je songeais, tandis que je faisais mes exercices au club, à l’étendue marine de son corps, qui n’a rien perdu de son intensité. Ainsi qu’à la couleur de son regard dont la lumière se reflétait dans ma mémoire, au feuillage de sa voix qui regarde les jours glisser et répercute, quand elle se brise, les feux de la douleur.

dimanche 15 février 2009

15 février 2009 : de la solitude


un homme seul est triste, n’est-ce pas ?
(William Cliff, Adieu patries)

De même que le soleil couchant ne se retourne jamais et semble disparaître définitivement, puis ressurgit triomphant le lendemain, ou s’il y a des nuages, quelque temps ou quelques jours plus tard, de même les fentes de ma mémoire gardent la trace des plages de la solitude qui l’encombre, qui s’y prélasse pour y dormir un moment, et qui refleurit toujours, quand on l’attend le moins.

Mais cette solitude est-elle, dans mon cas, un manque, un vide à combler, un boulet, une souffrance ou simplement une réalité ? Dans quelle mesure l’ai-je choisie, voulue, acceptée, et même revendiquée, comme pour me bercer dans le monde ou m’y protéger par mon silence ?

Et d’abord, cette solitude sur laquelle je semble voguer sans fin, quelle est-elle ? Ce n’est pas de l’isolement. Ça l’a été autrefois, quand je me sentais hors du circuit ordinaire de la société, débordant du trop plein de mes nuits cafardeuses, alors même que je réussissais mes études, que j’offrais aux regards toutes les apparences de la norme, que je m’établissais dans un emploi qui me convenait.

Oui, j’ai vécu dans un isolement certain, d’un seul tenant, pendant quelques années gémissantes de silence. Incapable de me lier avec un prochain d’une façon sociable, de peur sans doute de m’engager, aussi bien dans la politique (je suis, comme Panaït Istrati, "l’homme qui n’adhère à rien"), la religion (je me suis sans vergogne détourné de Dieu et surtout de ses représentants sur terre), la sexualité (comme les femmes me faisaient peur et, peut-être plus encore, les hommes !), j’ai vécu quelques années imprimées de solitude au milieu de la foule des étudiants ou des jeunes travailleurs. Je faisais pourtant des efforts : quelques flirts ou liaisons pour me faire croire que je pouvais aimer, quelques contacts dans des groupes ou associations (une fois pour toutes, c’est comme si je n’y étais pas !), des voyages avec des amies, et j’ai même fréquenté un peu les boîtes de nuit, où j’espérais que la solitude resterait à la porte, et où j’ai pu sonder les gouffres profus et puérils de l’ennui commercialisé.

Pourtant, c’est une association qui m’a sauvé. Oh, une toute petite. Dans cette auberge de jeunesse associative autogérée de Trélazé, je me suis senti accepté par les trois autres membres de l’association, avec qui je pouvais partager un peu de ma situation – je me retrouvais bien avec J., en particulier, qui m’a paru être pétri d’une solitude assez grande, semblable à la mienne. Et j’ai pu me rendre utile aussi, en participant cet été-là à toutes les tâches (montage des tentes, installation, accueil des arrivants, cuisine, vaisselle, etc.), ce qui m’a en partie délivré de ce cauchemar d’être hors circuit. En l’espace de trois mois, ma pensée muette s’était rompue, et j'ai eu l'impression d'être suffisamment "libéré" pour être prêt à Auch, dans mon nouveau lieu de vie, à accueillir chez moi des intrus : des copains, mes sœurs, puis finalement une compagne.

Mais la solitude ne m’a pas quitté pour autant. Ce sentiment d’être à part, à l’écart, jusque dans l’amour, est resté, je l’avoue, une angoisse éprouvante, affective surtout. J’étais là sans être là, souvent. Maintenant seulement, dans le don presque total qui m’incombe, j’ai l’impression d’atteindre les racines de l’autre. Mais n’est-ce pas un peu tragique que ce soit la dépendance que je rencontre chez Claire – et qui appauvrit considérablement sa vie et son esprit – qui me permette enfin d’échapper à ce sentiment de solitude que je croyais définitif ?

Est-ce que mes nombreux changements professionnels (j’ai tout de même occupé six postes différents de conservateur de bibliothèque) ont été liés à ce besoin de me motiver pour sortir de cette solitude ou, au contraire, l’ont-ils accentuée ? Etais-je suffisamment sensible à l’accueil de l’autre, du prochain, du collègue, de l’ami, de l’aimée ? N’ai-je pas dépensé beaucoup d’énergie pour, en fin de compte, refuser de me laisser apprivoiser ? Mon activisme associatif – qui fut réel à différentes reprises – était-il, lui aussi, une façon d’échapper à la solitude ? Ou peut-être, un poignard que je me plantais dans le dos pour détendre les liens de l’absence et du manque ?

D’une certaine façon, ma forme de solitude a contribué fortement à la création de mon identité, a aussi beaucoup enrichi ma vie, parce qu’elle a permis des lectures, des découvertes, des voyages même (ce périple polonais de 1974, où j’ai atteint les cimes de l’isolement, malgré la qualité de l’accueil de Piotr et de sa famille) et un développement de ma vie intérieure, de ma conscience propre. Je me suffisais à moi-même, sans être forcément capable d’être un plus pour les autres. Etait-ce une forme de refus de l’âge adulte ou de la maturité ? Ou bien au contraire, la solitude me satisfaisant en partie m’a-t-elle permis de comprendre les autres, tels qu’ils sont, avec leur propre solitude ? D’accepter qu’eux aussi soient seuls ?

Tout cela est bien complexe. Maintenant, j’aurais assez tendance à penser que je me suis agrandi, peut-être grâce aux épreuves que la solitude m’a obligé à traverser. Un peu comme dans La flûte enchantée, en triomphant des épreuves (dans le silence intérieur), on atteint un stade supérieur. Je suis capable de communiquer, au moins par écrit, de m’engager dans l’aide effective à Claire, de soutenir l’accomplissement de mes enfants ou de quelques personnes de mon entourage, d’aimer des amis plus que moi-même…

Alors, la solitude, que j’ai acceptée comme une compagne de toute ma vie, suspendue à mes épaules et me broyant le cœur, a-t-elle été constructive, tout de même ? C’est elle qui me guide sur les sentiers de la création (en admettant que je crée quelque chose !), qui me donne une énergie positive (je pense à la solitude que procure le vélo), qui me ressource vers l’essentiel, la méditation, la contemplation, la plénitude de l’instant qui passe, fût-il douloureux, qui m’a donné aussi la sécurité d’être moi-même (sans doute aurais-je aimé être aussi un autre !), qui m’a permis d’inventer mes apprentissages et mon mode de vie, de creuser mon chemin et peut-être d’aider quelques-uns de ceux que j’ai rencontrés à découvrir aussi leur route, pour échapper à l’écho immonde du malheur ou pour le vaincre.

On m’a souvent taxé de "triste". Je n’en ai jamais eu l’impression. Mais le goût de la solitude conduit souvent l’individu à une certaine intériorité : il n’a qu’un pied dans le jour (et, parfois, je ne l’engageais même pas, le pied, le bout d’un ongle peut-être). Et si, de plus, il se sent seul, alors, il peut paraître triste aux yeux des autres. En ce qui me concerne, parler de ma solitude n’a jamais débouché sur une vision de tristesse, je ne crois pas. J’ai toujours été habité par les étoiles, et n’ai jamais vécu des relations superficielles : ce sont celles-là qui sont tristes. Je n’ai jamais fui pour trouver ailleurs un peu de gaieté qui m’aurait manqué : le factice des boîtes de nuit m’a sauté aux yeux, par exemple.

Et je ne me suis jamais (sauf en de brefs moments) refermé sur moi-même. Tout en ayant conscience que personne ne peut entrer dans ma tête, et que je ne peux entrer dans la tête de personne. Y compris de la personne avec qui je vis depuis longtemps et que j'aime. Et quand elle souffre, elle souffre seule, et la compassion reste faible devant cette souffrance qui est dans la conscience de l’autre : seul avec soi-même, le corps souffrant a le pur sentiment d’exister, ce qui n’est pas toujours reconnu par l’autre.

Néanmoins, la souffrance, comme l’amour, peuvent rapprocher les individus, ce sont les deux faces de la montagne de la vie, et nommer l’un, c’est inventer l’autre. Peut-être que l’existence authentique doit nous faire passer par ces deux états pour la conquête de soi, pour sortir de la confusion et de la dispersion dans lesquelles nous plonge la société moderne (toute société ?).

Et quand la solitude n’est pas un retrait, mais la constatation d’un état de fait, son acceptation, est-ce que ça ne nous permet pas de rattraper notre ombre ? Et peut-être celle des autres ?


vendredi 13 février 2009

13 février 2009 : un verre d'eau


Comme on le sait, l’amateur sait prendre son temps.

(Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour)


Que reste-t-il à Claire comme plaisirs, pour qu’elle entretienne des feux dans sa tête ?
Un peu de lecture (journal, romans lus à haute voix sur disque ou par moi-même), d’écoute musicale, de visionnement de films sur dvd (à petites doses), de promenades à l’extérieur, de rencontres…
Avant tout, il reste ceux de la table, sans doute les plus primitifs chez les individus, et ceux dont l’absence fait le plus souffrir : j’ai été frappé dans l’enquête faite auprès des usagers de l’hôpital par le pourcentage élevé de patients se plaignant des repas qui me paraissent pourtant très corrects. Claire a toujours, beaucoup plus que moi (qui suis un handicapé alimentaire), goûté aux plaisirs de la table. D’Alexandre Dumas, j’ai du goût pour D’Artagnan et Monte Cristo, elle ce serait plutôt Porthos et le Dictionnaire de cuisine.
Malheureusement, depuis plusieurs semaines, elle ne peut plus guère que participer aux préparatifs des repas (choix des ingrédients et des recettes, épluchage, directives) et je m’y colle, avec plus ou moins de bonheur, bien sûr. Je me défends pourtant pas mal en cuisine, même si je n’ai pas les qualités de mon frère aîné Michel, inventeur et poète de la cuisine. D'ailleurs, j’y ai toujours pris plaisir, à cuisiner.
Et même, depuis quelques jours, Claire ne peut pratiquement plus participer ; sa main droite, qu’elle ne peut plus diriger, ne lui permet plus d’éplucher même de simples pommes de terre. Elle est condamnée à seulement choisir et me guider ; elle ne peut plus tirer le rêve des condiments et des mélanges savants qu’elle aimait. Avec elle, les plats cuisinés couraient, voltigeaient, ailés, avec moi, ils marchent à pied et parfois s’enfoncent sur la table, figés. La cuisine ne tutoie plus le ciel, elle est devenue bien terre à terre.
Pourtant, depuis la semaine dernière, nous avons décidé d’inviter à nouveau, une fois par semaine, quelqu’un à déjeuner. Oh ! Une seule personne à la fois, donc surtout des célibataires, ou des couples qui acceptent pour une fois de se scinder en deux. Et chaque fois, de faire un plat un peu plus relevé, que je confectionne selon les directives de Claire. Et sur cette lancée, je me mets à mitonner d’autres jolis plats pour les jours plus ordinaires.
Ainsi, ce midi, on avait décidé de dessaler la morue que nous avions en réserve. Oui, mais comment la cuisiner ? Claire me dit d’utiliser l’aubergine et les pommes de terre. Je les ai donc fait revenir d’abord à la sauteuse (délicatement, à l’huile d’olive, sans trop chauffer), puis cuire à l’étouffée (vapeur) ; parallèlement, j’ai fait cuire la morue à la vapeur, nous l'avons dépiautée à deux (à la rigueur, elle pouvait mettre ses doigts et écarter les fibres), et nous en avons enlevé les arêtes. Ensuite, additionnée d’une pointe d’ail, la morue est allée rejoindre pommes de terre et aubergine dans la sauteuse.
Le résultat était effectivement savoureux.
Claire mange peu désormais, en faible quantité. C’est qu’il lui faut beaucoup de temps, d’abord pour piquer dans l’assiette – je lui conseille de plus en plus souvent l’usage de la cuillère – et ensuite pour apporter jusqu’à la bouche la fourchette ou la cuillère sans en perdre une partie en route, quand ce n’est pas la totalité. Donc elle me demande de la servir petitement. Je l’observe quand elle mange, bien sûr, lui indique de redresser la cuillère ou de pousser l’aliment qui tend à sortir de la bouche. Et je souris, manière non pas de me moquer, mais de lui dire : « Je suis avec toi ! »
Et soudain, ce midi, alors même qu’elle savourait ce plat vraiment succulent (je lui en ai servi une seconde part), j’ai traversé les rivières du temps, et j’ai brusquement revu ma grand-mère dans les dernières années de sa vie qui avait les mêmes difficultés avec sa main droite, et qui mangeait avec une peine semblable.
Et Claire me dit : « Quand même, quelle vie je te fais mener ! » Je lui ai rappelé alors que ma mère avait gardé cinq ans à domicile ma grand-mère diminuée par une congestion cérébrale (comme on disait alors, un AVC sans doute), tout en élevant cinq filles qui lui restaient encore, et sans beaucoup être aidée en ce qui concerne les soins d’intérieur (cuisine, ménage) par mon père. Tout de même, ce que ma mère a fait, ne puis-je pas le faire, dans des conditions nettement plus faciles, puisque nous avons une aide à domicile pour le ménage ! On oublie toujours, je crois, dans l’étude de cas comme le nôtre, la dimension affective. Quand cette dimension existe, aucune tâche n’est rebutante, et on trouve les moyens de réussir, de vaincre.
Eh oui, on peut sourire devant ses petits malheurs, car le jour continue à filtrer à travers nos paupières, et, en considérant la paille qui aide Claire à boire, nous sentons bien que le monde tient dans un verre d’eau.

jeudi 12 février 2009

12 février 2009 : un début de matinée



L’excès des facilités de l’existence détruit toute la joie qu’on a à satisfaire ses besoins.
(Léon Tolstoï, La guerre et la paix)



Réveil à six heures et quart. Je prends Le docteur Faustus, de Thomas Mann, l’autre "grand" roman que je lis à petites doses depuis un mois, et qui a la vertu de raccourcir mes insomnies, comme autrefois Marcel Proust. Ne vous y trompez pas, c’est excellent, et j’en parlerai quand je l’aurai achevé. Sept heures moins le quart, je ferme les yeux et somnole, attendant l’heure de Claire. Sept heures et quart, je me lève, enfile mes chaussettes et ma robe de chambre, et descends. Au même instant, comme je titube encore des brumes de la nuit, j’entends la petite cloche de Claire qui m’appelle, pour l’aider à se lever et aller aux W.-C., en s’appuyant sur mon bras. Je dévale l'escalier (elle dort en bas, désormais). Je l’embrasse, lui soulève les jambes, puis lui prends les deux mains pour la tirer vers moi, elle est incapable de se redresser toute seule. Je lui mets les chaussettes, l’aide à enfiler la robe de chambre, l’emmène au petit coin. Elle marche avec beaucoup de difficulté aujourd’hui, comme souvent. La bouche est pâteuse, comme si l’aube de la parole venait s’y instiller goutte à goutte.

Un petit quart d’heure plus tard, emmitouflée dans sa robe de chambre, elle est assise sur le fauteuil roulant. Je vois qu’elle n’a guère de force dans les bras et je pousse le fauteuil jusqu’à la table de la cuisine. J’ouvre les volets, je la laisse s’occuper de ses médicaments, au fond, la seule chose qui lui incombe encore totalement. Je sors le tablier et les serviettes qui lui sont indispensables pour éviter de se cochonner trop, et les lui attache autour du cou. J’attrape les bols, les cuillères et couteaux, les pots de confiture et de miel, le beurre, la boîte de Ricoré, le pain, les biscottes, une galette de sarrasin, j’installe tout sur la table. Je sors le grille-pain, je découpe des tartines et les mets à griller. Je file dans le couloir, prends la clé de la boîte aux lettres, ouvre la porte et retire le canard local de notre boîte. Coup d’œil au gros titre de la Une, c’est sur la Guadeloupe, paralysée depuis vingt jours par la grève générale.

Comme je vois Claire hésiter, maintenant qu’elle a réuni ses multiples comprimés, je lui remplis ses verres d’eau (un destiné aux comprimés de cortisone, un autre pour les autres médicaments) auxquels je joins une paillette dans chaque, puisqu’elle ne peut plus boire autrement. Je mets l’eau à chauffer dans la bouilloire. Claire prend ses médicaments, elle m’épate toujours, moi qui n’en prends toujours qu’un seul à la fois, elle met sept ou huit comprimés et gélules dans la bouche et avale aussi sec.

J’étale le beurre sur les tartines de Claire. J’ai vaincu ma répugnance, et le beurre ne pue pas autant que dans mon enfance. Puis je lui ajoute une lichée de miel. Je mets la Ricoré dans les bols, et la bouilloire chantant doucement, je vais la chercher pour remplir les bols d’eau chaude. Je m’installe enfin, heureux de ce premier repos (très relatif, mais enfin, je suis assis !) depuis sept heures et quart. Il est huit heures.

Je pèle mon orange matinale, et la mange. J’étale consciencieusement la confiture sur ma première tartine, observe Claire du coin de l’œil. Elle a la plus grande peine aujourd’hui encore à amener la main droite à la hauteur de la bouche, comme si un poignard avait tranché l’influx nerveux correspondant. Alors, elle trempe son pain avec difficulté, et mange lentement, utilisant beaucoup la main gauche. Assez rapidement, j’ai achevé mes quatre tartines (la dernière avec du miel) et bu mon "café". Je prépare la suite du petit déjeuner de Claire, une biscotte et une galette de sarrasin que je beurre et enduis de miel. Je range mon bol et mes couverts dans le lave-vaisselle, encourage Claire à continuer sans se presser, tout en lui lisant les principaux titres du journal.

Neuf heures moins le quart. Elle a fini, je débarrasse son coin, lui enlève les serviettes que je vais secouer dehors, lui donne du sopalin pour qu’elle essuie son visage. Dans l’immobilité de son regard, je lis la détresse d’une vie diminuée, atrophiée, estropiée, dépendante. Le jour s’est levé. Je lui donne le journal et monte faire ma toilette.

Neuf heures. Frais rasé et lavé, je redescends torse nu chercher Claire. On a prévu douche aujourd’hui, il faut donc qu’elle monte. Je sens que ça va être difficile, je pousse le fauteuil jusqu’au pied de l’escalier. J’aide Claire à se redresser, je lui donne le bras, et la pousse devant moi, c’est dur. Chaque marche est montée avec lenteur, non sans que je la pousse vigoureusement. Mais enfin, la voilà en haut. J’ai allumé le petit radiateur électrique pour ne pas qu’elle ait froid. Je l’aide à se déshabiller, on dirait qu’elle a encore les pieds dans la nuit. Peut-être dans une nuit étrange, qui m'est inaccessible. J’ai mis le tabouret spécial dans la douche. J’enlève mon pyjama et y pénètre avec elle. Elle s’assoit, je reste debout. Je fais couler l’eau, pas trop chaud, elle n’aime pas, je lui mets le shampooing, frictionne les cheveux, tandis qu’elle se passe le gant savonneux. Je rince. Deuxième shampooing, je lui frotte le dos avec le gant de crin, je me baisse et lui lave les pieds, car elle n’a plus la souplesse pour le faire, et surtout n’arrive plus à soulever le pied droit qui ne répond que rarement.

La douche est finie, mais il faut s’essuyer, je sors de la cabine, prends sa serviette et commence à lui frictionner les cheveux et le dos, je la laisse achever tandis que je me sèche moi-même. Je fais les finitions, le bas des reins, l'intérieur des cuisses, les doigts de pieds, je l’aide à sortir de la douche, et l’emmène dans la chambre, où je l’assois sur la chaise. Son dos n’a plus de tenue, comme s’il partait en fumée, et sur le lit, elle s’effondrerait. Elle s’habille lentement, tandis qu’en tenue légère (slip et T-shirt) je fais mes exercices matinaux. Ces cinq à dix minutes me décrassent de la fatigue déjà accumulée, tout en assouplissant mes chevilles, mes genoux, mes hanches, mon dos, et en musclant mon ventre qui reste encore plat (presque). Je fais aussi ma prière, un simple Notre père, tout en mouvements inspirés de ceux des Indiens d’Inde pour leurs prières.

Je l’aide à achever de s’habiller, je vais chercher le sèche-cheveux, la brosse, et finis de la coiffer. Elle est toujours belle, notre Claire, en dépit de son œil fermé et de sa bouche qui a l’air d’embrasser un croissant de lune. Avec la brosse, je lui gonfle un peu les cheveux comme elle le souhaite. Je l’aide à choisir un nouveau pull-over, elle aime bien changer, plaire aussi.

Voilà, dix heures moins le quart, on aura mis deux heures et demie pour se préparer ce matin. La descente d’escalier est homérique : tout simplement elle ne peut pas, les jambes la portent encore un peu (si peu) sur le plat, mais pas pour une telle descente, comme si l’escalier de la vie voulait la garder à vue et la punir d’être montée. Claire descend donc sur le cul
, comme elle dit. Moi, je la précède, à reculons, pour l’observer et éviter une roulade inattendue. Elle apprécie le fauteuil roulant qui lui tend les bras. Elle a mal à la vie.

La journée va être longue.


dimanche 8 février 2009

8 février 2009 : un vrai roman


Le fait de s’abstraire pour lire est une métaphore de la distance, de l’isolement, de la séparation.
(Ricardo Piglia, Le dernier lecteur)

Il neige finement et je regarde par la fenêtre les flocons qui virevoltent, un peu comme la Natacha de La guerre et la paix. La neige est plutôt rare à Poitiers, et je me sens aussitôt dans l’atmosphère de la Russie de Tolstoï, telle qu’elle est évoquée dans ce roman extraordinaire par sa longueur et sa densité. Cela fait cinq mois que je suis plongé dans cet immense livre, un des plus longs que j’ai lus (avec la trilogie des Trois Mousquetaires et Le comte de Monte Cristo, de Dumas, Les misérables, de Victor Hugo et A la recherche du temps perdu, de Proust). Ce sont tous des romans ou suites de romans de plus de mille cinq cents pages au total, de quoi s’immerger dans un océan, disparaître pendant quelque temps de la surface du monde.

J’avais acheté en 1976, je crois bien, La guerre et la paix, dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade. En tout cas, je l’avais emporté dans mes sacoches en juillet 1977, lors de la randonnée qui devait m’emmener, à bicyclette, d’Auch jusque dans le Jura, en traversant le Massif central. Échappée qui devait déjà être "singulière" (pour reprendre le titre que j’avais donné au premier volume de mon journal, titre que l’éditeur juge trop peu commercial), car mon objectif était de rendre visite à un détenu récemment libéré, G., avec qui j’étais entré en correspondance, via les petites annonces de Libération. Malheureusement, trois jours après mon départ, la longue randonnée s’est achevée en déroute à Aurillac où, victime d’une tendinite au talon droit, j’ai pris le train pour rentrer à Auch. Et le jour même, une douleur dentaire m’a douloureusement affecté, comme je n’en avais jamais connue.

Le lendemain, dès potron-minet, j’ai foncé chez le dentiste, en urgence. J’avais un superbe abcès purulent sur la racine de l’incisive droite du haut. L’arracheur de dents me perce l’abcès, nettoie, désinfecte. Vous me croirez si vous voudrez, mais, à l’instant même, ma tendinite avait disparu. Selon le dentiste, il y avait correspondance entre l’incisive et le talon : qu’en pensent les médecins chinois, férus de points d’acupuncture ? Bref, instruit par cette expérience, j’ai rallié le Jura par le train, et tout de même rendu visite à G., fait connaissance de sa compagne et de ses enfants, ainsi que des chiens qu’il affectionnait particulièrement. Nous sommes allés ensemble jusqu’au chenil de la SPA, car pour fêter ma visite, il tenait à avoir un nouveau compagnon à quatre pattes, ce qui lui avait le plus manqué lors de son séjour à Fleury-Mérogis.

Mais La guerre et la paix était restée à l’état de projet de lecture ; je n’avais pas dépassé la préface ! Je savais que je le lirais un jour. De Tolstoï, je n’ai, depuis, lu que des œuvres brèves, ses merveilleuses nouvelles, parmi lesquelles j’apprécie principalement La mort d’Ivan Ilitch (un de mes textes de chevet, où Tolstoï nous pousse à nous interroger sur le sens de la vie, le poids des conventions sociales et de l’hypocrisie mondaine : "En eux il se voyait lui-même, il voyait sa façon de vivre, et constatait que tout cela était faux, que tout cela était une énorme et terrible illusion, qui dissimulait et la vie et la mort"), Les Récits de Sébastopol et Maître et serviteur. Et son savoureux Enfance. Mais je n’avais pas osé me lancer dans ses grands romans, au contraire de ceux de Dostoïevski. Pourtant ma grand-mère était une lectrice acharnée d’Anna Karénine (je ne connais que le film avec Greta Garbo), que j’ai d’ailleurs également acheté pour le lire un jour.

Eh bien, mes amis, ça valait bien cinq mois de lecture ! J’ai lu les cinq cents premières pages à haute voix à Claire en octobre-novembre. Puis j’ai continué en lecture silencieuse. Car la longueur est tout de même redoutable à haute voix. Quel livre ! Mais quel livre !

Paru en feuilleton entre 1865 et 1869, La guerre et la paix traite de l’histoire de la Russie à l’époque napoléonienne. C’est donc un roman historique, même si l’auteur à l’époque ne le considérait pas comme un roman, tant il transcendait tous les codes romanesques. Pour lui, son premier roman, au sens classique du terme, fut Anna Karénine, paru en 1878.

Peut-on résumer une telle œuvre qui se déroule de 1805 à 1813, avec un épilogue en 1820 ? Essayons d’en donner une idée. 

 

Le comte Bézoukhov, qui agonise, n’a qu’un fils unique, bâtard, Pierre. Au grand dam des autres héritiers potentiels, c’est lui qui hérite de toute la fortune et du nom du comte. Jusque-là rejeté par la bonne société (sauf par le prince André Bolkonsky, dont il est l‘ami), Pierre devient un parti en vue. Il fréquente la famille Rostov, mais épouse Hélène Kouraguine. Cependant, la Russie entre en guerre contre Napoléon, et le prince André, qui doit partir aux armées, abandonne Lise, sa jeune femme enceinte, aux bons soins de son père, un vieillard acariâtre, et de sa sœur Marie, cette dernière très croyante et plutôt laide. De son côté, le jeune Nicolas Rostov s’engage également avec son ami Boris Droubetskoi, et laisse en Russie sa famille : ses vieux parents, sa charmante cousine Sonia, qui l’aime passionnément (et ça semble réciproque), sa sœur, l’espiègle adolescente Natacha, et son petit frère, Pétia. Le prince André est aide de camp de Koutouzov, le généralissime russe. La guerre se déroule en Autriche, et Nicolas Rostov est blessé. En les observant de près, le prince André perd ses illusions sur les grands de ce monde, tant politiques que diplomates ou militaires. La bataille d’Austerlitz, décidée contre l’avis de Koutouzov, voit l’écrasement des Autrichiens et des Russes. Le prince André est très grièvement blessé, et même laissé pour mort sur le champ de bataille. Rostov, rentré à Moscou, où il retrouve sa sœur et sa cousine, sert de témoin dans le duel qui oppose Pierre Bézoukhov et Dolokhov ; ce dernier pressait d’un peu trop près sa femme Hélène, et la rumeur de leur liaison courait. A la suite du duel, Pierre se sépare d’Hélène. On croit André mort, et son vieux père cache son sort à Lise, sur le point d’accoucher. Elle meurt en mettant au monde le petit Nicolas, juste au moment où André revient. Dolokhov, dont Sonia a refusé la main, se venge en entraînant Nicolas Rostov à jouer : il fait une énorme dette de jeu, qui ruine sa famille. Pour essayer de se racheter, Nicolas rejoint l’armée. Pierre Bézoukhov, qui s’est affilié à la franc-maçonnerie, retrouve le prince André, devenu mélancolique, mais décidé à faire des réformes sur ses terres, et en particulier, désireux d’affranchir ses serfs. Rendant visite à la famille Rostov, André est troublé par le charme de la jeune et joyeuse Natacha. La situation financière des Rostov est mauvaise. Le vieux comte s'est fait gruger par ses intendants. Après la paix de Tilsitt, la Russie, devenue alliée de Napoléon, se met à l’heure française. Au cours du bal donné par l’empereur Alexandre Ier, André tombe amoureux de Natacha. Il révèle ses sentiments à son ami Pierre Bézoukhov, mais doit tenir compte de l’avis de son père, qui lui impose un délai d’un an avant le mariage. De son côté, Nicolas Rostov se rend compte qu’il est amoureux de sa cousine Sonia, mais elle est pauvre, et il lui faudrait un parti riche pour rétablir les finances familiales. Tandis que le prince André est parti à l’étranger pour ne pas revoir Natacha pendant un an, Pierre Bézoukhov sombre à son tour dans la mélancolie. Natacha, un peu étourdie, se laisse séduire par Anatole Kouraguine, le frère d’Hélène, un mauvais garçon, déjà marié. Pierre arrange l'affaire, mais le prince André, prévenu de la chose, rompt les fiançailles, et repart pour l’armée. Pierre a fait comprendre à Natacha qu'il l'aime lui aussi et qu’elle peut compter sur lui. La nouvelle campagne de la guerre se porte maintenant en Russie, car Alexandre Ier et Napoléon ont rompu la paix. Napoléon envahit la Russie et parvient à Moscou que les habitants ont déserté. Pierre Bézoukhov est fait prisonnier par les Français et passe quelques mois difficiles. Mais l’hiver arrive et l’armée française se retire piteusement, Pierre est délivré, par contre le prince André est frappé à mort dans un combat. Très grièvement blessé, il est soigné avec dévouement par Natacha et par sa sœur Marie. Mais il meurt. Après bien des péripéties, Natacha épouse Pierre Bézoukhov, et Nicolas épouse la princesse Marie.

Dans ce maelström, où se mêlent intrigues sentimentales, reportage et réflexions sur la guerre (on s’y croit vraiment), chroniques familiales (les Bolkonsky, les Rostov), Tolstoï peint adroitement la vie de la haute société aristocratique russe (dont il faisait partie), qui passe de l’insouciance au drame, et qui vit déjà sur un volcan – qui aboutira un siècle plus tard à la Révolution russe. Les personnages sont nombreux et se croisent à un moment ou à un autre, soit sur le théâtre des opérations belliqueuses, soit dans les havres de paix que représentent Moscou (au début, car ensuite la ville est en ruines, pillée et incendiée), Pétersbourg ou les grands domaines seigneuriaux. C’est avant tout un roman en mouvement, car outre les va-et-vient entre les zones de guerre et celles où se déroule la vie plus ordinaire, les caractères des personnages, leurs sentiments, les relations qu’ils ont les uns avec les autres, évoluent sans cesse, comme le flot courant de la vie.

Pierre Bézoukhov est à la fois naïf et intelligent, à la recherche de l’absolu, du bien, de la vérité (d’où son intérêt pour la Révolution française, pour la franc-maçonnerie), mais aussi balourd et maladroit, aussi bien dans sa vie sentimentale que dans les aspects pratiques de la vie quotidienne. Il est profondément bon, et c’est pourquoi Natacha s’attache à lui, et lui remet les pieds sur terre. Pendant sa captivité, il voit la mort de près, et découvre les hommes du peuple et leurs qualités, notamment le moujik Platon Karataiev, simple et résigné, qui affronte la mort avec courage, et aime tous les hommes d’une façon égale : "il ne connaissait ni l’attachement, ni l’amitié, ni l’amour tels que Pierre les comprenait ; mais il aimait chacun et vivait amicalement avec tous ceux que la vie mettait en sa présence, non pas avec tel ou tel homme en particulier, mais avec tous les hommes qu’il avait sous les yeux." A la suite de cette expérience, Pierre comprend dès lors mieux comment orienter sa vie : "ici, pour la première fois, il appréciait dans son intensité la jouissance de manger quand on a faim, de boire quand on a soif, de dormir quand on a sommeil, de se chauffer quand on a froid, de parler quand on a envie de le faire et d’entendre une voix humaine." Par certains aspects, Pierre Bézoukhov s’apparente au prince Mychkine de Dostoïevski, dont L’idiot paraît à la même époque.

Lui ressemblant quelque peu (ils sont tous deux à la recherche du sens de la vie, d’où leur amitié), sauf qu’il est beau et plein de prestance, le prince André Bolkonski est un personnage plus tragique. On a l’impression au début du roman qu’il se place un peu à part, intelligent, mais amer et sarcastique. On ne le sent guère amoureux de sa femme (mariage de raison ? On ne sait pas), et il part à la guerre, l’abandonnant, pourtant enceinte, le cœur léger. Mais dans les épreuves subies, la première blessure, la proximité des grands chefs, il fait la part des choses, même s’il garde une certaine ambition de vie : "il avait pleine conscience de son détachement des choses terrestres et en éprouvait une joyeuse, une étrange légèreté. Il attendait l’inévitable sans hâte, sans inquiétude." La mort en couches de sa femme l’abat momentanément. Il découvre les vraies valeurs de la vie, se consacre alors à ses paysans et à l’amélioration de leur sort, laissant l’éducation de son fils à sa sœur Marie et à un précepteur suisse. Il ne croit plus à l’amour, mais quand il rencontre Natacha, c’est le coup de foudre. Pour elle, il reprend sa vieille ambition de vouloir réformer l’armée russe et remet un mémoire en haut lieu. Mais il sort meurtri de la pseudo-trahison de Natacha, et se jette dans le combat pour mourir. Il a la joie de se savoir aimé lors de sa longue agonie.

Natacha Rostov est sans doute le personnage féminin le plus savoureux. Frivole, espiègle, tendre et toujours sincère, elle papillonne, est sans cesse amoureuse, tout en s’en défendant. Elle connaît le malheur d’aimer, quand André lui impose un an d’attente avant de l’épouser. Et sa jeune nature reprend le dessus. Courtisée par le bel Anatole, elle perd la tête et s’apprête à s’enfuir avec le séducteur. Heureusement, sa cousine Sonia et Pierre Bézoukhov (qui l’aime secrètement, mais ne veut pas marcher sur les brisées du prince André, son grand ami) veillent au grain. En restant pendant des semaines au chevet d’André à l’agonie, elle se rachète, même aux yeux de Marie, la sœur d’André.

La princesse Marie est l’autre personnage féminin essentiel. Laide, elle peut pourtant avoir un beau sourire. Elle est surtout très croyante, et accueille volontiers au domaine les vagabonds du ciel, ces personnes qui vont errant, vivant exclusivement pour Dieu, et demandant la charité. Des sortes d’illuminés, que son père ne peut pas sentir. Quand elle tombe amoureuse à son tour, alors que toutes les tentatives de la marier ont échoué (en partie parce qu’elle ne veut pas quitter son père veuf : on se croirait dans un film d’Ozu), elle a compris qu’elle a aussi touché le cœur du frivole Nicolas, elle sait que c’est définitif, et elle se moque bien de savoir si ça aura une suite, s’il voudra bien épouser un laideron comme elle. Elle saura attendre. "Elle savait qu’elle aimait pour la première et la dernière fois de sa vie, elle se sentait aimée, et elle en était heureuse et calme."

Nicolas Rostov est aussi un beau caractère. Absolument immature, il est attiré par tout ce qui brille et ne sait pas se défendre. Le tsar Alexandre Ier le fascine, il en est presque amoureux. Mais il découvre, derrière les prestiges des personnages officiels, la faiblesse et la vilenie, le souci des honneurs et l’incapacité de certains chefs. Il s’amourache aussi de certains de ses camarades officiers, dont le fameux Dolokhov qui le pousse à jouer et à perdre une somme fabuleuse, dette d’honneur qui va enfin le faire mûrir. Mais c’est dans la rencontre avec la princesse Marie qu’il va trouver le calme dont il a besoin pour s’occuper de ses terres et de ses paysans, comme son père n’avait pas su le faire. Et pour devenir un homme, enfin.


De nombreux autres personnages gravitent autour d’eux : les Kouraguine, à la recherche de riches mariages, Hélène qui fera le malheur de Pierre Bézoukhov, et son frère Anatole, irrésistible séducteur et fieffé coquin. Sonia, la cousine des Rostov, élevée avec eux, et qui s’est toujours effacée et sacrifiée : "elle avait l’habitude de se sacrifier pour autrui. Sa situation dans la maison était telle que seul l’oubli de soi lui permettait de montrer sa valeur, et elle avait trouvé naturel de s’effacer toujours." Elle renoncera à l’amour de son cousin pour vivre dans son ombre. De tous les personnages du livre, elle seule et la princesse Marie (pourtant elles ne s’aiment pas, forcément, puisque Nicolas Rostov est un obstacle entre elles deux) connaissent la vraie valeur de la vie, sans avoir besoin de passer par les épreuves terribles de la guerre, de la trahison, de la captivité et de la mort. Le jeune Pétia Rostov trouvera, à quinze ans, une mort héroïque, dans un très beau passage : c’est aussi poignant que la mort de Gavroche sur les barricades, il y a la même absence de crainte, la même désinvolture suicidaire, la même gaieté en face du danger.

La guerre et la paix regorge de tableaux admirablement agencés, qu’il s’agisse des scènes militaires ou des scènes de la vie civile. La vie en ville est ponctuée de bals, de divertissements, d’intrigues sentimentales ou matrimoniales, alors que la guerre rôde. Tandis que Moscou est livré aux ennemis, pillée et brûlée (la vision de Moscou livrée aux Français est dantesque), à Petersbourg, les intrigues, réceptions, bals, continuent dans le luxe, l’hypocrisie et le confort. Quant à la guerre, elle est montrée comme une sanglante boucherie, un entrecroisement de hasards, d’absurdités et de confusion, dans lesquels les génies militaires sont perdus. Ils sont constamment dépassés par les événements. Seul Koutouzov, en vieux sage, conduit comme il faut la poursuite derrière la Grande armée en débandade. Tolstoï livre aussi une véritable philosophie des guerres. Selon lui, elles ne sont jamais menées à l’initiative d’un homme, mais par le destin, le hasard et les prétendus génies militaires (comme Napoléon qui, par parenthèses, est ramené à sa juste valeur, à sa petitesse, à sa folle mégalomanie, et même à son incapacité, dans les pages savoureuses qui lui sont consacrées) ont simplement eu le bon goût d’être là au bon moment. Ils ne sont que l’instrument d’événements qui les dépassent : ils se croient libres et ne sont que les jouets des circonstances et de la nécessité. Quant à l’héroïsme, c’est souvent une façon d’enjoliver des manières d’agir peu reluisantes. A cet égard, le sac de Moscou est édifiant !

Que peut-on ajouter ? Evidemment, certains pourront s’ennuyer ou s’agacer à la lecture des pages guerrières, des récits de bataille, surtout les lecteurs français : l’armée de Napoléon est un ramassis de soudards pillards et une horde de barbares incendiaires, leurs chefs sont des imbéciles. Je trouve plutôt cet aspect réjouissant ! Ou bien dans la deuxième partie de l’épilogue, entièrement consacrée à une leçon de philosophie de l’histoire. Mais l’ensemble est porté par un mouvement d’une intensité incroyable, c’est un livre humain, divertissant, où il se passe toujours quelque chose, à la fois intime et épique, social et sentimental (les histoires d’amour sont parmi les plus belles que j’ai lues), romanesque et humoristique, tranquille et hallucinant, tragique et grandiose. Cette épopée nationale, pleine de bruit et de fureur, a des résonances shakespeariennes dans la présentation des personnages réels, comme Napoléon, Rostopchine, Alexandre Ier, Koutouzov, Bagration, Murat, etc. "Ces hommes entraînés par la passion étaient les exécuteurs aveugles de la nécessité, mais ils se considéraient comme des héros et s’imaginaient que ce qu’ils avaient accompli était la chose la plus digne et la plus noble."

Peut-on dire de La guerre et la paix que c’est un chef d’œuvre absolu, ce qui ne veut rien dire ? Je pense que bien des lecteurs caleront (surtout ceux d’aujourd’hui, habitués à la minceur des petites gorgées de bière de quelques pages), car il faut savoir prendre son temps, et étaler la lecture sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, comme je l’ai fait. Ce n’est pas un roman pour lecteurs pressés qui veulent savoir tout de suite ce qui est arrivé aux personnages. C’est un livre qu’on n’avale pas, qui se mérite. Comme tous les grands livres ? La traduction d’Henri Mongault coule de source et passe admirablement bien à haute voix.


Pour conclure, je dirais qu’un roman dans lequel on trouve cette phrase superbe : "Et d’ailleurs qui donc la médecine a-t-elle guéri ? Elle ne s’entend qu’à tuer !" ne pouvait que me séduire !

mardi 3 février 2009

3 février 2009 : Pour saluer Ozu



Car l’artiste, il est vrai, demeure toujours plus près de son enfance, ou peut-être plus fidèle à son enfance que l’homme cantonné dans la réalité pratique ; et l’on peut dire que différent de celui-là, il s’attarde éternellement dans l’état rêveur d’une humanité pure et les jeux de l’enfant.

(Thomas Mann, Le docteur Faustus)


C’est vers la fin des années 70 que nous avons fait la connaissance d’Ozu.

Marrant de dire "faire la connaissance", quand il s’agit de quelqu’un mort depuis déjà pas mal d’années ! Avec un film exceptionnel, sans doute un des plus beaux jamais réalisés, dans un noir et blanc somptueux, Voyage à Tokyo, datant de 1953. Jusque-là, je me croyais bon connaisseur du cinéma japonais, parce que j’avais vu cinq ou six films de Kurosawa et autant de Mizoguchi, et un ou deux de Masumura, Kobayashi, Naruse, Teshigahara et Kinugasa. Je reconnais que c’était à l’époque largement plus que la moyenne de mes compatriotes allant au cinéma. Mais enfin, ma connaissance de cet univers n’allait guère plus loin que celle de cet Anglais qui, de passage sur un port français, aperçoit une Française rousse, et, de retour en Angleterre, va clamant partout que les Françaises sont rousses !

Peu à peu, les films d’Ozu (1903-1963) sont ressortis en France, et maintenant le DVD permet d’avoir une vue beaucoup plus complète de son œuvre, extrêmement attachante, variée, et profondément humaine.

Voyage à Tokyo raconte l’équipée d’un vieux couple, Shukichi et Tomi, venus rendre visite à leurs enfants installés à Tokyo. Ils ont tous leurs occupations et ressentent cette visite comme une intrusion dans leur vie quotidienne. Ils se les refilent, à tel point que les vieux parents finissent par se considérer comme des "sans-abri". Seule leur belle-fille, Noriko (dont le mari est mort à la guerre) se montre empreinte d’humanité et de courtoisie ; Shukichi et Tomi lui disent d’ailleurs : "Il faut que tu oublies notre fils", et souhaitent qu’elle refasse sa vie. A la mort de Tomi, Shukichi offre sa montre à Noriko, comme symbole du recommencement.


Ozu montre avec art dans Voyage à Tokyo l’effondrement des liens familiaux dans la société moderne, la résignation des vieux parents et la sécheresse de cœur des enfants qui mènent leur vie. Pourtant il n’y aucune aigreur, un constat simplement. "Nous devons admettre que nous sommes plutôt heureux", dit Shukichi. A quoi répond Tomi : "C'est vrai nous avons eu beaucoup de chance". La mort est pourtant là, qui rôde. Mais le film est serein, comme une élégie sur le temps qui passe. Un des plus beaux films du monde.

Et voici que, grâce à l’excellence du fonds de DVD de la Bibliothèque universitaire de Poitiers (mais on pourrait en dire autant de celui de la Médiathèque municipale qui possède aussi un fonds Ozu important), nous venons de visionner quatre autres films d’Ozu : deux muets, Chœur de Tokyo et Une auberge à Tokyo, et deux des années 50, Été précoce et Bonjour. Le bonheur pur de la découverte d’un immense cinéaste, l’égal de Chaplin (Une auberge à Tokyo) et de Tati (Bonjour) pour son sens de l’observation comique, de Renoir, de De Sica ou de Ford pour la simplicité avec laquelle il montre les rapports humains. Des films qui nous encouragent à partir à la rencontre du reste de l’œuvre !

Chœur de Tokyo (1931) raconte l’histoire d’un jeune homme, Okajima. Un prologue nous le montre, encore lycéen à un cours de gymnastique. Puis on le voit employé dans une compagnie d’assurance. Il a promis à son fils de lui acheter une bicyclette. Mais comme il proteste contre le renvoi injustifié d’un vieil employé de la compagnie, il est viré à son tour. Licencié, il ne retrouve pas de travail. Son ancien collègue est devenu homme-sandwich. Okajima doit vendre une partie de ses affaires pour faire soigner sa fille à l’hôpital. Il finit par retrouver son ancien professeur de gymnastique qui a ouvert un restaurant ouvrier avec sa femme, et lui propose de venir y travailler, en attendant mieux. Finalement, grâce aux relations que le professeur a gardées dans les milieux enseignants, il arrive à décrocher pour Okajima un poste de professeur d’anglais en province.


Dans ce film qui évoque en filigrane la grande crise de 1929, Ozu fait preuve d’une finesse rare dans la vision du chômage, de la pauvreté, du courage auxquels doivent faire face les perdants. Okajima a vendu les vêtements sans le dire à sa femme. Quand elle le découvre, elle voit son mari jouer avec les enfants. Elle comprend que c’était pour payer l’hôpital et accepte ce sacrifice, elle se mêle à leur jeu. La scène est d’une simplicité bouleversante. On découvre ici comme dans d’autres films le rôle important joué par les enfants, extrêmement intransigeants. Le fils est exclu des jeux des autres enfants parce qu’il n’a pas de vélo. Quand son père, qui vient d’être licencié, lui offre une trottinette à la place du vélo attendu, le garçon est vexé et réagit durement. Ce film explore les frustrations liées au contexte économique, mais aussi l’attachement familial qui rend la vie heureuse.
Une Auberge a Tokyo

Une auberge à Tokyo (1935) est encore un film muet. Comme Chaplin, Ozu met du temps à accepter le bavardage, et fait une confiance absolue aux images. Et comme il a raison, en l’occurrence. C’est, comme le précédent, un film sur le chômage et les suites de la crise économique. Le héros, Kihachi, erre avec ses deux garçons, à la recherche d’un emploi dans la zone industrielle de Tokyo. Les deux garçons attrapent des chiens errants, ce qui leur permet de gagner un peu d’argent pour se nourrir, eux et leur père. Dans l’auberge où ils dépensent cet argent, ils rencontrent une mère, Otaka, également au chômage, qui erre aussi avec sa petite fille ; les trois enfants sympathisent. Ils les retrouvent sur les terrains vagues autour des usines le lendemain. La patronne de l’auberge se révèle une ancienne amie de Kihachi, et accepte de lui donner du travail. Ils recueillent aussi dans l’auberge Otaka, dont Kihachi est secrètement amoureux, et qui n’a toujours pas trouvé de travail, et sa fille. Un beau jour, elles disparaissent. En réalité, la petite fille est tombée malade, et Otaka, qui est sans argent pour la mettre à l’hôpital, s’apprête à se prostituer. Kihachi alors se livre à un cambriolage, donne l’argent à Otaka pour faire soigner sa fille, et se rend à la police, après avoir confié ses enfants à la patronne de l’auberge. Grâce à lui, "une âme a été sauvée", précise le carton muet de fin du film.

On retrouve donc ici la misère, l’exclusion des enfants, la maladie et l’absence de sécurité sociale, mais aussi le bonheur simple des relations familiales, la complicité entre père et fils. Mais tout cela n’a rien d’une tragédie, même si, en filigrane, le désespoir est bien là, inscrit dans l’acte ultime du père. Bien au contraire, il y a chez tous ces humiliés une joie de vivre qui se manifeste dans les jeux, dans leur capacité à trouver matière à jouer, même dans l’absence la plus cruelle, celle de la nourriture. La splendide scène du repas imaginaire, où père et enfants miment ce qu’ils mangent, est à rapprocher de celle de la danse des petits pains dans La ruée vers l’or, et tout aussi belle. On est proche aussi du néoréalisme italien, et on se demande si De Sica n’a pas connu les films d’Ozu : après tout, le Japon était allié de l’Axe pendant la guerre, et les films japonais y étaient peut-être distribués. En tout cas, il y a là une filiation évidente avec Le voleur de bicyclette. Avec ces deux films, Ozu montre une prédilection pour les films sociaux, mais aussi centrés sur la famille.

Cette même famille est au cœur des deux autres films, plus récents, Eté précoce (1951) et Bonjour (1959).
Dans Eté précoce, un couple vieillissant vit avec le fils, médecin, la belle-fille, les petits-enfants (deux garçons turbulents) et la dernière fille, Noriko, vingt-huit ans, et encore célibataire, ce qui inquiète un peu les parents. Tout le film va donc tourner autour de la recherche d’un époux pour Noriko. Le patron de Noriko voudrait lui présenter un de ses amis, célibataire, et bon parti (mais probable coureur de jupons, et âgé de douze ans de plus qu’elle). Ce mariage avantageux fait parler de lui. Mais Noriko et son amie Ayako défendent le droit au célibat, surtout quand elles voient leurs amies mariées. En fait, Noriko est secrètement amoureuse d’un veuf avec enfant, et accepte de l’épouser. Après son départ, les parents quittent aussi Tokyo pour aller rejoindre un vieil oncle en province.
Eté précoce

Changer les choses, voilà ce que montre le film. Même si Noriko préfèrerait vivre chez ses parents, parce qu’elle porte avec son amie Ayako un regard lucide sur la vie des couples mariés, elle craint de finir vieille fille, bien qu’elles en rient ensemble. Mais les jeunes doivent vivre, et même le vieil oncle sourd souhaite la voir mariée. Et les jeunes enfants, avec leur insouciance, mais aussi leur intransigeance (ils fuguent et mettent la famille en émoi), Minoru et Isamu, montrent bien que le cours naturel des choses doit continuer. Et le choix de Noriko accélère la désintégration de la famille. Eté précoce est encore un film magistral, dans un noir et blanc superbe. Décidément, le cinéma a beaucoup perdu, en passant (souvent sans vraie raison) à la couleur.
Bonjour

Enfin, Bonjour est totalement surprenant, car là, il s’agit d’une comédie. Les autres films avaient certes des scènes comiques. Bonjour fait pratiquement rire d’un bout à l’autre. c’est un film sur les relations parents/enfants et sur les relations de voisinage. Dans un quartier de banlieue de Tokyo, deux enfants, Isamu et Minoru, vont être le détonateur de la comédie. Célèbres chez les autres enfants par leur art du pet, Isamu et Minoru vont voir la télévision chez leurs voisins (malgré l’interdiction de leur mère), plutôt que d’aller aux cours particuliers d’anglais. Comme leur père refuse d’acheter un poste, ils se rebellent, le père leur ordonne de se taire. Ils le prennent au mot (on retrouve là l’intransigeance enfantine déjà vue dans les autres films) et décident de se taire, à la maison, dans la rue, et même à l’école. Comme ils ne répondent plus au bonjour des voisines, ils sont à l’origine d’une brouille entre les femmes du quartier et leur mère.

Opposition entre ancienne et nouvelle génération, symbolisée par l’apparition du téléviseur, obéissance et respect dus aux parents, sont au cœur du film. Ozu n’insiste pas, l’humour est partout présent, on se croirait chez Tati, entre Les vacances de M. Hulot (pour l’observation des mœurs) et Mon oncle (pour l’apparition de la modernité, d’ailleurs le film est, aussi, en couleurs). Les femmes du quartier se jalousent secrètement ou ouvertement, les enfants en jouent. Les usages conventionnels de langage (comme le fameux bonjour) sont pourtant le liant de la société, comme le rappelle le professeur, mais les enfants sont peut-être trop jeunes pour le comprendre. A la fin, pourtant, ils finissent la grève de la parole, mais après que le père ait acheté le fameux téléviseur. Si cette comédie avait été doublée en français, elle aurait fait un malheur en salles !

Décidément, Ozu n’en finit pas de nous surprendre, et l’art du cinéma est porté à des sommets rarement égalés.