jeudi 5 avril 2018

5 avril 2018 : le chant (si on peut dire) du mois


Il commençait à douter en secret de l’honnêteté de la justice.
(Fumiko Hayashi, Nuages flottants, trad. Corinne Atlan, Éd. du Rocher, 2005)


C’est en 1946 qu’Isaac Woodard, vétéran noir encore en uniforme, est descendu d’un autocar en Caroline du Sud. Il rentrait en Caroline du Nord retrouver sa famille. Il avait passé quatre ans dans l’armée : dans le théâtre du Pacifique (où il avait été promu au grade de sergent) et dans l’Asie-Pacifique (où il avait remporté une médaille de campagne, une médaille de la Victoire de la Seconde guerre mondiale et la médaille de Bonne Conduite). Quand le car est parvenu à une aire de repos, Woodard a demandé au chauffeur si l’on avait le temps d’aller aux toilettes. Ils se sont disputés, mais on lui a permis d’utiliser les sanitaires. Plus tard, quand le car s’est arrêté à Batesburg, en Caroline du Sud, le chauffeur a appelé la police pour faire sortir le sergent Woodard (apparemment parce qu’il était allé aux toilettes). Linwood Shull, le chef, a emmené Woodard dans une ruelle voisine, où un certain nombre d’autres policiers et lui-même l’on battu à coups de matraques. Ensuite ils l’ont emmené en prison et l’ont arrêté pour trouble à l’ordre public. Durant sa nuit en prison, le chef de la police a battu Woodard avec une matraque en bois et lui a arraché les yeux. Le lendemain matin, Woodard a été déféré devant le juge local, qui l’a déclaré coupable et lui a infligé une amende de cinquante dollars. Woodard a demandé des soins médicaux ; ils sont arrivés deux jours plus tard. Entre-temps, sans savoir où il était et souffrant d’une légère amnésie, il a été emmené à l’hôpital d’Aiken, en Caroline du Sud. Trois semaines après avoir été porté disparu par sa famille, il a été localisé puis transféré d’urgence à un hôpital militaire de Spartanburg. Ses deux yeux sont restés atteints de lésions irréversibles. Il a vécu, bien qu’aveugle, jusqu’en 1992, où il est mort à l’âge de 73 ans. Après trente minutes de délibération, Shull, le chef de la police, a été acquitté de toutes les charges qui pesaient sur lui, au son des applaudissements déchaînés d’un jury entièrement blanc.

(Toni Morrison, L’origine des autres, trad. Christine Laferrière, C. Bourgois, 2018)


Toni Morrison, prix Nobel de littérature 1993, est un des grands auteurs d’aujourd’hui. Aucun de ses livres n’est indifférent. Et ce dernier paru, composé de six conférences qu’elle a données en 2016 à l’Université de Harvard, déploie une argumentation claire et précise, fondée sur des recherches littéraires, historiques et psychologiques, sur « l’obsession de la couleur » aux USA et sur les dégâts qu’elle occasionne encore au XXIème siècle, là-bas et partout.

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