mercredi 31 mars 2010

29-30 mars 2010 : apocryphe





Tous les jours de la vie on n’est pas grand chose, mais les soirs de fête on n’est plus rien.
(Yves Heurté, Le rêve du rat)

Faut-il que je sois dingue pour faire des centaines de kilomètres (bénis soient le TGV et la carte sénior), simplement pour revoir et serrer dans mes bras Gilbert Laumord, notre ancienne connaissance guadeloupéenne, ce comédien qui a encouragé Claire à fabriquer des marionnettes. Vingt-six ans après, comme les héros de Dumas, à peu de choses près, nous avons renoué à l'occasion d'un repas chez les Amis du théâtre Populaire d’Épinal (ATP, association qui existe aussi à Poitiers), dont il est l'invité, ici, pour une tournée dans les Vosges, en compagnie de son ami musicien, Jocelyn Ménard, un Québécois, pour un spectacle de contes et chansons ! Quand je leur ai raconté que j'avais fait le voyage en cargo, ils étaient tous intéressés, en particulier Michel, le mari de la présidente des ATP, qui voudrait rendre visite à sa fille au Québec, mais ne peut pas prendre l'avion...



Gilbert Laumord, après le spectacle, discute avec le public

Gilbert, dans son spectacle d’une heure intitulé Chante-moi un conte, conte-moi une chanson, commence d’abord par échauffer sa voix avec du bruitage, du chant, un dialogue savoureux en créole avec Jocelyn, puis il conte l’histoire d’Omé, le pêcheur saintois, de Terre-de-Bas, qui ne peut pas tenir sa langue, et qui veut à toute force raconter au roi la terrible aventure qui lui est arrivée sur la plage… Trop parler c’est pas bon, telle est la morale. Le tout avec la musique en contrepoint, du mime, de la danse, un spectacle très complet.

Et j'ai aussi fait connaissance de cette ville d'Épinal, siège des fameuses images vendues autrefois par des colporteurs, et que la dynastie des Pellerin porta à leur perfection. Imagerie populaire dont un musée, que j'ai visité, retrace l'histoire qui s'est particulièrement développée au XIXe siècle, notamment sous formes de planches comprenant plusieurs bandes, sortes d'ancêtres de la bande dessinée. Au départ gravées sur bois, les images furent ensuite lithographiées, la coloration se faisant au pochoir. Les sujets sont variés : religieux (vies de saints), historiques (les batailles, Jeanne d'Arc, la Révolution française, la légende napoléonienne, les uniformes militaires prennent la part du lion), récits moraux et édifiants, chansons, ou romans simplifiés en dessins (chansons de geste ou récits médiévaux, comme Geneviève de Brabant, contes et histoires populaires, tels Cendrillon ou le Chat botté, romans célèbres comme Robinson Crusoë), devinettes (il faut trouver ce qui est caché dans le dessin, et c'est loin d'être évident), images à colorier, ou à découper...
Des images dans le musée

Ce sont des images destinées à un public largement enfantin ou illettré. Avec toujours sous le dessin un texte explicatif ou narratif qui s'adresse au public nouvellement alphabétisé. L'école de la IIIe République fit un large usage de ces images comme bons points distribués aux élèves. J'ai particulièrement remarqué dans l'exposition la production de décors de théâtre, c'est-à-dire de dessins multiples à insérer dans un une boîte pour figurer un décor en relief, ainsi que le rôle de la censure, les préfets, notamment sous la Restauration (interdiction de tout ce qui pouvait rappeler favorablement la République ou la Révolution) et le Second Empire (au contraire, exaltation de l'épopée napoléonienne) ayant leur mot à dire sur l'autorisation ou non de la diffusion de ces images par le colportage. Un très beau musée, on peut aussi visiter les machines et le matériel d'impression.




La Moselle à Epinal

Je logeais à l’hôtel Carabas (oui, comme le marquis du Chat botté, ça ne s’invente pas) et me suis baladé pendant ces deux jours, où comme Jean Genet, j’ai éprouvé que « la solitude ne m’est pas donnée, je la gagne. » Mais qu’est-ce que ma solitude à moi qui ai tout, comparée à celle de ce jeune chômeur, Sylvain, rencontré sur un des ponts piétonniers sur la Moselle, qui faisait la manche, et que je me suis efforcé d’aider très concrètement, allant même jusqu’à l’inviter au spectacle de Gilbert. Sylvain est aussi musicien (son métier est plutôt dans le bâtiment, mais apparemment, la concurrence des ex-pays de l’est y est rude) et il a apprécié mon geste : nous avons pu vérifier que « tout artiste est précieux car il apaise le monde humain et enrichit le cœur des hommes, » comme l’écrit Natsume Soseki dans Oreiller d’herbes. Pour Sylvain, ce fut un soir de fête, et j'ai tenté de faire en sorte qu'il soit quelqu'un de nouveau ce soir-là !

Épinal semblait une ville presque morte. Dans laquelle on ressent peut-être plus encore qu’ailleurs le mot d’un écrivain cubain : « Vivre, c’est savoir quelle distance nous sépare des autres. » Les magasins regorgent de choses inutiles, et pour quel public ? J’imagine que la vie matérielle a son importance, mais que peut-elle être quand on n’a pas à manger, quand on ne peut pas payer l’assurance de son véhicule, et qu’on est encore plus handicapé pour dégoter un job, même en intérim ? Si maintenant même la jeunesse devient un exil, où va-t-on ? J’aime beaucoup cet adjectif : apocryphe, qui désigne en littérature ou en religion des textes dont l’authenticité n’est pas reconnue (par exemple les évangiles de Barnabas, de Judas, de Philippe, de Thomas).

On pourrait élargir l'emploi de ce mot au marché du travail, et dire que nous sommes en train de construire une génération "apocryphe", dont nous ne reconnaissons pas l’authenticité. Et pendant ce temps-là, les ministres voyagent en jet privé, aux frais des contribuables. Je m’étonne qu’il n’y ait pas davantage de terroristes !


lundi 22 mars 2010

23 mars 2010 : cargo


Ici même, nous sommes de toutes parts entourés par les eaux. […] l’Océan fait masse et tumulte, persuasion brutale.

(Pierre Veilletet, Bords d’eaux)
nuages


L’après-midi du 29 janvier dernier, je suis arrivé devant le cargo, mon premier cargo, non sans appréhension. La bête me paraît immense, et je me sens misérablement petit, comme un vivant qui s‘ignore, un homme de trop qui va être avalé.

un cargo (mais pas le mien)

On me prend mes papiers, passeport, certificat médical, décharge que j’ai signée exonérant la compagnie en cas de pépin, et le steward me montre ma cabine, au pont E (comme ça part du A, dit pont "supérieur", bien qu’étant le plus bas, je suis donc au cinquième étage du "château", nom donné à la tour d’habitation blanche située vers l’arrière du cargo). Ma cabine nommée Europe-Asie, fait angle à bâbord, et a donc deux hublots, l’un vers l’avant (vue sur le dessus des conteneurs), l’autre à bâbord, vers la mer.

ma cabine sur le cargo aller


J’apprends rapidement qu’on ne dit pas hublot mais sabord, car mes ouvertures sont rectangulaires, et un hublot est rond. Deux lits (j’aurais pu avoir un compagnon, j’aurais payé un peu moins cher) séparés par le bureau sur lequel j’installerai mon fourbis d’écrivain, cahier-journal, ordinateur, livres et dictionnaires. Près de l’entrée, à droite, le cabinet de toilettes, comprenant lavabo, W.-C; douche. Et, au centre, à gauche une armoire, et à droite le salon, avec canapé, table basse et réfrigérateur. Un petit studio, quoi, et super confortable.


mon "salon", à droite, le frigo

Je m’installe, puis observe le chargement des conteneurs qui se poursuit jusque dans la nuit. Les grutiers travaillent sans relâche. Les grues coulissantes soulèvent un conteneur du cargo et le déchargent sur un tracteur à conteneur, et, à l’inverse, en récupèrent un du quai sur un tracteur et l’installent sur le cargo, où les marins procèdent à l’arrimage. Les deux opérations sont concomitantes, aucune perte de temps, plusieurs grues fonctionnent en parallèle, sur l‘avant et sur l‘arrière du château.

les grues-élévateurs de conteneurs

les conteneurs réfrigérés arrimés

Je dîne au carré des officiers, seul à une table séparée, servi par le maître d’hôtel (un Roumain plein d’humour, la moitié de l’équipage est roumaine) et le steward, Julien, un Corse, qui est aussi garçon de cabine pour les passagers. Je ne trouverai les autres passagers, Huguette la Bretonne, et Jean-Pierre, le Guadeloupéen, qu’après l’escale de Montoir-sur-Loire, où ils sont montés. J’ai pu admirer à cette occasion le superbe pont suspendu à haubans de Saint-Nazaire.

le pont de Saint-Nazaire

Les repas sont copieux, trop même pour des voyageurs immobiles comme nous. Exemple de déjeuner : mousse de foie de canard et jambon de Bayonne, pavé de saumon aux légumes, plateau de fromages, frangipane, café, le tout accompagné de vins, rouge, rosé, blanc. N’en jetez plus, je n‘ai déjà presque plus faim après l'entrée. Mais j’ai exploré le navire et découvert la salle de sport, toute petite, située au pont A (la descente des escaliers servira d’échauffement) et qui comprend un banc avec des haltères, un vélo et une table de ping-pong. Je suis donc décidé à parfaire ma condition physique pendant le voyage, ne serait-ce que pour me mettre en appétit.

la salle de sport

Les jours suivants, je continue mes explorations, seul ou avec l’un des deux autres passagers, faisant de longues promenades sur le pont supérieur, avec arrêt à la poupe pour observer le sillage du navire ou sur le gaillard d’avant où est aménagée une partie surélevée avec un banc pour observer l’avance du bateau, la mer, les nuages, et parfois les dauphins (une fois seulement), et les poissons volants (dès qu’on a atteint les mers chaudes).

je monte, échevelé, sur la plate-forme du gaillard d'avant

Je croise les matelots de pont, toujours en train d’astiquer, de récurer, de gratter, de repeindre, ou les mécaniciens et électriciens. Certes, le pont est bruyant, nous sommes à quelques mètres au-dessus de la mer (et d’ailleurs, en cas de mer forte, il nous est interdit d’y aller), les machines, avec le formidable moteur, sont juste en dessous, et il y a le vent : pas la peine de me coiffer, les cheveux sont aussitôt envolés…

vu du pont : une ancre gigantesque

Mais je monte aussi à la passerelle de commandement, située au pont G, tout au haut du château, et là, j’écoute les officiers (et les "zefs", élèves-officiers, qui sont deux, une jeune femme, en troisième année, et un bleu, qui fait son premier voyage), qui nous montrent sur la carte où nous sommes, ou bien j’observe les écrans de contrôle. Parfois je sors et monte encore plus haut, sur la terrasse au-dessus de la passerelle, pour sentir encore plus fortement le vent et vérifier notre petitesse dans l’immensité arrondie.



vu de la terrasse au-dessus de la passerelle, les radars

Au fil des jours, la température s’élève, et dès la sortie du golfe de Gascogne, nous avons remisé nos pantalons et nos pulls pour nous mettre en tee-shirt et short. Même le commandant est en tenue presque débraillée, en tout cas chemisette ouverte. Les matelots ont leur combinaison de travail, mais quand ils ne sont plus de service, ils sont en tenue légère, comme nous. On nous a fait la démonstration de la tenue de sauvetage, en cas d'obligation de sauter à l'eau. comme je l'ai enfilée une fois à l'aller et une fois au retour, je suis au top.

j'enfile la tenue, sous l'œil d'Alexandru, le lieutenant de sécurité

Le bruit : oui, un cargo est un peu bruyant, il y a les machines, qui sont juste sous le château, car les autres cales, devant et derrière le château contiennent aussi des conteneurs (il y en a plus de 2300). Et puis, les bruits de la mer quand elle est forte, du vent, de la tempête éventuellement, du climatiseur dans les cabines (j’ai fermé le mien), et j’ai dormi toujours avec les bouchons auriculaires.

les aussières

J’assiste à des levers de soleil, car je me lève tôt, à des couchers aussi. La boule rouge sombre assez rapidement dans la mer, et parfois, quand il n’y a pas de nuages sur l’horizon, on croit deviner le rayon vert. Et puis, il y a la nuit étoilée, je n’ai jamais vu la Grande Ourse aussi nette, la lune et ses reflets magiques sur la crête écumeuse des vagues. Nous naviguons feux éteints, sauf un rouge et un vert, et on nous a enjoints d’obturer nos sabords pour la nuit, afin de ne pas gêner la visibilité de la passerelle de commandement et le pilotage par des reflets de lumière intempestifs.

lever de soleil

autre lever de soleil

Nous sommes invités au pot du commandant (à l’aller seulement), puis au pot de l’équipage, qui sera suivi sur le cargo aller de l’apéro tous les soirs, avec l‘équipage. J’y suis entraîné par Huguette, fille et petite-fille de marins, qui tient à les faire parler. Ils ont des trognes pittoresques, ont leur franc-parler, fument pas mal, boivent sec aussi (je m‘habitue déjà par avance au ti-punch de Guadeloupe), et puis ils ont baroudé sur toutes les mers du monde, connaissent Shanghaï, Colombo, Panama, les Kerguelen, le Cap Horn, bref, nous racontent quelques histoires. Je les interroge sur leur vie de famille, qui est désormais simplifiée : deux mois à bord (temps de travail sept jours sur sept, 72 h/semaine), deux mois à terre (congé payé pour les Français, congé non payé pour les Roumains, bonjour l’égalité), autrefois c‘était souvent six mois de mer. Le commandant serre la main d’un des matelots roumains : « Vous êtes fort comme un Turc (il lui a écrasé la main). - Mais je suis Turc, commandant ! » N’oublions pas que la Roumanie a fait longtemps partie de l’Empire Ottoman.

l'horizon courbe

Le 4 février, la piscine est remplie d‘eau de mer enfin assez chaude (nous avons dépassé les Açores), pour d’ailleurs être vidée deux jours plus tard, car la mer devenait trop forte, et l’eau valdinguait dans tous les sens et jaillissait en jets en l’air et sur le pont voisin. Sur le cargo de retour, la piscine sera vidée dès le troisième jour, il est vrai qu’elle recevait des petits bouts de suie provenant de la fumée des cheminées, c’était peu ragoûtant.

la piscine

L’avant-dernier jour du cargo aller, visite des machines. On nous donne des bouchons auriculaires, les machinistes ont des casques, car le bruit est assourdissant. Le moteur développe 34000 CV, on voit les pistons, les compresseurs, les pompes d’eau de mer (qui est chauffée, filtrée, vaporisée, puis passe dans un condenseur pour devenir l’eau potable des nos robinets et de nos douches, mais à table on nous donne de l’eau minérale).

salle de commande des machines

le moteur de 34000 CV

Quant à la mer, comment dire ? J’étais ému, moi qui n’aime pas beaucoup l’eau, qui fais régulièrement un rêve de noyade. J’avais l’impression qu’elle se donne en secret à ceux qui la fréquentent longuement. Quand j’étais sur le gaillard d’avant (le banc a été détruit par la tempête du retour), je la regardais comme un livre ouvert qui s’incrustait dans mes yeux, aussi bien que dans mes poumons. Elle m’attendait, et lors de la tempête, n’ayant plus le droit de sortir, je lui ai manqué.

tempête : vagues à l'assaut des conteneurs

Elle rôdait tout autour, en colère, faisait jaillir de formidables jets lorsque l’étrave en plongeant écrasait une grosse vague dans un battement d’enfer, elle se balançait dans nos têtes, même quand on ne la regardait pas, mais je suis sûr qu’elle aimait qu’on la contemple. Je restais sans voix, sondant vaguement le gouffre salé, que je pressentais sans jamais vraiment l’atteindre, le voyant reculer sans cesse vers un horizon en apparence immobile. Il m’appelait vers le lointain, et, oui, j’ai eu à plusieurs reprises envie de me jeter à l’eau, et je comprends les marins qui veulent y finir leurs jours. Car aller vers là, n’est-ce pas aller vers le plus profond de nous-mêmes, vers l’incrustation première dans le sein maternel.

la mer forte

Finalement, c’était plutôt apaisant, car comme l’écrivait Bachelard, « je trouve un apaisement à vivre les métaphores de l’océan. On sait bien que la ville est une mer bruyante, on a dit bien des fois que Paris fait entendre, au centre de la nuit, le murmure incessant des flots et des marées. » Parfois, je collais mon oreille contre la coque du navire, et j’écoutais ou j’essayais d’écouter le glissement de la mer.

l'arc-en-ciel

Et puis la fin arrive, il faut descendre. Déjà ! On envisage alors un futur voyage plus long, vers la Chine, ou carrément un Tour du monde de quatre mois. Car à bord, jamais la terre ne nous a manqué, on respirait à pleins poumons, et les odeurs et les sons de la mer nous habitaient, la nuit se balançait sur nos têtes, et le vent faisait vibrer nos carcasses et danser nos idées. On recommencera.


jeudi 18 mars 2010

18 mars 2010 : Karukera la belle

la beauté



La littérature était la seule religion de ce jeune homme, avec l’art de flâner. Il passait la moitié de son existence sur la planète des livres. C’est presque la même que la planète réelle, en moins ordinaire et en plus magique.
(François Bott, Paysages parisiens, in Les éclats de rire de la jeunesse à l’arrêt des autobus)


Disons quand même un mot de la Guadeloupe, sinon, on va croire que je n’y suis pas allé. Sans doute la littérature est ma religion, mais je peux y rajouter la rencontre des hommes et des paysages, c‘est-à-dire la planète réelle, qui a sa magie aussi.


un bel arbre près de la Porte d'enfer


On médit beaucoup de la Guadeloupe, sur son prétendu mauvais accueil, sur le soi-disant racisme, la supposée saleté, le service insuffisant… Tout cela est faux. J’ai vécu trois ans ici, je viens d’y passer dix-huit jours. Je n’ai jamais rien relevé de tel. Mais peut-être suis-je moi-même peu serviable, sale, raciste et peu accueillant, et donc je ne remarque pas moi-même ces défauts chez les autres…

Après la pluie de cendres

Voilà : comme la plupart des pays, la Guadeloupe se donne. Eh oui, elle se donne. Mais à condition qu’on se donne à elle, dans une relation d‘égalité, de réciprocité, de fraternité, de sensualité même, en toute liberté. Oui, la Guadeloupe ne se prête pas au visiteur inconsistant, râleur, sans profondeur, arrogant, avide seulement de sable ou de soleil. Mais qui se prêterait à un tel visiteur ? D’ailleurs, dans la vie, si on veut être un tant soit peu heureux, on ne se prête pas, on se donne. En amour, ne se donne-t-on pas, par exemple ? Et totalement ? N’est-ce pas justement parce que dans un couple, l’un des deux se contente de se prêter seulement du bout des lèvres, qu’un beau jour le couple ne fonctionne plus ? Parce qu’on ne se donne pas entièrement dans un travail qu’en fin de compte on finit par en avoir marre ? Oui, on s’est simplement prêté, et ce n’est pas suffisant.

le trou de Man Coco

Dans la découverte d’un autre pays, c’est pareil. Si on veut aller au-delà de la surface des choses, établir une relation durable, c’est comme en amour, on doit se donner, totalement, sans rien laisser de côté, on doit se mêler à lui et surabondamment même. Certains m’ont reproché l’aspect passionnel, presque érotique de mon poème Soleil, publié sur mon blog le 21 février, mais j’ai voulu y exprimer ce don total de la Guadeloupe (Karukera), symbolisée par le soleil (mais j’aurais pu choisir aussi bien un fruit, la papaye, la carambole, la mangue ou le corossol, ou bien un paysage, le volcan, la forêt, les mornes, les lagons, les cascades, les arbres), auquel je me rendais par un don identique et absolu de mon moi : « Je me noie dans les eaux de ton ventre », écrivais-je. Et effectivement, n’est-ce pas ce qui se passe dans l’amour ?

Carnaval

Vous avez compris, qu’au rebours de ses détracteurs, j’aime la Guadeloupe d’un amour intense et vibrant. D’abord parce que c’est petit, Jésus n’aimait-il pas les petits enfants et ne recommandait-il pas de les laisser venir à Lui ? Ensuite, parce que c’est beau : la variété des paysages, des côtes, des montagnes, des îles (c’est un archipel), des plages, de la végétation (le flamboyant aux fleurs rouges, l‘arbre du voyageur, le figuier maudit, les bougainvillées et les hibiscus, les cocotiers et palmiers divers…), de la faune (ah, les hérons pique-bœufs, les iguanes, les mangoustes, les furtifs colibris !), comble le voyageur qui accepte de marcher à pied, de sortir un peu des hôtels quatre étoiles, des routes à grande vitesse (que voit-on d’une voiture ?) et des plages pour attrape-nigauds. Enfin, parce que la population est d’une infinie diversité et, quand elle n’a pas été pervertie par les mirages de l’occident, elle a su garder le cœur pur, l’innocence de l’authenticité, une douceur nonchalante, malgré les souvenirs encore cuisants de l’esclavage (voir mon blog d’hier), et elle se livre volontiers, pourvu qu‘on s‘offre à elle, le cœur vivant. Bref, j’ai fait avec la Guadeloupe une union d’adoption réciproque et vous connaissez l’importance de ce mot dans mon vocabulaire : l’adoption est le plus haut sommet de l’amour. Si l’on veut que l’amour conjugal perdure, on doit adopter son conjoint, que l’amour filial existe, on doit adopter ses enfants, que l’amitié se développe, on doit adopter ses amis, qu’un écrivain ou un livre se donnent à nous, on doit les adopter. L’adoption est le miracle du monde !

la cascade aux écrevisses

Et puis, et puis… Il y a les couleurs, la lumière (et c’est ici précisément qu’on doit se lever matin pour en saisir les nuances et les voir changer), les saveurs (incomparables pour moi qui suis en France un médiocre mangeur et buveur : poissons, viandes, épices, légumes et racines, fruits, sans parler des boissons et du ti-punch qui ne doit pas être pour rien dans les trois kilos supplémentaires que j’ai rapportés de là-bas), les odeurs parfumées qui volètent dans l’air quand on se promène sur les raides sentiers de montagne (mais sent-on quelque chose d’une voiture ?), les sons inédits des grenouilles annonçant le soir qui tombe ou des frôlements du colibri qui s’enfonce dans l’intérieur des fleurs. Voilà, je suis à ma façon devenu un colibri, avec sûrement moins d’élégance et moins de rapidité, qui a cherché, aidé par ses amis de là-bas, à pénétrer le cœur de ce pays, à trouver, derrière les nuances marron des corps, la blancheur limpide de l’âme.

De ma terrasse

Et ce n’est pas fini. Gilbert, le comédien guadeloupéen qui avait fait un spectacle de marionnettes avec Claire (j’ai gardé les marionnettes ici) et m‘avait aidé pour des clubs de lecture à la bibliothèque, avec qui je faisais du jogging sur les hauteurs de Saint-Claude, et que j’ai cherché vainement à joindre pendant que j’étais là-bas, vient de me téléphoner pour me dire qu’il fait une tournée dans les Vosges à la fin du mois. Je vais donc partir prochainement à Épinal pour lui donner le salut posthume de Claire, lui offrir mes deux livres et renouer un lien qui nous fut cher.

La Soufrière dans le soir

C’est ça, la Guadeloupe, quand on s’est donné à elle, elle ne nous oublie pas. N’est-ce pas, Yvon, Michèle, Frédéric, Patricia, Julie, Gilbert, Jean-Pierre et les autres, sans oublier Mlle L., la merveilleuse libraire de Basse-Terre, maintenant âgée de quatre-vingt-dix ans, à qui j’ai rendu visite dans sa maison de Saint-Claude, à deux pas de la nôtre… Vous vous souveniez encore de moi, j’ai pu le vérifier, et vous m'avez donné, beaucoup. Et, pour ne pas vous décevoir, je me suis efforcé de ne pas paraître comme « les gens tristes, qui pleurent sur tout et qui trouvent partout des sujets de plainte », que fustige Sénèque dans De la tranquillité de l’âme.

Un grand moment : le ti-punch (Yvon, au centre)

Tout simplement j’espère vous avoir montré mon amour pour vous et votre pays.

Baignade à Petit Bras David dans la montagne (Yvon au fond, Frédéric, de dos, et Louna)

mercredi 17 mars 2010

17 mars 2010 : l'arbre et la forêt

Lois de l‘imitation ; je les appelle lois de la peur. On a peur de se trouver seul ; et l‘on ne se trouve pas du tout.
(André Gide, L‘immoraliste)



          Il y a longtemps que je voulais écrire quelques mots sur ce thème : la honte. Peut-être l’ai-je touché à l’occasion déjà dans mon blog. Mais l’occasion m’en est donnée par une lecture récente : Sur cet instant fragile… Carnets, janvier-août 2004, de Didier Eribon, et un film qui vient de sortir, et que je me suis dépêché d‘aller voir avant qu‘il ne quitte l‘affiche : L’arbre et la forêt, d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau. Peut-être mon séjour en Guadeloupe a-t-il aussi réactivé ce sentiment que j’ai éprouvé à plusieurs reprises dans ma vie. En effet, si le livre et le film traitent de la honte, en partant de l’homosexualité, ou pourrait tout aussi bien explorer le thème à partir des différences de classe sociale ou des différences raciales.

         Je crois avoir découvert la honte pour la première fois quand j’avais sept ou huit ans, et que l’instituteur du village a rapporté aux parents venus chercher leur progéniture une phrase par laquelle j’avais terminé une rédaction, phrase qui était sans doute ridicule, mais rétrospectivement, je suis choqué de l’abus de pouvoir du maître qui a choisi alors de me ridiculiser devant tout le village. Oui, la honte vient de là, de l’abus de pouvoir, et j’en reviens à ce que je disais dans ma page sur la votation. Cet abus de pouvoir qui se manifeste aisément dans le refus de la différence, en rabaissant l’autre, en le ridiculisant. Fort heureusement, je ne me suis pas laissé envahir par ce sentiment qui n’est resté que passager. Mais j’ai compris déjà, dès ce très jeune âge, que si l’on ne voulait pas provoquer la honte chez l’autre, il fallait faire le choix de la générosité.

         Didier Eribon ne dit pas autre chose, lui qui a été contraint d’être un militant homosexuel, tout simplement pour être accepté en tant que tel : « Quel bel idéal régulateur pour une éthique et une politique démocratique : le principe de générosité. L‘accueil de la multiplicité, des différences. » Et le film, qui débute en 1999 et se déroule dans la campagne française, nous montre un vieil homme (Guy Marchand) au comportement bizarre : son fils aîné meurt, il disparaît et n’assiste pas à l’enterrement. Quand il rentre, engueulé par son autre fils (très rigide), il se réfugie dans la contemplation des arbres qu’il a plantés et dans l’écoute des opéras de Wagner. Sa femme (excellente Françoise Fabian) le défend comme elle peut. Sa belle-fille aussi (Catherine Mouchet, à l’ironie mordante), qui avoue qu’elle l’aime plus qu’elle n’a jamais aimé son mari, dont elle a d’ailleurs divorcé. La petite-fille et son fiancé comptent les points, avec délicatesse. On va apprendre que le vieillard n’en peut plus de garder son secret. Il a fait croire qu’il avait été déporté pour raisons politiques, alors qu’en fait il avait été emprisonné par les nazis pour homosexualité. Arrêté par la police française et remis aux Allemands. Eh oui, il n’y a pas eu que les Juifs ou les gitans (deux autres films viennent de sortir là-dessus, à voir certainement aussi). Mais on n’a pas beaucoup parlé de la déportation homosexuelle. La honte est en effet venue se greffer là-dessus. Mais se taire, est-ce une solution ? En parler ne fut pas mieux pour le vieil homme, car il avait fait l’aveu à son fils aîné, et celui-ci l’a non seulement haï, mais lui a interdit d’en parler à qui que ce soit. Et le jour de l’enterrement, Frédéric était parti en Alsace pour essayer de se faire reconnaître comme déporté : mais quand il en donne la raison, la fonctionnaire lui répond qu’elle ne peut pas, il n’y a pas, dans le dossier, de case "homosexuel" à cocher.



         Ainsi donc le surgissement de la vérité ne résoud rien. Car les conséquences sont alourdies par le poids de la honte, justement. Il y a les non-dits, la souffrance (celle de la femme aussi, mais qui a accepté la situation, par amour malgré tout, par générosité). Didier Eribon le souligne : « N‘y avait-il pas conflit, pour tous ceux qui durent cacher aux autres et souvent se taire à eux-mêmes leurs désirs, leurs émotions, leurs fantasmes… entre ce qu‘ils éprouvaient, ce qu‘ils étaient, et les structures hétérosexuelles de la famille, du monde social dans lequel ils devaient vivre, la violence omniprésente de la normalité ? » Oui, il y a une violence de la société qu'on mesure mal.

         Je peux avouer maintenant que j’ai eu un peu honte de ma famille, dans laquelle je n’ai jamais fait venir un copain quand j’étais adolescent. Le seul qui est venu, Claude G., venait en fait en amoureux transi de l’aînée de mes sœurs, qu’il se contentait de contempler sans lui dire un mot avant de repartir (il faisait le trajet à vélo, en plein hiver !). Il m’a fallu devenir adulte, être à deux doigts de la mort, pour me rendre compte de l’absurdité de mon comportement. Je venais du prolétariat, je me voulais prolétaire, je détestais la bourgeoisie (mais il m‘a fallu le voyage au Maroc dans la famille de mon amie d'alors pour découvrir à quel point la bourgeoisie pouvait être haïssable encore plus que je le croyais, le nœud de vipères, comme disait Mauriac), et cependant j’avais honte de mes parents ! J’ai fort heureusement changé.

        Et, pour en revenir à la Guadeloupe (une prochaine page uniquement consacrée à la Guadeloupe bientôt), j’avais été frappé, lors de mon séjour de 1981 à 1984, par le fait que certains Guadeloupéens semblaient avoir honte de leur couleur de peau. Eh oui, dans un monde dominé par les blancs, ce n’est pas facile d’être noir. De plus, le souvenir de l’esclavage, et de la honte qui s’y rattache, était toujours présent. Comme l’a écrit Tocqueville (dans De la démocratie en Amérique), « le souvenir de l’esclavage déshonore la race et la race perpétue le souvenir de l’esclavage. » Quand on a saisi ça, on comprend mieux. Et il n’est pas si facile d’en sortir. Dans son très beau livre, La tache, Philip Roth écrit : « Chaque fois qu’on a affaire à un Blanc, il a beau avoir les meilleurs intentions du monde, il tient notre infériorité intellectuelle pour acquise. D’une façon ou d’une autre, du moins par l’expression de son visage, le son de sa voix, son agacement et même le contraire, c’est-à-dire sa patience, ses prodigieux efforts d’humanité, il vous parle toujours comme si vous étiez un demeuré, il est toujours ébahi que vous ne le soyez pas. » Ainsi, il n’est pas déshonorant d’être noir, mais le déshonneur de l’esclavage perdure dans le temps.



          De la même façon, il n’est pas déshonorant d’être fils de prolétaire et d’aller à l’université (nous étions rares alors), mais de se sentir dominé par les descendants de la bourgeoisie m’a toujours mis mal à l’aise, quand j’ai été amené à fréquenter les "gens" hauts placés qui, eux, savaient manger et boire, pratiquer l’humour et le mépris, le ski, la voile et le tennis, connaissaient la musique classique et les musées, avaient beaucoup voyagé, et me faisaient comprendre à quel point j’étais un minus. Et j’ai souvent eu honte. Il n’est pas non plus déshonorant d’être homosexuel, mais il y a le regard de l’autre. Et on s’aperçoit qu’on est toujours dans des relations dominant/dominé (bourgeois/prolétaire, blanc/noir, hétérosexuel/homosexuel, sans parler du cumul homme/femme), et que ce type de relation produit, à un moment ou à un autre, la honte. Il suffit, peut-être, d’être soi-même, de ne pas laisser agir les lois de l'imitation et de la peur dont parle Gide, et la honte disparaît.

         On a honte aussi d’aimer bien plus jeune que soi ; mon cher Romain Rolland l’a bien exposé dans Jean-Christophe, La nouvelle journée : « Un vieux cœur qui s‘éprend d‘un jeune être éprouve une pudeur à lui témoigner le besoin qu‘il a de lui ; il sait bien que celui qui est jeune n‘a pas le même besoin : la partie n‘est pas égale. »

          Quand donc, bon Dieu, la partie sera-t-elle enfin égale ?



mardi 16 mars 2010

16 mars 2010 : de la librairie


J‘ai toujours aimé avoir peur. C‘est la seule façon de savoir à qui et à quoi on tient essentiellement.
(Michel Candie, Marie Read, femme pirate)


Aujourd'hui, vient d'ouvrir à Poitiers une nouvelle librairie, La Belle aventure, prolongation pour adultes de la première Belle aventure, librairie consacrée aux enfants et adolescents. Quel courage de se lancer en 2010 dans un commerce aussi exigeant et aussi peu rémunérateur ! N'oublions pas que nous revenons de loin, et j'ai envie de paraphraser Bossuet : nous étions entrés dans la « nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle » : la librairie se meurt ! La librairie est morte !

Tant il est vrai que la librairie a bien failli mourir. La libération du prix du livre, vers 1978 ou 79, je ne me souviens plus très bien (j'ai la mémoire qui flanche, moi aussi, et la flemme de regarder sur internet où soi-disant on trouve tout), si elle avait fait le bonheur de la FNAC, avait en effet assassiné un grand nombre de librairies indépendants. Et nous, les bibliothèques, nous ne savions plus à quel saint nous vouer, à quel prix acheter les livres, comment pouvait être calculée la remise. Comme les libraires, nous étions entrés dans un cercle de l'Enfer. Bien sûr, nous n'en mourrions pas, nous. Mais on se demandait quel était le gros malin qui, en haut lieu, avait eu cette idée superbe en apparence, et vénéneuse en réalité. Et j’ai eu peur, oui, peur (et ce n’est pas de ces peurs délicieuses qui nous font frissonner) que les livres disparaissent, et je me suis rendu compte à quel point je tenais à la librairie.

Heureusement, en 1981 (année heureuse s'il en fut, puisqu'entre autres hauts faits, on abolissait la peine de mort, et on achevait – enfin – de couvrir la France de bibliothèques départementales), la loi Lang sur le prix unique du livre, qui imposait un plafonnement de 5% de remise aux individus, corrigée par la suite par le plafonnement des remises aux collectivités, a permis aux librairies qui n'avaient pas crevé dans les deux années qui précédaient, de souffler, de survivre, puis de se lancer dans la modernisation qui était nécessaire aussi. Et aujourd'hui, si certaines grandes surfaces font 5% de remise sur tous les livres, ce n'est plus le cas de toutes, car même la FNAC s'est aperçue que la marge était bien faible, et seuls les titulaires d'une carte FNAC peuvent bénéficier de cette sacro-sainte remise. Exactement ce que faisaient et continuent à faire aussi les libraires ordinaires à leurs clients réguliers.

Mon rapport à la librairie est constant. À vrai dire, c'est quasiment le seul commerce qui m'attire. Dans tous les lieux où je vais, je dois certes aller acheter de quoi manger (épiceries, boulangeries, marchands ambulants, marchés, aller au restaurant), trouver un lieu où crécher (chambre d'hôte, gîte, auberge de jeunesse – mais oui, je ne suis pas si vieux, on veut bien encore de moi ! – auberge, hôtel, chez des amis, la famille, sur un cargo même), mais en fait seuls les lieux où l'on trouve des livres ont pour moi de l'attrait. Donc ça peut être dans des bibliothèques (ainsi sur les deux cargos, mais aussi partout où je vais : ainsi, en Guadeloupe dernièrement, j'ai revisité les lieux de mes méfaits anciens, et à Paris, avant de prendre le cargo, j'ai fait un saut à la Bibliothèque des Littératures Policières, la bien-nommée et bien-aimée Bilipo, où j'ai revu avec grand plaisir Alain Regnault et Michèle Witta, avec qui j'ai participé au club de lecture à la fin des années 80 et au début des années 90, qui a donné naissance aux revues Les crimes du trimestre puis Les crimes de l'année, auxquelles j'ai participé, la Bilipo qui présentait une passionnante exposition sur Dashiell Hammett, le père du roman noir) ou dans des librairies que je trouve mon bonheur...

Je n'oublie pas d'ailleurs qu'autrefois librairie signifiait bibliothèque, et quand Montaigne parle de sa librairie, il parle de ses propres livres. Notons qu'à son époque, l'imprimeur était à la fois éditeur et libraire au sens moderne de ces mots. Ce sont eux qui commandaient et achetaient les manuscrits aux auteurs, qui les imprimaient et les vendaient dans leurs boutiques ou dans les foires commerciales. La séparation de ces trois états ne s'est vraiment faite qu'au XIXème siècle. On peut même dire que c'est Napoléon qui a fixé les règles modernes de ce métier par un décret de 1810, suivi de la création de la Bibliographie de la France. Le métier n'a cependant jamais été facile : concurrence sauvage des colporteurs et de la vente directe par les éditeurs (notamment pour les romans-feuilletons, vendus directement par fascicules), des clubs de livres et de la vente par correspondance, des systèmes de prêt, payant (cabinets de lecture) ou gratuit (bibliothèques), puis plus récemment des grandes surfaces (pour qui le livre n'est qu'un produit comme les autres, et qui ont enlevé aux "petits" libraires les livres de rotation rapide et de vente facile, comme par exemple le Petit Larousse) et des grandes chaînes culturelles (FNAC, Virgin, Cultura, etc.).

Devant les menaces qui pèsent sur la librairie, les pouvoirs publics ont réagi, notamment à l'échelon des régions, qui soutiennent la librairie indépendante, lui décernent un label et l'aident à se moderniser. Saluons le Poitou-Charentes, qui, en ce domaine, est en pointe : le label "Librairie Indépendante Régionale d'Excellence" (LIRE) permet aux librairies labellisées d'être aidées. Pour cela, elles doivent entrer dans le critère suivant : « Entreprises de librairie indépendante enregistrées au registre du commerce dans la rubrique 4761Z en tant que : commerce de détail de livres en magasin spécialisé, dont l'activité principale est la vente de livres neufs ; le capital ou l'enseigne est indépendant de toute chaîne ou groupe financier ainsi que de toute centrale d'achat ; l'actionnaire majoritaire est impliqué personnellement dans le fonctionnement et le financement du point de vente. » La Belle aventure se situe tout à fait parmi ces librairies d'excellence. Il suffisait d'entrer dans le magasin pour la jeunesse, et on était ébloui par l'agencement, le choix des livres (j'y ai même dégotté quelques livres judicieux pour adultes !), la connaissance du fonds par les employées.

La librairie adulte (en face, dans la même rue piétonne) est d'abord une belle réussite de décoration. Un lieu qui certes peut paraître austère, avec ses rayonnages noirs (mais les livres ne colorent-ils pas ?), mais rendu vivant par un canapé rouge – on peut donc s'asseoir et lire un peu sur place –, par un très beau meuble de bois sculpté sur lequel trône la caisse, et le rayonnement des employés – deux hommes ici – et de la patronne. Quant au fonds... Je n'ai pas eu le temps de l'examiner intégralement, bien entendu, mais le peu que j'en ai vu me montre qu'il n'y a pas un livre inintéressant ! Et des découvertes innombrables à faire. D'ailleurs, pourquoi aller en librairie si c'est pour acheter un titre que l'on connaît déjà ? Neuf fois sur dix, il n'y sera pas, et il faudra le commander. Non, on doit aller en librairie pour fureter, farfouiller, fouiner (que j‘aime ces trois verbes en f), et trouver ce que l'on ne cherchait pas ! C'est d'ailleurs aussi comme ça qu'il faut procéder en bibliothèque, où le livre que l'on cherche a de fortes chances d'être déjà emprunté. Cela condamne-t-il les bibliothèques ? Non. Eh bien, c'est pareil en librairie.

Il faut y aller l'esprit vacant, ouvert à toutes les infinies possibilités qui se présentent, et il serait étonnant que, parmi les polars et la SF qui encadrent l'entrée du magasin, la littérature française et étrangère, les livres d'art et la poésie (pièce du fond, derrière la grande arche, et là, des chaises permettent de regarder, de méditer, de compulser), les livres de sciences humaines (pièce de gauche), ceux qui sont en rayonnages ou ceux qui sont sur les tables, ceux conseillés par les libraires, il serait étonnant, dis-je, qu'un vrai lecteur ne fasse pas une découverte capitale pour lui. J'ai repéré, le peu de temps que je suis resté en ce jour d'ouverture, plein de livres pour le cyclo-lecteur, dont un Ubu cycliste d'Alfred Jarry : on aurait dit qu'il m'attendait, pédalant déjà pour moi sur les pages blanches ! Et on peut les ouvrir, les palper, les humer, découvrir le papier, la typographie, voir la table des matières, lire des passages, se faire sa propre idée : essayez ça sur internet ! Et ici, avec les autres clients, amateurs, nous n’avons pas l’impression d’être « séparés les uns des autres par un autre vide indéfinissable et plus difficile à franchir, un vide qui émanait peut-être de chacun », ce vide qu’évoque Simenon dans Trois chambres à Manhattan, car nous savons tous combien à quel point le livre sert de lien, nous remplit, comble les vides, et, loin de séparer, réunit au contraire.



Il y a trente-sept ans, j'avais créé , donné le jour à une bibliothèque, dans laquelle je suis revenu d'ailleurs en 2008, et je peux dire que j'ai été très satisfait du devenir de mon bébé : il avait grandi, s'était affermi, avait pris des proportions d'adulte, et de très belles proportions. j’avais quitté un galet de silex taillé et je retrouvais le David de Michel Ange. Il y a quinze ans, j'ai très modestement apporté ma participation à la création de La Belle aventure, devenue aussi belle et ferme que la Victoire de Samothrace. Je suis content d'avoir participé encore, tout aussi modestement, au démarrage de la librairie bis. Et de l'avoir baptisée aujourd'hui en y faisant mes premiers achats.

Bravo, Christine, pour ce magnifique lancement. Avec toi, je comprends ce que Charles Juliet a écrit pour montrer ce que doit être la vie, notre vie, qui, je le rappelle, est unique : « Qui es-tu ? Que fais-tu de ta vie ? Comment te comportes-tu ? Pourquoi te laisser entraver par la peur ? Pourquoi t‘empêches-tu de vivre ? Abats les murs derrière lesquels tu te blottis. Et avance. Avance. Crée toi-même la lumière dont tu as besoin. » Et s’il y a bien un lieu qui crée de la lumière, c’est une vraie librairie…


lundi 15 mars 2010

15 mars 2010 : votation


Chaque matin est le pire, pensa-t-il. Sans exception. En tout cas quand on se réveille à cinq heures sans pouvoir se rendormir.
(Henning Mankell, La muraille invisible)


Décidément, les jours se suivent et se ressemblent, et le réveil en fanfare, inauguré pour moi avec la naissance de Mathieu (même si j’ai toujours été plutôt un lève-tôt, surtout en vacances, pour profiter au mieux de la longueur des jours, et comme maintenant je suis en vacances perpétuelles…), et me voici encore debout de bonne heure, à apprécier la fraîcheur de la température (14°4 dans la cuisine, le chauffage s’arrêtant pendant la nuit), le chant des oiseaux dans le jardin, à deviner le gel dans l’aube encore à naître, et à méditer sur le droit de vote.

Car j’ai bien dit hier en allant voter qu’on n’en a plus guère envie, et on m’a répondu :
- C’est le seul droit qui nous reste.
Sans doute, sans doute. Mais c’est aussi le droit d’abdiquer, de laisser aux plus ambitieux, aux plus arrivistes, aux plus féroces, aux plus menteurs, aux plus cupides, aux plus capricieux, aux plus ambigus, aux plus bas, aux plus infâmes, aux plus agressifs, et parfois aux plus sanguinaires ou aux plus salauds le droit de nous diriger : n’est-ce pas par les élections qu’Hitler est arrivé au pouvoir ? Et le film que j’ai vu hier, The ghost writer, de Polanski, m’a fait froid dans le dos. La description du monde des hommes politiques qu’il propose me semble absolument proche de la réalité, et terrifiante. Comment quelqu’un de sain, de juste, d’un tant soit peu "innocent", peut-il se lancer dans cette arène ?



Le pouvoir corrompt, c’est un cliché, une banalité de le dire, mais non seulement il corrompt l’élu, mais il corrompt tout son entourage, où l’on se pousse du col pour être au plus près du sommet, et pourquoi pas, devenir calife à la place du calife. Et, ce qui est plus triste, c’est que, du côté de ceux qui ne veulent pas entrer dans le jeu, il n’est pas d’autre choix que la docilité et la soumission. Bien sûr, c’est encore plus flagrant dans les régimes totalitaires : « La tristesse, le dégoût, le pressentiment de sa docilité l‘envahirent. Il sentit sur lui le souffle tendre du grand État et il n‘avait pas la force de se jeter dans les ténèbres glacées. Il n‘avait plus de force du tout. Ce n‘était pas la peur qui le paralysait, c‘était autre chose, un sentiment terrifiant de soumission », écrit Vassili Grossman dans Vie et destin.

Il existe bien un autre choix, celui de la révolte. Car « se fier à un perfide, c’est lui donner les moyens de nuire » (Sénèque, Œdipe). J’ai bien côtoyé, au cours de ma carrière, les allées du pouvoir : j’en ai vu des préfets, des présidents de conseils généraux, des directeurs généraux de service, des inspecteurs généraux, des chefs d’entreprise, des hauts fonctionnaires, des responsables associatifs. Je les ai observés. Ils jouent leur rôle dans la comédie humaine, ou plutôt dans la comédie inhumaine qui n‘est autre que la tragédie humaine. Et quand je lis Ruth Klüger, Primo Levi , Imre Kertész , Varlam Chalamov ou Vassili Grossman, je ne suis pas surpris de voir avec quelle facilité l‘homme peut se transformer en bourreau : c‘est qu‘on lui a donné une parcelle de pouvoir.

Un de mes compagnons de voyage, qui savait de quoi il parlait (il a longtemps vécu en Afrique), nous a dit, je cite de mémoire ;
- Ça ne sert à rien, d’avoir le pouvoir, si on ne peut pas en abuser. Et crois-moi, quand on l’a, on en abuse !
Et Dieu sait si on en abuse du pouvoir , à tous les échelons des diverses hiérarchies humaines : les parents sur les enfants (puis à la fin de la vie, les enfants prennent parfois leur revanche sur les parents vieillissants en les parquant en maisons de retraite, ou en les infantilisant), les grands sur les petits, les forts sur les faibles, les riches sur les pauvres, les hommes sur les femmes (mais c’est parfois l’inverse), les militaires et les policiers sur les civils, les enseignants sur les élèves (quoique aujourd’hui ce serait plutôt le contraire), les intellectuels sur les manuels (et l’inverse existe aussi, ce mépris pour les intellos qui gangrène la télévision par exemple), les "croyants" sur les infidèles (ou l’inverse, comme a vu avec les dictatures athées), les natifs sur les immigrants, les blancs sur les noirs (car, comme le rappelle Alain Finkielkraut : « Qu‘elle soit assumée ou honteuse, la négritude reste inoubliable alors que les Blancs sont libres d‘accorder ou non de l‘importance à leur couleur de peau. Un visage noir est noir avant d‘être visage. Un visage pâle est d‘abord visage. »), les "normatifs" (ceux qui se croient normaux) sur les déviants sexuels (on m’a encore parlé récemment d’un père qui a fait placer sa fille en psychiatrie pour la "guérir" de son homosexualité), les médecins sur les malades et parfois les malades sur les bien-portants, etc. : l’abus de pouvoir est partout, constant, généralisé.

Parce que, de notre belle devise Liberté, Égalité, Fraternité, seul le premier terme est utilisé quand on a du pouvoir : et c’est la liberté d’écraser l’autre, à tous les niveaux. Pour ma part, j’ai toujours privilégié le troisième terme, puis mis en second le deuxième, et j’exerce ma liberté dans ce cadre : être fraternel, et rechercher l’égalité qui, je le sais bien, n’existe pas vraiment, mais vers laquelle on peut tendre. Car, s’il ne dépend pas de nous de naître grand ou petit, beau ou laid, blanc ou noir, garçon ou fille, dans une famille richissime ou dans la plus grande pauvreté, nous avons le choix d’être amical, de ne pas écraser notre prochain, enfant, conjoint, père et mère, camarade de classe ou de jeu, professeur, collègue de travail, nous pouvons faire le choix d’aimer (tout en étant, comme l’écrit Camus, « conscient du malheur que l‘amour et le désir s‘expriment de la même façon », en tout cas sur le plan sexuel) et d’aimer dans l’égalité, sans abus de pouvoir ni d’un côté ni de l’autre. C’est là la vraie liberté. Difficile, je le concède. Car nous laissons ainsi les autres libres, ils ne sont pas en notre pouvoir. Mais ça présente un avantage non négligeable : si, par malheur, ils nous quittent (éloignement, maladie, décès, abandon), nous acceptons plus aisément leur départ et n’en souffrons que modérément.

Je lis chez Sénèque, dans De la tranquillité de l’âme : « Habituons-nous à éloigner de nous le luxe ; mesurons les objets à leur utilité, non à leur belle apparence. Que notre nourriture apaise notre faim, et notre boisson, notre soif ; que notre penchant sexuel se satisfasse autant qu‘il est nécessaire. » Voilà qui superficiellement nous éloigne de notre propos. Mais que non ! Le pouvoir conduit celui qui le possède à rechercher plus que le nécessaire, à être en représentation (l’apparence), à se vautrer en fin de compte dans le luxe : ainsi qu’il est dit dans The ghost writer, arrivé au sommet, on ne sait plus ce que c’est que payer quelque chose, on est sans cesse accompagné, vêtu, logé. On ne sait plus ce que c’est (si on l’a jamais su, et j’en doute à voir la tronche des candidats/es) que gagner sa vie, prendre le métro, avoir une fin de mois difficile, risquer le chômage. En fait, on n’est plus libre, et c’est pourquoi on empêche autant qu’on peut les autres de l’être en abusant de ce pouvoir.

Allons ! je ne vais refaire le monde, bien que parfois je me prenne pour Dieu. Je préfère continuer mon voyage intérieur : au fond, on a assez à faire avec la découverte de soi, sans vouloir se consacrer au soi-disant bien public. Montaigne, encore : « mais que dire de cette belle déclaration selon laquelle nous ne sommes pas nés pour notre intérêt personnel, mais pour le bien public, sinon qu’elle cache l’ambition et la cupidité ? » Le vrai intérêt personnel, nous dit aussi Montaigne, c’est de « bien mourir. »

Montaigne, toujours : « en ce déclin qui nous rend inutile, déplaisant et ennuyeux pour les autres, il faut se garder d’être à soi-même ennuyeux, déplaisant et inutile. » J’en suis là. Et certes, je sais que si je me lançais dans la vie publique, je totaliserais vite ces trois défauts. Aussi vais-je bien me garder désormais de prendre des charges qui ne me conviennent plus, et qui, peut-être, ne m’ont jamais convenu, vu mon absence, que dis-je, ma haine du goût du pouvoir. Je n’ai pas été un "bon" directeur, vachard, injurieux, inconstant, capricieux et égoïste. Je me suis efforcé d’être humain.

Maintenant, je suis arrivé dans la "salle d’attente". J’ai trouvé cette magnifique expression dans la bouche d’un vieux Guadeloupéen, à la veille de sa mort, mais il paraît qu’il le disait depuis vingt ans au moins. Et, désormais, quand on me demandera comment je vais, je répondrai que je suis dans la "salle d’attente". Ce qui ne veut pas dire que mon voyage est tout à fait terminé. D’ailleurs, on ne s’améliore pas forcément en voyageant, puisque, selon le mot de Socrate, on « s’emmène avec soi. » Mais le vrai voyage, c’est celui dont parle Charles Juliet à propos de Cézanne : « Il est vrai aussi qu‘une aventure intérieure authentique ne peut se vivre que dans la retraite, la solitude. » Ne suis-je pas dans la retraite depuis déjà quatre ans ? Il me reste à apprivoiser la solitude, cette nouvelle solitude, qui n’est pas la même, et de loin, à soixante ans passés, qu’à vingt ou trente ans.

Les commentaires électoraux étant comme toujours d’une indigence absolue, je me suis rabattu hier au soir sur Didon et Énée, l’opéra de Purcell, un des rares opéras très brefs (une heure), que je me suis offert pour Noël et que je n’avais pas encore regardé. « Remember me », chante Didon mourante, abandonnée par Énée, à sa suivante Belinda. Très émouvant. Y a-t-il un seul de nos politiques qui pourrait nous émouvoir ainsi ? Ou même dont on aurait envie de se souvenir ?

jeudi 11 mars 2010

11 mars 2010 : au mouillage



Oui, dans un certain sens, là-bas, la vie était plus claire et plus simple.
(Imre Kertész, Être sans destin)


Depuis hier, nous sommes bloqués au large du Havre, au mouillage, comme ils disent, attendant qu‘un quai se libère. J’espérais pouvoir être à Paris dès hier au soir, mai c’est râpé. Le temps est beau cependant, la mer d’un vert élégant, avec une faible houle qui donne du roulis, et sur la crête des maigres vagues, une écume laiteuse. Il semble qu’il y ait des mouvements sociaux chez les dockers, les cargos ne sont plus déchargés aussi rapidement : ah ! On n’est pas en Chine, où il paraît que le spectacle du déchargement de cargos est à ne pas manquer. J’en profite donc pour rallonger mes réflexions et raconter une journée sur le navire.


Réveil variable entre cinq heures (si j’ai dormi d’affilée) et huit heures (si j’ai eu une coupure vers le milieu de la nuit). Rasage, toilette, douche (que je fais après le petit déjeuner si je ne me réveille qu’à huit heures), gymnastique du matin, puis je descends au pont B pour gagner le carré des officiers où nous attend le steward. Jus d’orange, lait, café, thé, pain, beurre, confiture, miel, croissant le dimanche, tel est notre menu matinal. Nous y restons environ trois quarts d’heure, évoquons notre vie de famille, de travail ou nos voyages ; enfin pour ce dernier point, c’est surtout la globe-trotteuse qui nous apprend à voyager, à ne pas s’encombrer de tout objet inutile. Elle n’emporte qu’un sac à dos (mains libres !), qui pèse huit kilos tout compris. Elle pèse chaque vêtement et objet qu’elle emporte, élimine tout superflu. Je mesure maintenant à quel point mes bagages étaient absurdes : tant de livres emportés (d’accord, j’en ai lu la majorité, en ai abandonné deux lus dans le précédent cargo, mais j‘aurais presque pu me contenter de la bibliothèque locale et des échanges avec les autres passagers, et n‘emporter qu‘une Pléiade par exemple, beaucoup de texte sous un faible poids et volume), tant de vêtements de rechange (je n’en ai pas utilisé la moitié ! En effet, on peut laver son linge au fur et à mesure, puisque nous bénéficions d’une machine à laver et d’un séchoir électrique), etc. Elle qui non seulement a fait le tour du monde (en quatre tronçons, cargo, train à travers les Etats-Unis, puis re-cargo, transsibérien), mais des croisières, d’autres traversées, et aussi des marches à pied (deux fois le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, les chemins de la Mancha, les Canaries), elle ne s’encombre pas. Observation du ciel et de la mer, en allant respirer l’air du large.

Retour dans la cabine, par l’extérieur sous les Tropiques, par l’intérieur dans la Manche, mise à jour du journal de bord (si ça n’a pas été fait à cinq heures du matin, et s’il y a quelque chose à dire), lecture, écriture, méditation. Puis balade sur le navire : en général, on commence par monter faire un petit tour sur la passerelle de commandement pour saluer les officiers de quart (ça change toutes les quatre heures : il peut y avoir le commandant, appelé familièrement le pacha, le singe ou le vieux, le second, les divers lieutenants, de pont, de sécurité, de machines ou polyvalent, ce dernier surnommé le yoyo, les élèves-officiers, surnommés zefs, car rapides comme le vent vu leur jeunesse), discuter de la route, voir où on en est, la météo (on jette un œil sur le baromètre, surnommé le sorcier), aller sur le pont à côté (pont G, le plus élevé, où on respire à plein l’air du large, et où on est décoiffé en un clin d’œil), puis descente en général par les escaliers extérieurs du château par bâbord ou tribord selon le vent dominant, jusqu’au pont dit supérieur (en fait le pont A, le plus bas), d’où l’on peut faire autant de fois qu’on veut le tour complet du cargo, saluer au passage les membres d’équipage rencontrés, soutiers, mécaniciens (le maître mécanicien est dit le chouff), électriciens (le maître électricien est surnommé le fusible), le bosco (maître d’équipage) et ses timoniers (marins de pont), en train de brosser, astiquer, nettoyer, repeindre (ça rouille tout le temps, et on gratte les taches de rouille, et on repeint), dérouler des cordages, vérifier mille choses. On peut s’arrêter à la poupe et observer le long sillage aux belles couleurs de vert ou de bleu veinés de blanc, ou bien s’arrêter à la proue sur le gaillard d’avant, partie surélevée, avec son observatoire situé à la pointe, où l’on monte par une petite échelle, et qui supporte un banc, où j’aimais à observer la mer, les nuages, les poissons volants des mers chaudes. Ce banc qui a été arraché et brisé par la tempête, comme a été tordue l’échelle qui permettait de vérifier sur l’avant l’arrimage des conteneurs.

En général, je faisais deux fois, voire trois fois le tour complet, avec divers arrêts, et au retour, vers onze heures, je pénètre dans le sas du pont A pour aller à la salle de sport, faire du vélo et des haltères (premier cargo), du rameur et des haltères (sur celui-ci) pendant vingt à trente minutes, histoire de me mettre en appétit. Du ping-pong aussi, du moins sur le premier cargo. Ici, pas de partenaire ! Retour à la cabine (pont E, donc quatre étages à monter, je n’ai que rarement pris l’ascenseur intérieur, préférant chaque fois que c’était possible, remonter par les escaliers extérieurs) pour m’étendre, bouquiner, lancer une lessive si nécessaire ou discuter avec un passager (s’il ou elle ne m’a pas accompagné dans ma balade circulaire), fureter dans la bibliothèque, aller voir mes mails sur l’ordinateur qui nous est alloué.

Midi et quart : nous redescendons au carré pour le repas de midi. Les repas sont bons, j’en suis quitte pour rapporter à Poitiers les biscuits (encombrants), et les plaques de chocolat que j’avais pris en réserve. Ils sont même trop copieux, trop riches, pour des sédentaires comme nous : encore ai-je été de loin, à l’aller comme au retour, le passager qui faisait le plus d’exercice. Et, étrangement, j’ai été (avec la globe-trotteuse, habituée à un certain ascétisme de la marche à pied) celui qui mangeais le moins, ne finissant que rarement le plat principal : en général, j’avais comblé ma faim avec les entrées. Et il y avait encore le plateau de fromages et un dessert (souvent gâteau le midi et fruits le soir) ! De quoi engraisser !

Nous remontions au pont E pour prendre le café au salon des passagers. Discutions un peu de tout, c’est là que j’ai appris comment voyager avec Annick, la globe-trotteuse, elle nous a même prêté sa liste de ce qu’elle emporte dans son sac pour qu’on la photocopie. J’ai noté qu’elle avait comme moi un note-book, c’est-à-dire un ultra-portable (sur le cargo, pas quand elle fait de la marche, elle se contente d’un carnet, plus léger). Et, le plus souvent, chacun regagne ses pénates vers quatorze heures pour siester (quand le bateau roule ou tangue beaucoup, on est de toute façon mieux allongé, et puis il faut digérer ces repas copieux !), bouquiner, écrire, songer. Éventuellement, par beau temps chaud, chaise-longue sur le pont extérieur à côté de la piscine, que je n’aurai vu remplie que deux jours à l’aller (les derniers) et au retour (les premiers). Vers seize heures, nouvelle promenade générale identique à celle du matin. Deuxième séance de sport pour moi. Cinéma en DVD pour d’autres (le Belge) ou pour moi si tempête (c’est là que j’ai regardé La flûte enchantée). Vers dix-huit heures, passage à la passerelle pour les nouvelles, ou au bar des matelots pour l’apéro (voyage aller seulement, ici ils ne boivent pas !). Et à dix-neuf heures, deuxième repas (tenir compte du décalage horaire qui se faisait dans la nuit à l’aller, dans l’après-midi au retour, ce qui fait que j’ai eu rarement faim le soir, ayant perdu une heure, les repas étaient trop rapprochés).

Soirée au salon en général, avec projection d’un DVD. Comme ça, j’ai vu un certain nombre de navets que j’avais — heureusement— ratés au cinéma, mais ça remet les idées en place, et quand même quelques bons films, surtout à l’aller. Vers vingt-deux heures, chacun rejoint sa cabine, parfois après avoir fait un nouveau tour sur la passerelle, plongée dans le noir complet. En effet, ça peut sembler étrange, mais les officiers de quart ont besoin de ne pas être éblouis par les lumières pour regarder les écrans et leur route: en fait tout est automatisé, mais parfois il faut redresser la route, quand un coup de mer dévie légèrement le cargo. Même nous, deux étages plus bas, nous devions obturer nos sabords (qui s’appellent hublots quand ils sont ronds, mais ici ils sont rectangulaires) pour ne pas les gêner. Au bout de quelques instants, on s’habitue à l’obscurité, et on commence à voir… En redescendant, j’ai pris l’habitude de jeter un œil sur mes mails au pont E.

Gymnastique du soir, puis au lit (étroit à l‘aller, double au retour). Lectures du soir. On ne dort pas excellemment sur un cargo. Vibrations du navire, roulis, bruits divers, qui gênent, même avec des bouchons dans les oreilles. Il ne m’est arrivé que deux ou trois fois de faire des nuits complètes, et ces fois-là parce que j’avais pris un cachet de tranquillisant. Bof, rien de grave, puisque même à Poitiers je ne dors guère mieux, et au moins ici j’ai eu du nouveau, de l’inédit, du surprenant. Toutefois, quand je dormais, j’ai pu vérifier la valeur absolue de la phrase d’Imre Kertész, : « Mais le sommeil est quand même profond et il fait tout oublier : c’est l’âge d’or. »

Comme vous voyez, pas le temps de s’ennuyer ; le temps garde sa densité, on se sent malgré tout un peu enfermé, d’où mes vagabondages nombreux. Je pense que c’est moi que l’équipage a de loin vu le plus souvent, je les connais tous. Les Roumains parlent plus ou moins le français, à peu près comme moi je parle anglais.

Il est onze heures, j’aperçois la côte normande au sud de l’estuaire, et de nombreux autres bateaux au mouillage, qui attendent aussi. Je vais aller voir sur la passerelle ce qui se passe, si nous allons enfin bouger : vingt-quatre heures d’immobilité (avec un faible roulis dû à la houle), c’est surprenant, après avoir bougé sans cesse. Et puis faire mon sport, et retrouver mes amis du bord pour appliquer la phrase de Montaigne : « Je ne sais rien faire de mieux que de pratiquer l‘amitié »(Les Essais, Livre I, 9.3)
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Même si nous sommes tous trois comme les personnages de ce dialogue de Joseph Conrad dans La ligne d‘ombre : « Mais le drôle me paraît un peu toqué. Il faut qu‘il le soit.— Ma foi ! Je crois bien que nous le sommes tous un peu ici-bas… »