mardi 31 mars 2020

31 mars 2020 : la Palestine encore...



Car nous ne devons jamais oublier non plus que les pires saloperies se sont faites, se font et se feront toujours au nom du « bien ». Le « bien » est un habit, un masque, une raison, jamais une excuse. Le « bien » est confortable. À mesure de la marche de l’humanité, c’est toujours pour le « bien » que d’immenses tas de cadavres assassinés ont été abandonnés derrière elle.
(Serge Rezvani, Ultime amour, Les Belles lettres, 2012)


J’ai rencontré Hubert Haddad lors d’un mémorable séance de rencontre d’écrivain à la Maison d’arrêt de Poitiers en 2004. Il avait subjugué les détenus par sa force tranquille, son regard franc et sa capacité à trouver le langage qui convenait. j’avais lu, bien sûr, comme chaque fois, quelques livres de lui avant la rencontre : romans, nouvelles et poèmes. Car cet écrivain, né en Tunisie, a touché tous les genres, et publié aussi du théâtre et des essais. Mais il n’avait pas encore publié le roman que je viens de lire, Palestine. Peut-être que, sans ce confinement, le livre serait resté sur mes rayonnages, car j’en ai un si grand nombre à lire. Mais, puisque je suis bigrement intéressé par le sujet (voir mon blog du 21 novembre dernier), je ne pouvais rester plus longtemps à contempler ce livre derrière la glissière vitrée de ma bibliothèque. Car notre confinement n’est rien par rapport à celui que les Palestiniens sont obligés de supporter chaque jour depuis plus de cinquante ans, tant en Cisjordanie que dans la bande de Gaza, véritable camp de concentration humaine à ciel ouvert, entouré de barbelés, surveillé par des tours de contrôle et des drones, régulièrement bombardé et détruit. 

édition originale, 2007
 
Hubert Haddad prend cette fois pour sujet la Cisjordanie occupée et de plus en plus colonisée de façon illégale (les colons armés et impitoyables se considérent chez eux), sous contrôle israélien drastique (barrages, check points, humiliations perpétuelles, arrestations, destructions de maisons, arrachages d’oliviers, etc., notre contrôle policier actuel n’est que de la « petite bière » à côté, sauf dans nos banlieues dites « sensibles » où l’arbitraire est la règle), tout près du fameux mur. Cham, très jeune soldat israélien, pris dans une embuscade et blessé, a été transporté par un commando palestinien qui aurait voulu en faire une monnaie d'échange. Mais voilà, le jeune homme se remet difficilement de sa blessure et ne se souvient de rien. Il finit par échouer chez une vieille Palestinienne aveugle, Asmahane, qui vit avec sa fille Falastin. Toutes deux le soignent avec dévouement, d’autant qu’elles retrouvent en lui une ressemblance avec leur fils et frère Nessim, sans doute prisonnier ou tué et dont elles n’ont plus aucune nouvelle.
Cham, l’Israélien, devenu le Palestinien Nessim, va découvrir de l’intérieur et avec horreur les vexations humiliantes ("C’est comme ça dans les territoires, quiconque est appréhendé, serait-ce pour avoir enfreint le couvre-feu, est fiché par les services de renseignement..."), les brimades et tueries haineuses et pas toujours fondées ("Nous voilà en zone libre, ironisa-t-il, un œil sur les snipers. Mieux vaut s’écarter. c’est assez banal qu’une balle blesse ou tue quelqu’un par ici, une femme, un enfant… Avec les regrets garantis de Tsahal et les cris de joie des colons"), la terreur militaire que les occupants (et les colons) font subir aux Palestiniens ("Des enfants tombent fréquemment sous les balles des soldats, les bavures se multiplient en pleine illégalité, malgré les ordres et les sanctions prévus par la Cour suprême. On croirait que les recrues n’obéissent qu’aux colons et aux pires activistes de l’état-major"), ce qui engendre désespoir et haine en retour et alimente le terrorisme ("L’idée, c’est de se faire éclater dans un bus ou dans un marché, poursuivit Omar. Je sais où trouver les ceintures d’explosifs. Il ne faut pas regretter cette vie d’opprimé"). Le jeune homme tombe amoureux de sa sœur (?) Falastin, jeune fille rendue anorexique par sa situation. La maison d’ Asmahane finit par être broyée par les bulldozers. Cham-Nessim rencontre Omar, un jeune Palestinien engagé sur la voie du martyre et se laisse convaincre à son tour d’utiliser la fameuse ceinture d’explosifs, l’arme du pauvre. Dans ce récit sans schématisme, Haddad fait comprendre la nature de ce qu’on a coutume d’appeler le conflit israélo-palestinien, un conflit inégal (l’armée la plus puissante du monde contre une population démunie) qui déshumanise et broie tous les êtres, rendus hostiles par une situation qu’ils ne peuvent maîtriser. Il nous promène dans la conscience d’un homme coupé en deux et ne sachant plus où il en est.

réédition en Livre de poche, 2009

Le plus beau personnage est peut-être le jeune adolescent infirme et devenu mendiant (pour avoir reçu des balles dans les jambes) qui partage son pain avec Cham-Nessim affamé et qui lui dit : "Si je ne m’occupe pas de moi, qui s’en chargera ? Et si je ne m’occupe pas de moi, qui suis-je ?"
Ce roman permet au lecteur de prendre la mesure du drame qui se joue là-bas depuis plus de cinquante ans et l’occupation-colonisation de la Cisjordanie : pour un Palestinien, "Rien, aucune loi humaine, ne l’obligeait à subir indéfiniment les barrages et les fouilles, les confiscations et les destructions, les outrages divers, toutes les mortifications d’une soldatesque arrogante traquant le terroriste jusque dans les cercueils". Car une des scènes impressionnantes du livre montre un convoi funéraire arrêté pour un contrôle, tout le monde doit sortir du taxi, même le cercueil du mort que les soldats ouvrent avec un pied de biche au cas où ça dissimulerait un terroriste ; même les morts ne sont pas respectés !

réédition en Folio, 2015

Paru en 2007, ce roman n’a rien perdu de son actualité, sauf que la situation des Palestiniens a largement empiré depuis, et que ça n’est pas près de s’arranger. Et le confinement imposé là-bas va faire de gros dégâts...


lundi 30 mars 2020

30 mars 2020 : électrochoc


« Si je ne m’occupe pas de moi, qui s’en chargera ? poursuivit le jeune mendiant. Et si je ne m’occupe pas de moi, qui suis-je ? »
(Hubert Haddad, Palestine, Zulma, 2007)

 
Karak : dessin publié sur son blog 
http://karak.over-blog.com/

Quand on subit un grand malheur, et qu’on est proche du côté de la Mort (parfois même on y est déjà), il faut un électrochoc pour nous ramener du côté de la vie, il faut accepter la générosité du prochain, l’amitié, le partage, la solidarité des autres, il faut se baigner dans cette "eau vive que l’on entend avec la régularité assourdie d’un battement de cœur", nous dit Rezvani dans le final de son Ultime amour. J’ai moi-même frôlé de très près la mort lors de ma perforation d’estomac en novembre 1968, à la suite de quoi j’ai subi le confinement de neuf semaines d’hôpital jusqu’au début février 1969, sublimement entouré par le personnel soignant et divers membres de ma famille qui venaient me voir à tour de rôle (dans mon souvenir, ma mère venait chaque jour).
À mon retour, affaibli, mais guéri, j’ai encore passé environ deux mois de convalescence chez les miens, entourant à mon tour de mon affection mes petites sœurs, ma mère et ma grand-mère maternelle diminuée par une attaque cérébrale (comme on disait à l’époque, avc aujourd’hui) qui l’avait saisie d’effroi un mois environ après mon admission à l’hosto (et ma mère s’était alors coupée en deux, un jour pour moi, un jour pour elle). D’une certaine manière, ce fut un électrochoc salutaire pour moi ; je suis sorti de mon introversion adolescente pour m’occuper des autres, tant il est vrai que comme nous disait ma grand-mère dans notre enfance, « quand on s’occupe des autres, on s’occupe de soi ». Idée qui a guidé ma vie par la suite, qui est même devenu ma ligne directrice, mon chemin, ma vérité, ma vie. Ça m’a transformé. J’avais eu mon « électrochoc ».
Dans les années 70, j’ai développé mes liens amicaux, mes relations sociales, ma découverte du monde et, en fin de compte, j’étais prêt à la rencontre en 1978 de Claire qui fut pour moi un deuxième électrochoc : jusque-là, mes amours avaient été des échecs plus ou moins cinglants. Et mon effort de résilience de 1969 m’a été très utile pour soutenir les difficultés que j’ai rencontrées par la suite, notamment pour soutenir Claire jusqu’au bout dans sa lente descente aux enfers de l’horrible tumeur au cerveau, avec l’aide il est vrai, de quelques amis et de quelques membres de ma tribu. Mais quand elle a disparu, j’étais désemparé, et aidé de mon réseau d’amis, j’ai éprouvé de nouveau un « électrochoc » qui m’a permis de me lancer dans une vie nouvelle, d’écriture poétique, de festivalier de cinéma, de voyageur (en cargo, en autocar, à vélo...), d’hôte hospitalier et surtout d’amitiés et de rencontres parfois étonnantes et toujours passionnantes...
Je mesure les chances que j’ai eues dans ma vie : une famille aimante, un travail qui m’a plu toujours (et, dès que je commençais à en avoir fait le tour, je me faisais muter ou je changeais d’emploi dans la même ville), des enfants qui m’aiment (à cet égard, je suis comme le berger de Victor Hugo dans Le roi de Perse qui dit au roi : "Et j’ai mon fils que j’aime, et c’est pourquoi je chante", ce à quoi le roi, dont le jardin du palais "est plein d’hommes armés, de peur de sa famille", rétorque : "Il t’aime, dit le roi, pourtant il est ton fils"), une retraite confortable et une habitude aguerrie du confinement par mes longues années de célibat (j’ai quitté mes parents à 18 ans et ne me suis marié qu’à 33 ans) et de veuvage...

toujours Karak

Et surtout, surtout, je suis né après la guerre, et je n’ai connu nos guerres suivantes, les coloniales, que par ricochet. Quand je vois la situation désastreuse du Proche-Orient (Turquie/Syrie/Israël/Palestine/Yémen) ou dans d’autres lieux du monde, la situation actuelle dans les EHPAD, les résidences universitaires, les appartements surpeuplés d’HLM, les cellules de prison, les nombreux SDF, je suis amené à conclure que mon confinement est un isolement de privilégié. Je ne risque pas, quand je sors, de subir un tabassage en règle comme dans certaines zones (où il est vrai que c’est dans les habitudes policières) si je n’ai pas mon attestation de sortie ou si celle-ci n’est pas correctement remplie : on me demandera poliment (j’espère) de payer la fameuse amende. Jusqu’à présent, je n’ai d’ailleurs pas été contrôlé. Il est vrai que je n’ai pas dépassé le rayon de 1 km autour de chez moi. Pourtant le vélo me manque terriblement. Mais il faut, avant tout, savoir ne pas contaminer les autres.

dimanche 29 mars 2020

29 mars 2020 : la chanson du mois


Le spectacle d’un grand malheur n’est-il pas d’un réconfort inavouable ? Avouons-le !
(Serge Rezvani, Ultime amour, Les Belles lettres, 2012)


Dans "L'éclipse", Serge Rezvani racontait la maladie d'Alzheimer de sa femme Lula, morte en 2004, après une longue dégradation qui avait anéanti quasiment l'écrivain.

Ce nouvel opus, Ultime amour (Les Belles lettres, 2012), raconte son retour à la vie, alors qu'il se considérait comme un mort-vivant. C'est la rencontre de Marie-Josée Nat en 2005, l’actrice de Élise ou la vraie vie, qui va lui faire remonter la pente. Le livre est en effet une ode à sa nouvelle muse qui devient son épouse, qui l'aide à tirer un trait sur le récent passé destructeur, qui va aussi l'aider à se débarrasser des parasites qui, sous couvert d'avoir été les aides-soignants de Lula pendant ses dernières années, et après l'avoir largement dépouillé financièrement, cherchaient à s'accaparer son domaine des Maures, soutenus par deux voisines et une avocate perverses.
L'auteur revient ici longuement sur les dernières années de Lula, entremêlant les épisodes ténébreux d'Alzheimer avec le retour lumineux à la vie avec Marie-Jo, à la peinture, à l'écriture, à la musique aussi : le livre s’ouvre sur la chanson "Marie-Merveille" et se referme sur une autre chanson : "Je suis d'un autre monde".
C'est un livre d'amour, comme tous ceux que Rezvani a consacrés à Lula. C'est tout bonnement magnifique, bouleversant même, il faut le déguster lentement. C’est aussi un livre qui fait du bien à tous ceux et toutes celles qui ont la tentation de sombrer dans la dépression après un grand malheur (ou pourquoi pas, dans le confinement) : oui, on peut remonter la pente, à condition d’être ouvert au monde et à l'amour.

Marie-Merveille
 
J’ai cru ma vie finie
Bien avant toi ô Marie-Jo
J’ai cru fini l’amour
Très loin de toi ô Marie-Jo

Marie-Jo Marie-Jo Marie-Jo
Marie-Merveille
Toi qui vivait sans moi
Là-haut à Bonifacio
Marie-Jo Marie-Jo Marie-Jo
Marie-Merveille
Ton si beau sourire
À la proue de Bonifacio

Morte dans mes bras
Celle qui fut ma vie
J’ai tant souhaité mourir
Avant que tu viennes à moi

Marie-Jo Marie-Jo Marie-Jo
Marie-Merveille
Comment aurais-je
Pu espérer revivre par toi
Marie-Jo Marie-Jo Marie-Jo
Marie-Merveille
Sur ton beau rocher
Bleu là-bas tu m’as tendu les bras

Ton ciel si lumineux
Là-haut face à la Sardaigne
Ton beau ciel si heureux
Pour moi ô Marie-Jo

Marie-Jo Marie-Jo Marie-Jo
Marie-Merveille
Je t’ai prise dans mes bras
Là-haut ô Marie-Jo
Marie-Jo Marie-Jo Marie-Jo
Marie-Merveille
J’ai repris vie par toi
Là-haut à Bonifacio

Perdue était ma vie
Très loin de toi ô Marie-Jo
Perdu pour moi l’amour
Avant toi ô Marie-Jo

Marie-Jo Marie-Jo Marie-Jo
Marie-Merveille
Et que grandisse en nous
Chaque jour notre jeune amour
Marie-Jo Marie-Jo Marie-Jo
Marie-Merveille
Et que n’en finisse jamais en nous
l’étonnement de notre amour

vendredi 27 mars 2020

27 mars 2020 : humeur noire



Comme au désert, c’est en ralentissant le rythme que l’on a la sensation d’avoir plus de temps. Comme au désert, c’est l’espace et la solitude qui sont les vraies richesses.
(Vivi Navarro, Géants des mers, Magellan & Cie, 2014)

Ce temps de confinement qui ne me change pas énormément, puisque je sortais du cargo – moyen de transport que je ne conseille pas à tous ceux qui détestent le confinement, et il y en a beaucoup, si j’en juge par l’agressivité de certaines personnes que je rencontre – est peut-être celui qui nous permet de mieux mesurer ce que peut être la solitude aussi bien que la solidarité. Car il y a des gens confinés un peu partout, en prison, à l’hôpital (certains préfèrent la politique de l’autruche et ne pas consulter, pour éviter l’hôpital), dans des camps en France (lire Bienvenue à Calais de Marie-Françoise Colombani, Actes sud, 2016, relire mon blog du 23 novembre 2016) et à l’étranger (Grèce, Turquie, Syrie, Soudan, Gaza, etc.), en résidence universitaire (surtout des étrangers, mais aussi des étudiants éloignés de chez eux), les SDF parqués désormais dans des hôtels réquisitionnés, et chez soi, actuellement, pour une durée indéterminée. Et sans solidarité (qui fait partie des vraies richesses), ils sont mal barrés !


L’isolement volontaire (les moines dans leurs couvents, l’écrivain dans son bureau ou l’artiste dans son atelier, le navigateur solitaire...) n’a rien à voir avec le confinement imposé. Et ce dernier n’est pas le même quand on est confiné dans 9 m² (étudiant), dans 60 m² pour une famille de six personnes ou plus, ou dans 100 m² (comme moi) pour un célibataire ou un couple. Il n’est pas le même non plus quand on dispose chez soi d’une bibliothèque abondante, d’une discothèque variée, d’une collection de dvd à voir ou à revoir, de jeux de société pertinents, ou quand on ne dispose que de la télévision, de jeux vidéo répétitifs ou du fameux smartphone qui est déjà – en soi - un signe de confinement. Je l’ai bien vu lors de mon séjour en Guadeloupe où tout le monde (du moins les jeunes, mais pas que) en a un, ne le quitte pas des mains ou de l’œil, y ajoute les écouteurs dans les oreilles, et se confine soi-même dans une sorte de retrait du monde ahurissant, un autisme sociétal.
J’en arrive à penser que tout cela est voulu, cette espèce de déculturation généralisée qui a commencé avec l’usage intensif de la télévision dans les années 60, divertissement à domicile qui se fait sans choix réel. Les programmes sont devenus si nombreux (et nos yeux ne sont que deux) que trop de choix nuit à un vrai choix, et la plupart se concentrent sur les émissions sursaturées de publicité et qui poussent à refuser tout ce qui donnerait un tant soit peu à réfléchir. Ainsi les enfants et les adolescents des classes déjà défavorisées sont prisonniers d’un médium abrutissant, privés d’emprunter le fameux ascenseur social. S’ils ne rencontrent pas un copain ou une copine qui les initient à d’autres univers, ils seront perdus. Ainsi, les jeunes de mon quartier : ils ne veulent pas faire le métier de leurs parents (ouvriers, déménageurs, éboueurs, femmes de ménage, saisonniers agricoles, etc.), ce que je peux comprendre, ils ont raté leurs études (souvent dès le primaire et surtout les garçons) et préfèrent glander et vivre de petits trafics, seule liberté qu’on leur laisse. Quand on va autoriser le cannabis en vente légale, ce sera l’explosion ! Et ils supportent très mal le confinement actuel, car ils aiment se regrouper et faire corps. Si au moins ce confinement ramenait les gens à se parler à domicile, à parler et à jouer avec leurs enfants, à leur apprendre à cuisiner, à faire leurs lits et ranger leurs chambres, etc., mais…
Quand j’ai vu que la consommation de jeux vidéo s’était multipliée depuis le début du confinement (alors que dans mon incurable naïveté, je pensais que c’est la lecture de livres qui allait exploser) sans tout de même en être le moins du monde surpris, je me suis dit : voilà où on en arrive après des décennies de bourrage de crâne publicitaire, d’incitation au divertissement le plus pauvre possible destiné à empêcher les classes les plus défavorisées de s’élever. Est-il utile de regarder la télévision pendant tous les repas (très fréquent dans les classes populaires) ? Est-il courtois de passer son temps à regarder son smartphone quand on est en compagnie ? Est-ce si urgent de le regarder sans cesse et de ne plus regarder autour de soi ? Bonjour l’absence de communication : au restaurant, à Bordeaux, à Venise, en Guadeloupe et ailleurs, dans des tablées pleines, il m’est arrivé de voir quatre personnes les yeux rivés sur leur engin sur lequel chacune pianotait ! J’étais sidéré...

 
Je fais partie des derniers réfractaires au smartphone, cet outil démentiellement addictif, et je recommande vivement à cet égard la lecture roborative de Le téléphone portable, gadget de destruction massive (L’Échappée, 2008 : déjà on pouvait analyser les effets de l‘engin qui n’était pourtant pas encore le smartphone) dont voici la notice descriptive de l’éditeur : "En dix ans le téléphone portable a colonisé nos vies, avec l’active participation du public, et pour le bénéfice de l’industrie. Il n’est pas exclu que sa possession devienne obligatoire pour survivre à Technopolis. Ce déferlement signe la victoire du marketing technologique contre les évidences. Non seulement les ravages – écologiques, sanitaires, sociaux, psychologiques – du portable sont niés, mais peu s’imaginent exister sans ce gadget. À l’échelle planétaire (déchets électroniques, massacres de populations et d’espèces menacées), nationale (surveillance, technification des rapports sociaux, bombardement publicitaire), locale (pollutions, pillage des ressources et des fonds publics) et individuelle (addiction, santé, autisme social) : découvrons le fléau absolu qu’est le portable". Et, je le répète, il ne s’agissait pas encore du smartphone !
Et, avec tout ça, on ne parle que de « numérisation », « digitalisation », « dématérialisation », « automatisation », « robotisation », tous mots aussi froids que ces machines et leurs serviteurs, au lieu de parler « relation », « contact », « amitié », « rapports humains », « vivre ensemble », mots et expressions chauds et vivants, qui nous rappellent notre humanité vivante. Ça fait longtemps que je me dis que je ne suis plus fait pour ce monde "presse-boutons" (expression assez juste de mon amie Monique R. dès la fin des années 80, alors qu’on n’avait encore presque rien vu) et je finis par dire comme mon ami Philippe B., 83 ans et assez mal en point : « Il est temps que je parte, et le coronavirus sera le bienvenu ! »
Certes, étant plus jeune que lui et en plutôt bon état, j’aimerais bien pousser jusqu’à 80, mais franchement, à moins d’aller dans des trous perdus (comme la Désirade et c’est pourquoi j’y ai tant aimé mon séjour de trois semaines, en dépit d’incidents techniques comme les fréquentes coupures d’eau), on est partout contaminé par la technocratie : jusqu’à la fameuse attestation de déplacement dérogatoire qui a déjà changé depuis une semaine, qu’il faut imprimer (et donc avoir un ordinateur, une imprimante, bonjour le gâchis de papier et le coût d’encre), et théoriquement en faire une par jour et par action (faire les courses, déplacement d’activité physique, etc.). J’avoue que j’utilise toujours la même depuis le début pour chaque action, j’y mets la date au crayon (et maintenant l’heure pour celle destinée au déplacement physique) et je gomme et change ça chaque jour. On verra ce qu’on me dira en cas de contrôle, je sens que je vais péter un câble si on me fait des réflexions sur l’usage du crayon. Et je ne suis pas le seul, j’ai vu dans Sud-ouest qu’un gars a été mené en garde à vue pour « menaces, outrage et rébellion », pour avoir répliqué sans doute un peu trop fort. Toujours à Bordeaux, une vieille dame aurait été verbalisée pour avoir descendu sa poubelle sans attestation dérogatoire de sortie ! Mieux vaut garder ses ordures chez soi...
* * *
PS : Et pendant ce temps-là, tandis que Cuba a envoyé un bon nombre de médecins en renfort en Italie, j’apprends par la presse que "Les USA [...] appellent les autres pays à refuser l’assistance médicale de Cuba ! Le tigre de papier tremble devant la vague de sympathie que suscite la solidarité médicale cubaine". Et aussi que des "paramilitaires armés jusqu’aux dents" s’entraînent en Colombie "pour attaquer le Venezuela", alléchés par la prime de "15 millions de dollars pour la tête du président Maduro" promise par Donald Trump. Que ne ferait-on pas pour déconsidérer des régimes qui n’obéissent pas au doigt et à l’œil aux USA : non contents de les affamer quasiment et de les étrangler financièrement et économiquement par un blocus infâme (qu’ils pratiquent aussi contre l’Iran) sur lequel l’Europe s’est alignée, l’impérialisme américain ferait mieux de s’occuper de ses oignons et d’empêcher le gouvernement brésilien d’anéantir la forêt amazonienne, poumon vert de la planète, et par voie de conséquence ses indigènes. Mais voilà, le Brésil s’est mis au garde-à-vous, lui ! Et ça nous rappelle la formule consacrée : « Un bon Indien est une Indien mort », déformation par le cinéma de la phrase exacte du général Sheridan : "The only good Indians I ever saw were dead" [Les seuls bons Indiens que j’ai vus étaient morts] !
C’était mon jour d’humeur noire !