On
continue aujourd'hui à se scandaliser des totalitarismes effroyables
d'un passé encore bien récent. Comment ne pas partager l'horreur de
leur mémoire et l'envie de les bannir à jamais ? Mais aussi,
comment ne pas voir dans cette horreur entretenue un alibi de
l'acceptation domestique d'un « paisible » totalitarisme
planétaire dont la morgue est plus discrète, mais plus insidieuse
encore, et dont les dégâts risquent d'être objectivement de plus
en plus tragiques ?
(Sergio
Ghirardi, Nous n'avons pas peur des ruines : les
situationnistes et notre temps, L'insomniaque, 2004)
L'Europe
fait beaucoup parler d'elle : d'abord pour son incapacité à
lutter contre l'évasion fiscale. Tu penses bien, Coco, que ça fait
fonctionner le marché. Oui, le marché du fric. Pour son incapacité
à traiter les problèmes des plus pauvres : mainmise sur la
Grèce, en dépit d'un gouvernement légitime (mais il n'est pas
exclu qu'on prépare un coup d'état, comme un autre se prépare en
Amérique latine contre le Venezuela, tant nos facétieuses
« démocraties » occidentales n'ont jamais aimé ceux qui
votent mal) ; non-respect de l'humanité des migrants (voilà-t-y
pas que les journaux anglais proposent d'envoyer l'armée britannique contre ceux
de Sangatte ! On savait que l'armée et la police étaient les
chiens de garde des puissants, ça se confirme en permanence) ;
propos malséants de nos gouvernants (Manuel Valls : « Les
roms bulgares et roumains n'ont pas vocation à rester en France ».
On imagine que les
mafieux de ces mêmes pays ont, eux, vocation à participer à
l'économie de marché à l'occidentale, fût-elle une économie
parallèle, et donc à y rester) ; hausse des loyers vertigineuse en France (+ 42 %
en dix ans ; tiens, je croyais que le coût de la vie n'avait
presque pas bougé ! les loyers doivent pas entrer en ligne de compte) ; rétablissement d'une sorte d'esclavage :
par exemple, travail sous-payé de Roumains sur le chantier
pharaonique du futur port méthanier de Dunkerque (300 € par mois,
pour 60 h de travail hebdomadaire, qui dit mieux ! Et on ose se
moquer de pays comme le Qatar avec ses chantiers pharaoniques et la situation qui y est faite aux travailleurs) et sans
doute sur tout un tas d'autres chantiers en Europe (tiens, le futur
aéroport de Nantes sera sans doute construit dans les mêmes
conditions, c'est bon pour le marché, ça, coco !), etc., etc.
Et
vous voudriez que la majorité de la population applaudisse des deux
mains une Europe pareille, qui n'est ni celle des nations, ni celle
des peuples, ni celle de l'être humain, mais celle du fric et de
l'économie déréglementée. Je me souviens qu'effectivement ça
s'appelait autrefois « Marché commun ». Les élections
européennes sont du pipeau – comme, sans doute, la majorité des
élections. Tout devient du marché : le covoiturage, qui au
début se faisait de gré à gré et se voulait du partage, est devenu du business organisé
par des sociétés. Lucile a été sidérée par ce qu'elle a payé
pour faire Bordeaux-Rennes, le voyage n'ayant rien coûté à la
conductrice, qui s'en vantait. Je n'arrête pas de recevoir des pubs
pour louer mon logement en mon absence, et même pour louer ma
voiture. Et dire que je les prêtais volontiers. Je dois être
complètement con. Je croyais que le don, la gratuité,
l'hospitalité, l'échange, ça avait du sens. Non, tout se paye
désormais ! Grand-mère, au secours, le monde est devenu fou !
Heureusement
que je peux encore lire gratos (ou presque) grâce aux bibliothèques,
y emprunter aussi des
disques, des films, qu'on trouve encore des cinémas à des prix
raisonnables et sans publicité (Utopia à Bordeaux), des lieux de
rencontre conviviaux, des jardins partagés, des toilettes publiques
gratuites (de plus en plus rares : à Bordeaux, elles sont en
voie de démolition), que l'amitié n'est pas encore à acheter
(l'amour, hélas, est largement entré dans l'économie de marché,
depuis longtemps avec la prostitution et le mariage imposé ou
arrangé, et ça ne s'arrange pas, quand on voit les fortunes
dépensées ici ou là pour un mariage, qui se termine une fois sur
deux par un divorce, mais on imagine que notre société consumériste, jamais à court d'idées,
va inventer de fêter les divorces et les séparations !), que des amis ou ma famille m'accueillent toujours gracieusement comme je fais pour eux...
De
plus, il faut voir toutes les pétitions contre la construction de
nouveaux HLM (ma bonne dame, ça va me boucher la vue, et puis ce sont des
pauvres qui vont habiter là, et qui sait, peut-être même basanés,
mon Dieu, l'horreur !). Ce qui ne date pas d'aujourd'hui, on se
souvient du "Salauds
de pauvres" lancé
par Gabin dans La traversée de Paris ou de l'expression
horrifiée de Blanche dans la pièce de George Bernard Shaw, La
maison des veufs : "Oh,
j'ai horreur des pauvres. En tout cas, j'ai horreur de ces gens
sales, ivrognes et tarés qui vivent comme des porcs".
Oui,
on est mieux chez les « honnêtes gens », ceux qui ont le
pouvoir ; certes "Pendant
qu'à des degrés différents ils se sucrent en argent, privilèges
et pouvoir, les décideurs minables d'une société
d'esclaves-électeurs demandent incessamment des sacrifices aux
chômeurs et aux travailleurs rétribués avec des salaires de
misère. Un nouvel impôt saigne-t-il ceux qui peinent déjà à s'en
sortir ? C'est dans l'intérêt commun, pour favoriser la
compétitivité. Peu importe si cette compétitivité absurde œuvre
toujours dans l'intérêt des actionnaires et des banques, ne se
traduisant jamais par une amélioration dans la vie quotidienne des
gens" (Sergio
Ghirardi, Lettre ouverte aux survivants : de l'économie de
catastrophe à la société du don, Éditions libertaires, 2014).
Mais au moins avec eux, on est dans le propre, le bien repassé, le
smoking, les robes du soir, la couture de luxe, les Mercedes et les Rolls-Royce, les
jets privés, les yachts princiers et même les plages qu'un préfet
déclare soudain privées à leur intention (ce mois-ci !)...
Le
rêve hugolien de l'Europe s'est transformé en cauchemar...
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