mercredi 29 juillet 2015

29 juillet 2015 : Virginia Woolf, encore


la plupart des gens se représentent V. W. comme une artiste élitiste peu soucieuse d'être lue par le plus grand nombre. Rien n'est plus injuste. Elle est consciente de la contradiction : souhaiter des lecteurs en grand nombre, parce sans lecteurs, les livres se fanent, et ne rien céder sur l'écriture, sur la sincérité, sur les idées, sur la modernité.
(Geneviève Brisac, Agnès Desarthe, V. W., le mélange des genres, L'Olivier, 2004)


Je poursuis en cet été 2015 ma découverte de Virginia Woolf, vraiment l'écrivain selon mon cœur. Pour qui j'ai une amitié profonde, que j'ai l'impression de connaître presque intimement, il est vrai que j'ai lu les sept tomes de son Journal et récemment son Journal d'adolescence. Et maintenant, voici ses Instants de vie (Stock, trad. Colette-Marie Huet, 2006), c'est-à-dire les bribes écrites à des périodes diverses de sa vie et qui reviennent sur les événements importants qui l'ont marquée.
Virginia Woolf, qui a tenu presque toute sa vie un journal très détaillé, n'a pas pu (ni voulu) écrire ses mémoires ou son autobiographie. De toute façon, elle se méfiait de la biographie, genre qu'elle lisait pourtant beaucoup, "parce qu'il est très difficile de décrire un être humain", on ne fait que raconter "ce qui est arrivé", mais on n'arrive pas à dire "à quoi ressemblait la personne à qui c'est arrivé". Instants de vie est un recueil posthume qui regroupe donc ses deux tentatives d'écriture mémorielle, Réminiscences, écrit après la naissance de son neveu Julian Bell en 1908 (celui qui mourut à la guerre d'Espagne), Une esquisse du passé, écrit sur la demande de sa sœur Vanessa vers 1939-1940, et les trois conférences qu'elle prononça au Memoir Club, 22, Hyde Park Gate, Le vieux Bloomsbury, textes datant des années 1920-1922, et Suis-je une snob ?, texte lu vers 1936-1937.


Dans Réminiscences, un de ses premiers textes littéraires (alors qu'elle n'a encore rien publié), elle raconte à Julian la jeunesse de Vanessa Bell, et, par ricochet, celle de leur mère, Julia Stephen, celle que personne n'avait oubliée : "On oublie les morts, dit-on ; ou peut-être ferait-on mieux de dire que la vie la plupart du temps n'a aucune signification pour aucun de nous. Mais de temps à autre, en plus d'occasions que je ne saurais dire, au lit la nuit, ou dans la rue, ou lorsque j'entre dans la pièce, elle est là, ravissante, bien présente, avec ses paroles familières et son rire, plus proche que ne le sont les vivants, éclairant nos vies incertaines comme d'une torche enflammée ; infiniment noble et délicieuse aux yeux de ses enfants". Cette mère qui plus que toute autre, a marqué durablement ses enfants, par sa beauté, par sa bonté (qui pouvait aussi être sévérité, notamment à l'égard de sa fille aînée Stella) et par sa mort prématurée. Elle note qu'en ce qui concerne Vanessa, qui aimait la vie sociale, "peut-être même n'était-elle pas assez difficile dans le choix de ses amis, mais les raseurs et les imbéciles ont aussi leurs bons moments". Elle évoque ici les merveilleuses vacances passées en Cornouailles – dont on retrouvera un écho dans son superbe roman "La promenade au phare".
Une esquisse du passé est plus douloureux (écrit d'ailleurs en partie sous les bombardements allemands de 1940), car il reprend les mêmes éléments, mais déborde sur la vie après la mort de Julia. Stella la remplace auprès du père, puis se marie et meurt presque aussitôt. Le père, Leslie Stephen, pourtant très cultivé, mais victorien dans l'âme, se montre un tyran domestique (il retarda le mariage de Stella autant qu'il le put) et transforme la maison lumineuse de l'enfance en un un lieu presque malsain. Les sentiments deviennent factices aux yeux de l'adolescente Virginia : "Qui dira s'il n'y avait pas là une certaine affection réelle ? un effort pour faire malgré tout ce qu'il jugeait bien ? Mais encore une fois qui peut distinguer le bien du mal ? le sentiment de la sentimentalité, la vérité de la pose ?" Virginia développe un sentiment de honte : "je crois que mon sentiment de honte allait beaucoup plus profond. J'aurais plutôt tendance à mettre en cause mon grand-père – sir James – qui un jour fuma un cigare, le trouva à son goût, et donc jeta le cigare et n'en fuma jamais d'autre". L'aîné des garçons, son demi-frère George, entraîna Vanessa, puis Virginia, dans les soirées mondaines, où il s'agissait avant tout de se montrer. Être bien habillée, faire bonne figure, ne parler qu'à bon escient – après tout, on n'est qu'une jeune fille, c'est-à-dire rien – c'est une sorte de mort morale pour la jeune fille. D'autant plus que George, quand il la ramenait, "se permettait des actes qu'un homme plus perspicace eût réprimés parce que tyranniques" : il abuse d'elle, comme sans doute auparavant il abusait de Vanessa. Mais tous ces chocs (la tyrannie du père au comportement d'autant plus violent qu'il devient sourd, les abus du demi-frère) sont pour Virginia ce qui va la fonder : "je persiste à croire que l'aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain".
Dans les conférences du Memoir Club, Virginia Woolf revient sur la vie après la mort du père, sur l'amitié de son frère Thoby (lui aussi mort prématurément), qui entraîne à la maison ses amis de Cambridge (Clive Bell, Lytton Strachey, Desmond MacCarthy, Leonard Woolf, Duncan Grant, Saxon Sydney-Turner, etc., qui formeront le noyau du groupe de Bloomsbury) pour des jeudis inoubliables, où on dissèque les abstractions (la beauté, l'art, la nature, etc.), ce qui change agréablement de la futilité des soirées mondaines précédentes : "Tout l'épouvantable fardeau de l'apparence et du comportement que George avait entassé sur nos premières années disparut complètement. On n'avait plus à supporter une terrible inquisition après une réception – ni à s'entendre dire : « Tu étais ravissante. » Ou : « Tu n'étais vraiment pas belle. »" Dans ces conférences, Virginia, en pleine possession de ses moyens littéraires, fait montre d'un humour ravageur. Dans la dernière, elle essaie de disséquer le snobisme et démontre que peu de personnes, dans son milieu, y échappaient : Lady Colefax, pourtant ruinée et obligée de vendre sa maison et tout son mobilier, "assise à mon côté, essayait de m'impressionner du fait qu'elle avait connu Henry James".
Indispensable aux admirateurs et aux amis de Virginia Woolf !

Aucun commentaire: