la
plupart des gens se représentent V. W. comme une artiste élitiste
peu soucieuse d'être lue par le plus grand nombre. Rien n'est plus
injuste. Elle est consciente de la contradiction : souhaiter des
lecteurs en grand nombre, parce sans lecteurs, les livres se fanent,
et ne rien céder sur l'écriture, sur la sincérité, sur les idées,
sur la modernité.
(Geneviève
Brisac, Agnès Desarthe, V. W., le mélange des genres,
L'Olivier, 2004)
Je
poursuis en cet été 2015 ma découverte de Virginia Woolf, vraiment
l'écrivain selon mon cœur. Pour qui j'ai une amitié profonde, que
j'ai l'impression de connaître presque intimement, il est vrai que
j'ai lu les sept tomes de son Journal
et récemment son Journal
d'adolescence.
Et maintenant, voici ses Instants
de vie (Stock,
trad. Colette-Marie Huet, 2006), c'est-à-dire les bribes écrites à
des périodes diverses de sa vie et qui reviennent sur les événements
importants qui l'ont marquée.
Virginia
Woolf, qui a tenu presque toute sa vie un journal très détaillé,
n'a pas pu (ni
voulu)
écrire ses mémoires ou son autobiographie. De toute façon, elle se
méfiait de la biographie, genre qu'elle lisait pourtant beaucoup,
"parce
qu'il est très difficile de décrire un être humain",
on ne fait que raconter "ce
qui est arrivé",
mais on n'arrive pas à dire "à
quoi ressemblait la personne à qui c'est arrivé".
Instants
de vie
est
un
recueil posthume qui
regroupe donc ses deux tentatives d'écriture mémorielle,
Réminiscences,
écrit après la naissance de son neveu Julian Bell en 1908 (celui
qui mourut à la guerre d'Espagne), Une
esquisse du passé,
écrit sur la demande de sa sœur Vanessa vers 1939-1940, et les
trois conférences qu'elle prononça au Memoir Club, 22,
Hyde Park Gate,
Le
vieux Bloomsbury,
textes datant des années 1920-1922, et
Suis-je une snob ?,
texte lu vers 1936-1937.
Dans
Réminiscences,
un de ses premiers textes littéraires (alors qu'elle n'a encore rien
publié), elle raconte à Julian la jeunesse de Vanessa Bell, et, par
ricochet, celle de leur mère, Julia Stephen, celle que personne
n'avait oubliée :
"On
oublie les morts, dit-on ; ou peut-être ferait-on mieux de dire
que la vie la plupart du temps n'a aucune signification pour aucun de
nous. Mais de temps à autre, en plus d'occasions que je ne saurais
dire, au lit la nuit, ou dans la rue, ou lorsque j'entre dans la
pièce, elle est là, ravissante, bien présente, avec ses paroles
familières et son rire, plus proche que ne le sont les vivants,
éclairant nos vies incertaines comme d'une torche enflammée ;
infiniment noble et délicieuse aux yeux de ses enfants".
Cette mère qui plus que toute autre, a marqué durablement ses
enfants, par sa beauté, par sa bonté (qui pouvait aussi être
sévérité, notamment à l'égard de sa fille aînée Stella) et par
sa mort prématurée. Elle note qu'en ce qui concerne Vanessa, qui
aimait la vie sociale, "peut-être
même n'était-elle pas assez difficile dans le choix de ses amis,
mais les raseurs et les imbéciles ont aussi leurs bons moments".
Elle évoque ici les merveilleuses
vacances passées en Cornouailles – dont on retrouvera un écho
dans son superbe roman "La
promenade au phare".
Une
esquisse du passé
est plus douloureux (écrit
d'ailleurs en partie sous les bombardements allemands de 1940),
car il reprend les mêmes éléments, mais déborde sur la vie après
la mort de Julia. Stella la remplace auprès du père, puis se marie
et meurt presque aussitôt. Le père, Leslie Stephen, pourtant très
cultivé, mais victorien dans l'âme, se montre un tyran domestique
(il retarda le mariage de Stella autant qu'il le put) et transforme
la maison lumineuse de l'enfance en un un lieu presque malsain. Les
sentiments deviennent factices aux yeux de l'adolescente Virginia :
"Qui
dira s'il n'y avait pas là une certaine affection réelle ? un
effort pour faire malgré tout ce qu'il jugeait bien ? Mais
encore une fois qui peut distinguer le bien du mal ? le
sentiment de la sentimentalité, la vérité de la pose ?"
Virginia développe un sentiment de honte : "je
crois que mon sentiment de honte allait beaucoup plus profond.
J'aurais plutôt tendance à mettre en cause mon grand-père – sir
James – qui un jour fuma un cigare, le trouva à son goût, et donc
jeta le cigare et n'en fuma jamais d'autre".
L'aîné des garçons, son demi-frère George, entraîna
Vanessa, puis Virginia, dans les soirées mondaines, où il
s'agissait
avant
tout de
se montrer. Être bien habillée, faire bonne figure, ne parler qu'à
bon escient – après tout, on n'est qu'une jeune fille,
c'est-à-dire rien – c'est une sorte de mort morale pour la jeune
fille. D'autant plus que George, quand il la ramenait, "se
permettait des actes qu'un homme plus perspicace eût réprimés
parce que tyranniques" :
il abuse d'elle, comme sans doute auparavant il abusait de Vanessa.
Mais tous ces chocs (la tyrannie du père au comportement d'autant
plus violent qu'il devient sourd, les abus du demi-frère) sont pour
Virginia ce qui va la fonder : "je
persiste à croire que l'aptitude à recevoir des chocs est ce qui
fait de moi un écrivain".
Dans
les conférences du Memoir Club, Virginia Woolf revient sur la vie
après la mort du père, sur l'amitié de
son frère Thoby (lui
aussi mort prématurément),
qui entraîne
à la maison ses amis de Cambridge (Clive Bell, Lytton Strachey,
Desmond MacCarthy, Leonard Woolf, Duncan Grant, Saxon Sydney-Turner,
etc., qui
formeront le noyau du groupe de
Bloomsbury)
pour
des
jeudis inoubliables,
où on dissèque les abstractions (la beauté, l'art, la nature,
etc.), ce qui change agréablement de la futilité des soirées
mondaines précédentes : "Tout
l'épouvantable fardeau de l'apparence et du comportement que George
avait entassé sur nos premières années disparut complètement. On
n'avait plus à supporter une terrible inquisition après une
réception – ni à s'entendre dire : « Tu étais
ravissante. » Ou : « Tu n'étais vraiment pas
belle. »"
Dans ces conférences, Virginia, en pleine possession de ses moyens
littéraires, fait montre d'un humour ravageur. Dans la dernière,
elle essaie de disséquer le snobisme et démontre que peu de
personnes, dans son milieu, y échappaient :
Lady Colefax, pourtant ruinée et obligée de vendre sa maison et
tout son mobilier, "assise
à mon côté, essayait de m'impressionner du fait qu'elle avait
connu Henry James".
Indispensable
aux admirateurs et aux amis de Virginia Woolf !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire