Une
question, dès le réveil : comment ai-je osé écrire des
livres, et comment ai-je osé les publier ? L'écriture comme
art de se taire.
(Imre
Kertész, L'ultime
auberge,
trad. Natalia Zaremba-Huszvai et Charles Zaremba, Actes sud, 2014)
Je
viens d'achever
L'ultime
auberge,
le
dernier livre traduit en français du Hongrois Imre
Kertész, rescapé
d'Auschwitz, et immense écrivain, même s'il se pose à moment
donné, dans ce qui s'apparente à une sorte de journal la question
que je cite en exergue. Sans me comparer à lui, je me pose aussi la
même question ! Et il ajoute : "S'il
est honnête, un écrivain ne possède rien. Il sait qu'il ne possède
ni ne sait rien".
Dans
cet étrange livre, on voit l'écrivain vieillissant essayer d'écrire
une dernière fiction intitulée justement L'ultime
auberge,
dont
il nous livre deux versions très différentes, l'une après une
première partie de notes de journal (Secrets
dévoilés),
l'autre après d'autres notes de journal, plus tardives : Le
jardin des trivialités.
Au début, l'auteur a plus de soixante-dix ans, il ressent durement le
vieillissement : "Les
humiliations physiques de la vieillesse. Je ne l'aurais jamais cru,
mais la vieillesse arrive d'un coup. D'un jour à l'autre, presque
d'une minute à l'autre. L'attitude physique change soudain, on ne
peut rien y faire".
Il craint par-dessus tout
"le
sentimentalisme sénile qui fait larmoyer à la moindre parole
aimable".
Or, on lui décerne le prix Nobel, ce qui lui vaut de nombreux
voyages en Suède, en France, et surtout de séjourner longuement en
Allemagne, où il se sent mieux que dans son propre pays, où il
souffre de l'antisémitisme latent.
Il
a l'impression parfois d'une sorte de nihilisme : "Rien
n'a servi à rien ; je n'ai rien su créer ; la seule et
unique réussite de ma vie a été de mesurer à quel point ma vie
m'est étrangère".
Il nous livre ses réflexions sur les difficultés de l'art
littéraire : "en
lisant Kafka, on peut avoir honte d'oser écrire soi-même".
Surtout
dans ce monde contemporain où "la
créativité éthique finira probablement par disparaître en tant
que valeur, puisqu'elle est le résultat d'une activité solitaire et
aristocratique ; seule la bêtise est démocratique, ainsi que
les statistiques de vente".
Il
vitupère contre les "politiciens
qui émergent des eaux troubles des émotions suscitées par la peur
et l'hystérie générales [et qui] voudront plutôt exploiter la situation
pour affermir leur pouvoir au lieu de chercher de véritables
solutions. En d'autres termes : cela ouvre la porte à de
nouvelles dictatures qui, sous prétexte de lutter contre une menace,
constitueront en premier lieu une menace pour leurs propres citoyens"
(tiens donc, on dirait qu'il nous parle de la nouvelle loi
liberticide votée en France après les émotions suscitées par les
attentats de janvier). Il en remet une couche sur le "grand
fiasco européen. Bel ennemi, vilain ami. Les étrangers qu'ils ont
accueillis à leur époque libérale sont devenus un fardeau pour
eux ; ils se sont donc tournés vers la droite et attendent
qu'elle mette de l'ordre, c'est-à-dire qu'elle assigne des limites à
la démocratie". Par ailleurs, il n'en peut plus du "colonialisme
culturel américain qui détruit irrémédiablement l'esprit européen
(il faudrait vérifier si ce dernier existe, s'il peut exister) et
uniformise les esprits, les vies".
Au
point qu'il peut constater : "Je
suis terrassé par une fatigue épouvantable. J'ai dormi presque
toute la journée. J'ai regardé du tennis à la télévision, ce qui
prouve la gravité de mon état".
Et
surtout, il évoque le vieillissement et "le
souffle froid de la
mort"
à maintes reprises. Il est effrayé par "la
laideur de la vieillesse",
quand "l'inutilité
te cerne de toute part",
véritable
"mort
spirituelle [par]
raréfaction des contacts humains, absence de stimulation,
aplatissement".
Il
note qu'il
"est
difficile de continuer, difficile de retrouver une vie ordinaire,
d'accepter les jours qui s'abrègent, quand l'aube contient déjà le
crépuscule proche".
Il
se sent pourtant toujours vivant, mais que faire contre "la
vieillesse, cet état insupportable du corps, alors qu'on est habitué
longuement à la jeunesse, puis à l'âge mûr, où les changements
se produisent assez lentement pour passer inaperçus. […] vous
constatez pour ainsi dire d'une minute à l'autre que vous ne pouvez
plus marcher que voûté, que vous avez mal aux genoux, que vous ne
pouvez pas dormir, que votre capacité de concentration diminue, que
votre érection est déficient ; […] les années sont
comptées, le verdict est tombé, il dit qu'on vous a assez vu et
qu'il vaudrait mieux ne pas faire appel, ce serait gaspiller le temps
qui reste, et d'ailleurs que feriez-vous de ce corps devenu étranger,
de désirs inassouvissables ?"
On
devient dépendant des autres : lui qui n'a jamais voulu avoir
d'enfants, il se trouve malgré lui embringué dans les affaires
familiales de sa compagne, et on croirait lire André Gide : "La
famille comme clan, les psychoses causées par la famille, le "sang",
la descendance, la continuité, tout cela m'énerve".
Finalement,
la vie de couple est difficile : "Entre
deux personnes qui vivent ensemble depuis longtemps s'élabore peu à
peu un mécanisme de contact, outil parfait de malentendus et de
méconnaissance mutuelle qu'on ne peut ni ne veut plus changer. Car
on utilise toujours l'autre et ainsi, on ne le connaît que pour autant qu'il
est utilisable, voire manipulable. Tout changement signifierait une
révolution et il est rare qu'on soit d'humeur révolutionnaire ;
sans parler des risques et fatigues qui vont de pair avec la
connaissance de l'autre".
Reste
l'art pourtant, même s'il
dit avoir "toujours
considéré [son] art comme une distraction solitaire qui ne concerne
que dans une très faible mesure le prétendu et inexistant lecteur".
Et
la vie qui continue : "On
emporte partout sa vie avec soi. Diriger la barque vers la fin.
Mesurer l'importance de toute chose à l'aune de la mort".
Et
peut-être le pessimisme du vieillard qui en a trop vu : "sur
cette terre, le destin de l'homme se résume à détruire toute
tendresse, toute beauté, tout ce qui est plus faible et plus fragile
que lui".
Et enfin, l'approche de la mort : celle-ci devient dans le grand âge "une
réalité, une simple question pratique",
qui
exige de chaque individu
"un
style particulier"
pour établir un rapport avec elle.
Le
vieil écrivain garde encore toute sa lucidité quant au
"sentiment
d'inutilité" :
sans
doute "il
ressemble à de la modestie, mais en définitive, c'est comme quand
on se surestime".
Et
c'est dans les notes que l'auteur puise les idées – et même les
phrases – qui vont nourrir son essai de fiction, dans ses deux
avatars : L'ultime
auberge,
qu'on
savourera en contrepoint des notes de journal.
Pas d'une lecture facile, mais un très grand livre.
Pas d'une lecture facile, mais un très grand livre.
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