dimanche 26 juillet 2015

26 juillet 2015 : Imre Kertèsz, L'ultime auberge


Une question, dès le réveil : comment ai-je osé écrire des livres, et comment ai-je osé les publier ? L'écriture comme art de se taire.
(Imre Kertész, L'ultime auberge, trad. Natalia Zaremba-Huszvai et Charles Zaremba, Actes sud, 2014)


Je viens d'achever L'ultime auberge, le dernier livre traduit en français du Hongrois Imre Kertész, rescapé d'Auschwitz, et immense écrivain, même s'il se pose à moment donné, dans ce qui s'apparente à une sorte de journal la question que je cite en exergue. Sans me comparer à lui, je me pose aussi la même question ! Et il ajoute : "S'il est honnête, un écrivain ne possède rien. Il sait qu'il ne possède ni ne sait rien".
Dans cet étrange livre, on voit l'écrivain vieillissant essayer d'écrire une dernière fiction intitulée justement L'ultime auberge, dont il nous livre deux versions très différentes, l'une après une première partie de notes de journal (Secrets dévoilés), l'autre après d'autres notes de journal, plus tardives : Le jardin des trivialités. Au début, l'auteur a plus de soixante-dix ans, il ressent durement le vieillissement : "Les humiliations physiques de la vieillesse. Je ne l'aurais jamais cru, mais la vieillesse arrive d'un coup. D'un jour à l'autre, presque d'une minute à l'autre. L'attitude physique change soudain, on ne peut rien y faire". Il craint par-dessus tout "le sentimentalisme sénile qui fait larmoyer à la moindre parole aimable". Or, on lui décerne le prix Nobel, ce qui lui vaut de nombreux voyages en Suède, en France, et surtout de séjourner longuement en Allemagne, où il se sent mieux que dans son propre pays, où il souffre de l'antisémitisme latent.

Il a l'impression parfois d'une sorte de nihilisme : "Rien n'a servi à rien ; je n'ai rien su créer ; la seule et unique réussite de ma vie a été de mesurer à quel point ma vie m'est étrangère". Il nous livre ses réflexions sur les difficultés de l'art littéraire : "en lisant Kafka, on peut avoir honte d'oser écrire soi-même". Surtout dans ce monde contemporain où "la créativité éthique finira probablement par disparaître en tant que valeur, puisqu'elle est le résultat d'une activité solitaire et aristocratique ; seule la bêtise est démocratique, ainsi que les statistiques de vente".
Il vitupère contre les "politiciens qui émergent des eaux troubles des émotions suscitées par la peur et l'hystérie générales [et qui] voudront plutôt exploiter la situation pour affermir leur pouvoir au lieu de chercher de véritables solutions. En d'autres termes : cela ouvre la porte à de nouvelles dictatures qui, sous prétexte de lutter contre une menace, constitueront en premier lieu une menace pour leurs propres citoyens" (tiens donc, on dirait qu'il nous parle de la nouvelle loi liberticide votée en France après les émotions suscitées par les attentats de janvier). Il en remet une couche sur le "grand fiasco européen. Bel ennemi, vilain ami. Les étrangers qu'ils ont accueillis à leur époque libérale sont devenus un fardeau pour eux ; ils se sont donc tournés vers la droite et attendent qu'elle mette de l'ordre, c'est-à-dire qu'elle assigne des limites à la démocratie". Par ailleurs, il n'en peut plus du "colonialisme culturel américain qui détruit irrémédiablement l'esprit européen (il faudrait vérifier si ce dernier existe, s'il peut exister) et uniformise les esprits, les vies". Au point qu'il peut constater : "Je suis terrassé par une fatigue épouvantable. J'ai dormi presque toute la journée. J'ai regardé du tennis à la télévision, ce qui prouve la gravité de mon état".
Et surtout, il évoque le vieillissement et "le souffle froid de la mort" à maintes reprises. Il est effrayé par "la laideur de la vieillesse", quand "l'inutilité te cerne de toute part", véritable "mort spirituelle [par] raréfaction des contacts humains, absence de stimulation, aplatissement". Il note qu'il "est difficile de continuer, difficile de retrouver une vie ordinaire, d'accepter les jours qui s'abrègent, quand l'aube contient déjà le crépuscule proche". Il se sent pourtant toujours vivant, mais que faire contre "la vieillesse, cet état insupportable du corps, alors qu'on est habitué longuement à la jeunesse, puis à l'âge mûr, où les changements se produisent assez lentement pour passer inaperçus. […] vous constatez pour ainsi dire d'une minute à l'autre que vous ne pouvez plus marcher que voûté, que vous avez mal aux genoux, que vous ne pouvez pas dormir, que votre capacité de concentration diminue, que votre érection est déficient ; […] les années sont comptées, le verdict est tombé, il dit qu'on vous a assez vu et qu'il vaudrait mieux ne pas faire appel, ce serait gaspiller le temps qui reste, et d'ailleurs que feriez-vous de ce corps devenu étranger, de désirs inassouvissables ?"
On devient dépendant des autres : lui qui n'a jamais voulu avoir d'enfants, il se trouve malgré lui embringué dans les affaires familiales de sa compagne, et on croirait lire André Gide : "La famille comme clan, les psychoses causées par la famille, le "sang", la descendance, la continuité, tout cela m'énerve". Finalement, la vie de couple est difficile : "Entre deux personnes qui vivent ensemble depuis longtemps s'élabore peu à peu un mécanisme de contact, outil parfait de malentendus et de méconnaissance mutuelle qu'on ne peut ni ne veut plus changer. Car on utilise toujours l'autre et ainsi, on ne le connaît que pour autant qu'il est utilisable, voire manipulable. Tout changement signifierait une révolution et il est rare qu'on soit d'humeur révolutionnaire ; sans parler des risques et fatigues qui vont de pair avec la connaissance de l'autre".
Reste l'art pourtant, même s'il dit avoir "toujours considéré [son] art comme une distraction solitaire qui ne concerne que dans une très faible mesure le prétendu et inexistant lecteur". Et la vie qui continue : "On emporte partout sa vie avec soi. Diriger la barque vers la fin. Mesurer l'importance de toute chose à l'aune de la mort". Et peut-être le pessimisme du vieillard qui en a trop vu : "sur cette terre, le destin de l'homme se résume à détruire toute tendresse, toute beauté, tout ce qui est plus faible et plus fragile que lui". Et enfin, l'approche de la mort : celle-ci devient dans le grand âge "une réalité, une simple question pratique", qui exige de chaque individu "un style particulier" pour établir un rapport avec elle. Le vieil écrivain garde encore toute sa lucidité quant au "sentiment d'inutilité" : sans doute "il ressemble à de la modestie, mais en définitive, c'est comme quand on se surestime".
Et c'est dans les notes que l'auteur puise les idées – et même les phrases – qui vont nourrir son essai de fiction, dans ses deux avatars : L'ultime auberge, qu'on savourera en contrepoint des notes de journal. 
Pas d'une lecture facile, mais un très grand livre.

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