Vichy
(ce sont bien des Français, c'est-à-dire nous, qui ont activement
collaboré à l'effort de la guerre nazie en envoyant des Juifs de
France en enfer), l'Algérie (ce sont bien des Français qui ont
colonisé puis exploité l'Algérie, torturé et assassiné des
Algériens quand le vent de l'indépendance a soufflé, enfin sans
transition ou presque convié en masse ces mêmes Algériens à venir
travailler au cœur même de l'ancienne puissance coloniale avant de
finir par les vouer aux gémonies du mépris et de la relégation...).
(Patrick
Boucheron, Mathieu Riboulet, Prendre dates : Paris, 6 janvier
– 14 janvier 2015, Verdier, 2015)
Les
attentats de janvier 2015 ont fait couler beaucoup d'encre, et
entraîné quelques livres d'humeur et même de réflexion. Sur ce
plan, le petit livre publié aux éditions Verdier, et dont la
lecture n'est pas facile, restera peut-être un témoignage
important, au même titre que les essais d'Emmanuel Todd (Qui est
Charlie ? Sociologie d'une crise religieuse, éd. du Seuil,
2015) ou du patron de Médiapart, Edwy Plenel (Pour les musulmans,
La Découverte, 2014) qui, lui, avait précédé les événements.
L'historien
Patrick Boucheron et le romancier Mathieu Riboulet remarquent que,
depuis les mouvements violents des années soixante-dix, "on a
tout fait [...], d'abord policièrement, puis judiciairement, puis
idéologiquement, pour que cette flambée de violence soit désormais
perçue comme résultat de la dérive suicidaire d'exaltés en mal
d'absolu, [et donc pour] occulter la masse des questions, pour la plupart
pendantes, que ces mouvements adressaient aux sociétés qui les
avaient générés". Avec les attentats de janvier, on retrouve,
en plus violent encore et plus suicidaire, une lame de fond exacerbée
par les médias ("On connaît bien, maintenant, l'effet
anesthésiant de ces flux d'images, déversées par les chaînes
d'information continue, ces grandes pourvoyeuses de plans de coupe :
voitures de police, officiels se rendant sur place, experts de
plateaux télé"), l'info en continu sur les chaînes
spécialisées et, bien sûr, internet, où tournent en boucle des
"exécutions perpétrées avec le concours actif, semble-t-il,
de jeunes d'ici, « nos » jeunes, ce qui pose une des
questions profondément déplaisantes qui nous agitent, au-delà même
du recours à ce mode d'exécution qui tient de l'horreur pure :
vont-ils là-bas parce que c'est précisément l'un des endroits
lointains où nous n'avons pas porté la guerre ?"
Car
la question est bien là. On parle de guerre, mais on n'a jamais
cessé de faire la guerre, tout bonnement parce que nos économies
sont toutes des économies de guerre : Irak, Afghanistan, Libye,
Syrie, Mali, etc, ou de la laisser se développer (Yemen, Soudan,
etc.), en apparence sans nous, mais en réalité nous sommes toujours
derrière (et l'on voit nos dirigeants se vanter à chaque nouveau
contrat de ventes d'armes : c'est bon pour le commerce et
l'emploi, ça, coco !). Tout ça se passe, notent les auteurs sur ce qu'on
appelle par euphémisme "les « théâtres d'opérations
extérieures ». Écoutez bien, chaque mot compte, car le
vocabulaire militaire a ceci d'implacable qu'il s'impose à la
société tout entière pour liquider le réel : théâtre,
non parce que c'est un jeu, mais parce qu'on y est spectateur et que
les rôles y sont joués par des professionnels ; opération
puisque la guerre ne se dit plus qu'en feignant d'être ce qui nous
guérit d'elle-même (une sorte de technique chirurgicale) ;
extérieure, soit au plus loin". Or ces guerres (on finit
par parler de guerres de civilisations) ne sont pas anodines, et dans
les esprits de beaucoup de jeunes, elles ne sont peut-être pas
considérées comme une dérive des occidentaux, mais bien comme leur
moyen d'assurer leur domination, qui est la domination des blancs.
Tout
cela explique en partie les attentats contre Charlie et les
tueries antijuives de janvier dernier, sans les justifier,
naturellement. Mais on a vite fait de faire l'amalgame, et de
stigmatiser toute une communauté : nos auteurs notent encore
que "tout ce qui n'est pas Charlie, voire tout ce qui est
Kouachi, Coulibaly, comme tout ce qui a refusé d'observer la minute
de silence, le 8, n'est pas forcément terroriste, évidemment, ni
même susceptible de le devenir, mais nous tend un miroir où ce que
nous voyons est massivement blanc, de peau et parfois de peur".
Le
livre signale (je le disais à chaud dans ma chronique du 11 janvier, où je notais la crise financière de Charlie) que "plus
personne ou presque ne lisait Charlie avant le 7 janvier alors
qu'il réalisera dans une semaine, le 14, le plus gros tirage de la
presse française, […] tout ça on n'en avait pas grand chose à
faire, ni de défendre quoi que ce soit, liberté d'expression ou
autre, d'ailleurs vous verrez, quand on aura collé le FN bien haut,
ce qu'il restera de tout ça..." Oui, la liberté d'expression a
bon dos ; très peu sont capables de la défendre vraiment, et pas sûr que c'était la pensée première des manifestants.
D'ailleurs, notent encore les auteurs, "ce type d'humour",
celui de Charlie, dont on pouvait penser "qu'il était
susceptible de renverser le monde en menant une guerre contre la
connerie sous toutes ses formes : programme assez ample, mais
entraînant et efficace", n'est peut-être pas la panacée.
"Nous y avons cru, puis nous nous sommes peu à peu laissés
gagner par l'idée qu'il s'agissait en fait d'une impasse, que la
dérision n'était rien d'autre que le ricanement des nantis, qu'elle
s'accommodait fort bien de tous les petits arrangements de cette
caste arrogante et étriquée qui nous gouverne, et que par
conséquent elle constituait le type même de la fausse subversion,
confortant l'ordre qu'elle prétend moquer" (un peu comme Les
guignols de l'info qui, en fin de compte, ne gênent personne et
donnent de plus une image largement erronée de la politique).
Enfin,
ils remarquent que les corps "sont toujours au centre de la
cible, celle, effective, des viseurs, comme celle, symbolique, des
trois religions monothéistes, toujours prêtes à se battre, se
déchirer, s'anéantir, envoyer les fidèles au casse-pipe, mais
toujours promptes à faire l'union sacrée quand il s'agit de
régenter les corps aux deux points essentiels dont elles essaient
toujours de nous déposséder, nos amours (hier ni adultère ni
sodomie, aujourd'hui pas de mariage pour tous), et notre mort (pas de
fin de vie assistée)".
On
le voit, avec ces quelques citations, que Prendre dates brasse
de nombreux sujets, et ne fait pas dans la simplification abusive de
ceux qui jouent avec l'émotion et la peur qui s'ensuit. Sa lecture,
extrêmement dense, demande de la concentration : ce qui manque le plus aujourd'hui, où chacun est distrait par son smartphone. Mais elle nous donne à penser,
au contraire de la société du spectacle. Ce livre fait partie de
ceux qui confirment ce qu'écrit Sergio Ghirardi dans Nous
n'avons pas peur des ruines : les situationnistes et notre temps
(L'insomniaque, 2004) : "L'industrie
culturelle a désormais inventé de nouveaux gadgets bien plus
rentables et consommables que l'objet livre. Elle a vampirisé
l'envie de lire pour y substituer une rapide consommation virtuelle
où la facilité prime, aux frais de l'intelligence sensible, dans le
triomphe du superficiel et de la fausse conscience téléguidée".
Lisons, que diable !
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