Le
poète l'a dit : l'eau qui stagne immobile et sans vie devient
saumâtre et boueuse ; au contraire l'eau vive et chantante
reste pure et limpide. Ainsi l'âme de l'homme sédentaire est un
vase où fermentent des griefs indéfiniment remâchés. De celle du
voyageur jaillissent en flots purs des idées neuves et des actions
imprévues.
(Michel
Tournier, Voyages
et paysages,
Gallimard, 2012)
Aujourd'hui, je parlerai de deux livres que j'ai lus, l'un tout récemment, Éloge de la gentillesse, l'autre sur le cargo il y a cinq mois, Tereza Batista, l'un qui nous parle de manière philosophique d'une vertu qui pourrait nous changer individuellement, l'autre qui évoque les duretés de la misère et nous incite aussi à la révolte collective contre l'iniquité. Mais le premier parle aussi de la violence, et l'héroïne du second est à sa manière, d'une douceur sublime.
Car nous
vivons dans un monde de brutes, et ça semble loin de s'arranger. Les
guerres sont de plus en plus meurtrières, les attentats de plus en
plus horribles, le comportement de tout un chacun même, dans la vie
quotidienne, s'avère désastreux : adultes stressés, mômes
incontrôlables, consumérisme imbécile, arrivisme effréné,
compétition impitoyable, cynisme effrayant des grands de ce monde,
nouvelles technologies abrutissantes, addictives et aliénantes.
Emmanuel
Jaffelin, dans ce bienvenu Éloge de la gentillesse, nous
rappelle dès l'introduction que cette vertu n'est guère de mode :
"Cyniques, nous vivons dans un monde où tout don vaut abandon,
pour ne pas dire défaite. En faisant preuve de gentillesse, je
m'oublie au profit d'un autre : les vieilles morales y auraient
vu un signe d'humanité, le monde moderne y reconnaît une
incongruité". Il dresse un rappel historique du mot
gentillesse, ses origines latines (les gentils sont les bien-nés),
puis sa déformation par le christianisme (les Gentils sont les
païens), son renouvellement au Moyen-âge et aux temps modernes :
création du terme « gentilhomme », qui s'applique de
nouveau aux bien-nés, aux aristocrates.
Puis
il fait le tour de la question, en distinguant la gentillesse de la
bonté, de la mièvrerie, de la politesse, et surtout de la sainteté : cette
dernière se révèle en effet un idéal inaccessible. Alors que la
gentillesse, qui "est laissée à l'humeur et à l'appréciation
de chacun", qui se produit par "la rencontre d'une
situation et de notre disposition" à y répondre, est d'un
abord possible à tous. Il note qu'à une époque où on déplore le manque
de lien social, les effets de la gentillesse "permettent de
rabouter [comme j'aime ce vieux verbe] les hommes les uns aux autres à travers ces petits gestes
serviables qui sont autant de marques de tendresse". Il rajoute
que la gentillesse est "un service peu coûteux [qui] modifie en
substance la société" dans laquelle on vit, en remplissant
"les interstices de nos vies" puisqu'elle rend "les services échappant
à l'économie marchande ou à l'attention des proches". Il
indique enfin que "la gentillesse n'est pas une morale de l'eau
tiède mais une eau rafraîchissante et vivifiante, plus propice à
stimuler en nous l'honnête homme qui veille qu'à nous conforter
dans les penchants les plus radicaux".
L'auteur
compare la gentillesse à l'impressionnisme en peinture : "De
la même manière que le peintre impressionniste procède par touches
(Cézanne), par points (Seurat) ou par taches (Van Gogh) pour faire
émerger de la toile un portrait, un paysage, une scène de genre,
l'homme gentil participe, par ses petits gestes, à composer le
nouveau visage de l'humanité". Et cela, sans les révolutions
sanglantes qui nous promettaient des lendemains meilleurs, et qui furent souvent désastreux. La gentillesse
travaille dans l'ici et le maintenant : "Si la gentillesse
désamorce toute révolution, c'est parce qu'elle n'attend pas qu'une
élite vienne en remplacer une autre : elle en forge une
nouvelle qui passe moins par une refonte de l'ordre social,
économique et politique que par une réforme de soi". Il ose
même concevoir ce que pourrait être une autre civilisation fondée
sur la gentillesse : "Il suffit de se prendre à imaginer
ce que seraient les entreprises et les gouvernements si la
gentillesse prenait le pas sur le profit et la domination : les
premières rechercheraient moins le rendement que la production de
choses utiles ; les seconds s'aventureraient moins dans des
stratégies d'affrontement que dans des relations de coopération".
C'est
ainsi que nous pourrions créer une nouvelle noblesse, celle de
l'esprit : "À travers le geste de gentillesse émerge
ainsi une conscience générique, conscience que dans nos actes les
plus petits et les moins coûteux se cultive ce qui nous est le plus
cher : l'humanitas". D'autant plus que cultiver cette vertu
nous éloigne de tout prosélytisme : "Il ne sert à rien
d'enjoindre aux autres d'être gentils ; et il suffit pour soi de
ne l'être que de temps à autre. Cette disponibilité intermittente
que nous avons de nous ouvrir à autrui et de le servir évite
l'embrigadement habituel des morales qui finit en lassitude ou en
névrose".
Il conclut ce magnifique éloge en nous disant
que si nous souhaitons vraiment un présent plus harmonieux, "nous
ne pouvons plus ignorer [la gentillesse] et, pour ce faire, nous ne
pouvons plus résister à la tentation de la pratiquer et de
rejoindre à l'occasion de ces petits gestes une noblesse spirituelle
nouvelle et sans morgue", et que "Si les régimes
politiques et leur épanouissement ou leur décadence sont le reflet
de la moralité des citoyens, ne faut-il pas admettre que la pratique
de la gentillesse peut contribuer à un certain mode de vie et à la
rénovation de la vie sociale et politique ?"
Superbe
plaidoyer en faveur d'une vertu qui semble, cependant, de plus en
plus rare, voire même dépréciée de beaucoup.
Quant
au sublime roman d'Amado, voici mon commentaire : On
suit dans ce long roman la vie de Tereza Batista, vendue à onze ans
par sa mère et bientôt violée par le Capitão, qui porte en
collier les anneaux de toutes les filles qu'il a déflorées de
force, et à qui elle sert longtemps d'esclave dans le Nordeste
brésilien. Poussée à bout, elle le tue. Elle connaît alors le
bordel, la prison, la peste noire (combattue principalement par les
putes, plus que par les médecins bourgeois qui ont fui au
loin
la contagion potentielle !), participe à la grande grève des
prostituées de Bahia. Elle est ensuite entretenue par un homme riche
et aimant, qui se mêle de politique, mais comme
il "se
contenta d'administrer honnêtement", sa
carrière fut, de ce fait, très courte, et qui meurt dans ses bras.
À aucun moment cependant, Tereza ne désespère de trouver un amour sincère
et romantique : elle le trouve dans un marin de passage,
"mulâtre tanné, brûlé du vent de la mer, pauvre et de peu
d’instruction".
Tereza
Batista est un roman comme on n'en fait plus, plein de bruit et
de fureur, de rires et de larmes, un roman populaire d'une grande
richesse verbale, d'une construction savante, qu'on suit
passionnément. Tereza est une héroïne au grand cœur, dans une
histoire qui mêle le sublime au grotesque, le quotidien le plus
sordide aux aspirations les plus hautes, sans jamais tomber dans le
pathos et le larmoyant. Amado est un grand auteur populaire du
Brésil ; il décrit le peuple, son métissage, ses misères, sa
force aussi bien que son inertie. Amado est un conteur sublime, qui a
pâti de ses prises de position politiques (il aurait peut-être eu le prix Nobel). Il est pourtant aussi un
artiste qui a renouvelé constamment son art. Et qui fait passer sa
critique de la société tout en finesse.
J'ai
trouvé "Tereza Batista" dans la bibliothèque du cargo où
je naviguais, je l'ai lu sous les Tropiques, et j'ai pu vérifier
cette phrase de l'auteur : "ah ! la mer est un chemin sans
fin, elle possède une force indomptable, un pouvoir de tempête, une
douceur d’amoureuse quand elle devient écume sur le sable".
Roman truculent et drôle, tragique et pathétique, cruel et
satirique ("Imaginez, mon vieux, ces gens [les pauvres] en bonne santé et
sachant lire, quel danger !"), aux personnages nombreux et
toujours bien typés, qui nous propose une vraie tranche sociologique
de la vie des misérables (à ce titre, c'est un roman hugolien) du Brésil de
l'époque. Parfois Jorge Amado change le point de vue de narration,
et pourtant, à aucun moment on n'est perdu. Oui, on peut
s'émerveiller, se révolter aussi ("Quelqu'un qui bat une
femme, persécute un enfant, est une fleur qui sent mauvais, approuva
le géant"), devant le spectacle de la violence, des inégalités
flagrantes et de la misère, telles que racontées de main de maître
par le grand romancier brésilien.
Une
vraie réussite, d'une grande maîtrise narrative. Impossible de le
lâcher, quand on l'a commencé. Ou alors, c'est pour faire durer le
plaisir et retarder la fin !
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