vendredi 22 mai 2015

22 mai 2015 : Qui a peur des résidences pour seniors ?


le monde où je vivais par malchance et subsistais par miracle...
(Ivo Andritch, Sentiers, in La soif et autres nouvelles, L'âge d'homme, 1993)


Qu'est-ce que j'avais pas dit ? Depuis mon retour, je visite des foyers-logements et résidences senior, et j'en suis ravi : je me dis « Pourquoi pas ? Après tout, mieux vaut anticiper, et y aller par choix et décision personnelle, plutôt que par contrainte et décision prise par les autres pour nous placer ». Je suis seul. Je me dois d'y penser, les autres n'ont pas à le faire pour moi. Je viens à nouveau de visiter un de ces résidences services, la plus proche de chez moi, toute neuve, où il ne reste plus qu'un studio libre. Les T1 bis et T2 sont occupés. Mais ça change vite, me dit la directrice, comme la résidence est couplée à un EHPAD, certains y vont assez rapidement. Pourquoi ? Parce qu'ils ont trop attendu et qu'ils ne sont plus assez autonomes.
C'est le cas de la dame que je viens de croiser dans le hall de ma tour et avec qui j'ai pris l'ascenseur. Elle marche difficilement. Comme il y a cinq marches pour atteindre l'ascenseur, elle me dit « Je monte autant avec les bras qu'avec les jambes ». Et elle me raconte : son mari est mort il y a deux mois (après soixante ans de mariage), elle est désorientée, ne voit plus quelle utilité elle a, elle survit – elle pleurait presque en me parlant. Et, dans une tour comme la nôtre avec sa centaine d'appartements, aussi bien que dans une maison individuelle, c'est la grande solitude qui triomphe. Je n'ai pas osé lui dire qu'elle pourrait penser à une résidence services, où au moins elle bénéficierait d'une prise en charge collective (infirmière, psychologue, animation, restauration).
Il est vrai qu'à première vue entrer dans ces résidences, ce n'est pas très gai. Pour la simple raison que les gens attendent trop longtemps et se retrouvent donc entre octo et nonagénaires. Si davantage de septuagénaires (voire de sexa) y venaient, ça changerait la donne. On aurait moins la vision de déambulateurs, de fauteuils roulants (ça c'est l'EHPAD), et l'ambiance serait peut-être plus chaleureuse. Entendons-nous bien : il y a des vieillards qui sont chaleureux ; le problème, c'est qu'ils ne sont pas dans ces établissements (je pense à mes amis Georges, Jeanne, Odile), ils attendent eux aussi d'avoir un âge canonique pour se décider, ou que leurs enfants décident pour eux.
Quand j'ai dit dans la famille que ça me plaisait bien, ces résidences, ça a fait scandale : « Mais enfin, Jean-Pierre, tu plaisantes, tu es jeune, tu n'as pas l'âge ! » À quelques exceptions près : mes enfants (les mêmes qui me disent : « Tant que tu peux voyager, fais-le »), une de mes sœurs aussi, comprennent mon raisonnement. Mais dans l'ensemble, le tollé. Je pense qu'ils ont peur de la vieillesse. Ce n'est pas mon cas. Quoiqu'ils en disent, je ne suis pas jeune. Certes, je ne suis pas encore un vieillard. Mais je suis vieux, il n'y a aucun doute, je le sens dans mon corps comme dans mon esprit. Même si j'essaie de tout faire pour retarder l'inéluctable : voyages, sorties, vélo, lectures, écriture, rencontres... Je sens bien que je ne suis plus dans le coup.
Pourtant certains matins, je me sens léger. La plupart du temps, je suis guilleret. Presque toujours, j'arrive à m'enthousiasmer ou à m'émerveiller devant la couleur du ciel, une fleur, une personne qui me sourit, un mot d'enfant, un livre, un poème, un film, la venue d'amis, un mets qui me plaît. Mais que quelque chose d'inattendu arrive, j'ai du mal à réagir et à faire face. J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie, c'est miracle que je sois encore vivant. Mais je ne dois pas pousser le bouchon trop loin. Je dois anticiper le moment critique. J'ai encore l'âge de décider, pas sûr que je l'aurai encore d'ici quelques années, où je serai peut-être contraint, parce que les autres décideront à ma place.
Donc, pour l'instant, je m'informe. Je visite. Je constate. Et la vie continue. "Les enfants ne sont pas du tout malléables comme on le croit. Ils ont leurs lignes fortifiées, sur lesquelles ils résistent énergiquement", ai-je lu chez Montherlant (La ville dont le prince est un enfant, Gallimard, 1951). Je pense qu'on peut en dire autant des personnes de mon âge, j'allais écrire des « personnes âgées », mais ça ferait hurler ! Heureusement, je ne suis pas malléable. Et je suis capable de résister : quand j'aurai décidé de partir dans une de ces résidences, on ne me fera pas changer d'avis.
C'est bien moi !


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