le
monde où je vivais par malchance et subsistais par miracle...
(Ivo
Andritch, Sentiers, in
La soif et autres nouvelles,
L'âge d'homme, 1993)
Qu'est-ce
que j'avais pas dit ? Depuis mon retour, je visite des
foyers-logements et résidences senior, et j'en suis ravi : je
me dis « Pourquoi pas ? Après tout, mieux vaut anticiper,
et y aller par choix et décision personnelle, plutôt que par
contrainte et décision prise par les autres pour nous placer ».
Je suis seul. Je me dois d'y penser, les autres n'ont pas à le faire
pour moi. Je viens à nouveau de visiter un de ces résidences
services, la plus proche de chez moi, toute neuve, où il ne reste
plus qu'un studio libre. Les T1 bis et T2 sont occupés. Mais ça
change vite, me dit la directrice, comme la résidence est couplée à
un EHPAD, certains y vont assez rapidement. Pourquoi ? Parce
qu'ils ont trop attendu et qu'ils ne sont plus assez autonomes.
C'est
le cas de la dame que je viens de croiser dans le hall de ma tour et
avec qui j'ai pris l'ascenseur. Elle marche difficilement. Comme il y
a cinq marches pour atteindre l'ascenseur, elle me dit « Je
monte autant avec les bras qu'avec les jambes ». Et elle me
raconte : son mari est mort il y a deux mois (après soixante ans de
mariage), elle est désorientée, ne voit plus quelle utilité elle
a, elle survit – elle pleurait presque en me parlant. Et, dans une
tour comme la nôtre avec sa centaine d'appartements, aussi bien que
dans une maison individuelle, c'est la grande solitude qui triomphe.
Je n'ai pas osé lui dire qu'elle pourrait penser à une résidence
services, où au moins elle bénéficierait d'une prise en charge
collective (infirmière, psychologue, animation, restauration).
Il
est vrai qu'à première vue entrer dans ces résidences, ce n'est
pas très gai. Pour la simple raison que les gens attendent trop
longtemps et se retrouvent donc entre octo et nonagénaires. Si
davantage de septuagénaires (voire de sexa) y venaient, ça
changerait la donne. On aurait moins la vision de déambulateurs, de
fauteuils roulants (ça c'est l'EHPAD), et l'ambiance serait
peut-être plus chaleureuse. Entendons-nous bien : il y a des
vieillards qui sont chaleureux ; le problème, c'est qu'ils ne
sont pas dans ces établissements (je pense à mes amis Georges, Jeanne, Odile), ils
attendent eux aussi d'avoir un âge canonique pour se décider, ou que leurs enfants décident pour eux.
Quand
j'ai dit dans la famille que ça me plaisait bien, ces résidences,
ça a fait scandale : « Mais enfin, Jean-Pierre, tu plaisantes, tu es
jeune, tu n'as pas l'âge ! » À quelques exceptions
près : mes enfants (les mêmes qui me disent : « Tant
que tu peux voyager, fais-le »), une de mes sœurs aussi,
comprennent mon raisonnement. Mais dans l'ensemble, le tollé. Je
pense qu'ils ont peur de la vieillesse. Ce n'est pas mon cas.
Quoiqu'ils en disent, je ne suis pas jeune. Certes, je ne suis pas encore un
vieillard. Mais je suis vieux, il n'y a aucun doute, je le sens dans
mon corps comme dans mon esprit. Même si j'essaie de tout faire pour
retarder l'inéluctable : voyages, sorties, vélo, lectures,
écriture, rencontres... Je sens bien que je ne suis plus dans le
coup.
Pourtant
certains matins, je me sens léger. La plupart du temps, je suis
guilleret. Presque toujours, j'arrive à m'enthousiasmer ou à
m'émerveiller devant la couleur du ciel, une fleur, une personne qui
me sourit, un mot d'enfant, un livre, un poème, un film, la venue
d'amis, un mets qui me plaît. Mais que quelque chose d'inattendu arrive, j'ai du mal à
réagir et à faire face. J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie,
c'est miracle que je sois encore vivant. Mais je ne dois pas pousser
le bouchon trop loin. Je dois anticiper le moment critique. J'ai
encore l'âge de décider, pas sûr que je l'aurai encore d'ici
quelques années, où je serai peut-être contraint, parce que les autres décideront à ma place.
Donc,
pour l'instant, je m'informe. Je visite. Je constate. Et la vie
continue. "Les enfants ne sont pas du tout malléables comme on
le croit. Ils ont leurs lignes fortifiées, sur lesquelles ils
résistent énergiquement", ai-je lu chez Montherlant (La
ville dont le prince est un enfant, Gallimard, 1951). Je pense
qu'on peut en dire autant des personnes de mon âge, j'allais écrire
des « personnes âgées », mais ça ferait hurler !
Heureusement, je ne suis pas malléable. Et je suis capable de
résister : quand j'aurai décidé de partir dans une de ces
résidences, on ne me fera pas changer d'avis.
C'est bien moi !
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