L’ignorance
est toujours corrigible. Mais qu’adviendra-t-il si nous prenons
l’ignorance pour de la connaisance ?
(Neil
Postman, Se
distraire à en mourir,
trad. Thérésa de Chérisey, Nova, 2010)
Amusing
Ourselves to Death signifie
: se distraire jusqu’à la mort. Publié en 1985, cet
essai fut traduit chez Flammarion dès l’année suivante (et assez vite oublié, au moment même où, avec la multiplication des chaînes, notre télévision s'américanisait à outrance), réédité
chez Nova avec une préface de Michel Rocard en 2010, puis dans la
collection Pluriel en 2011. C’est dire l’intérêt de cet essai
de Neil Postman, ce théoricien américain des médias (1831-2003) qui
fut aux premières loges pour saisir l’impact de la révolution
culturelle que constitua l’invasion de la télévision dans les
foyers des USA à partir des années 50. À
l’ère de l’imprimé succédait l'ère de la communication
électronique dont la télévision fut le premier outil suivi par
l’ordinateur, légèrement évoqué dans le livre (puis internet et aujourd’hui
le smartphone).
"Son
thème, au fond, c’est l’art de penser. Il en rappelle les deux
conditions majeures, une langue subtile et du travail ! Et il
constate que quand la télévision a pris le contrôle à peu près
total des relations entre individus d’une même société –
livres et radios sont presque devenus marginaux – avec comme projet
exclusif le divertissement, l’entertainment,
alors la langue s’appauvrit, perd ses nuances et sa complexité, et
l’idée de l’effort nécessaire pour acquérir une culture ou un
savoir tend à disparaître", note Michel Rocard dans sa
préface. Postman pense que c’est le média télévision lui-même
(rappelant la formule de Marshall McLuhan, "le média est le
message", datant de 1967) qui ramène tout son contenu à ce
qu’il appelle du show-business, du spectacle, du divertissement, de
l’entertainment. Et qu’il structure désormais la société
américaine.
Ces
propos de 1985 n’ont pas pris une ride et s’appliquent maintenant
aux sociétés du monde "développé" (et pour ce que j’en
ai vu lors de mes voyages, également aux sociétés des pays en voie
de développement). Bien sûr, l’apparition d’internet s’est
engouffrée dans le vide culturel créé par l’imagination cynique
(rappelons Patrick Le lay : "Nos émissions ont pour vocation de le
rendre disponible
[le téléspectateur] : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer
entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps
de cerveau
humain disponible")
des
producteurs de l’image télévisée. Tout y passe : l’information
(à la fois pléthorique et parcellisée en courtes séquences de 30 secondes dont
chacune chasse la précédente et la fait sombrer dans l'oubli), la politique (ramenée au rang de publicité pour un homme, d’où l’élection
de Reagan à l’époque, de Trump aujourd’hui), la religion
(chapitre assez spécifique aux USA avec leurs télévangélistes),
et même l’éducation : tout est prétexte à spectacle et à
distraction, d’où le titre du livre, et chaque téléspectateur se
fait le fossoyeur de sa culture, en gobant des heures de spots
publicitaires, de brèves séquences d’information, le
saucissonnage de pseudo-débats et en participant au zapping permanent. Et Postman
choisit la référence presque constante à Aldous Huxley et à son
Meilleur
des mondes
(Brave
new world)
dans lequel la population choisit de son plein gré de s’aveugler
et de se vautrer dans le divertissement permanent, référence qu’il
oppose à celle d’Orwell dans 1984,
le pouvoir n’ayant même plus maintenant à censurer les
informations ni à contrôler ce qui doit être accepté (sauf dans
des zones résiduelles), parce que la machine visuelle en marche
suffit pour que les gens se satisfassent de ce qui leur advient.
L’auteur
fait une analyse extrêmement éloquente du phénomène et la
confronte fréquemment à l'histoire et aux données du passé. Pour
Postman, désormais, tout ce que nous recevons via la télévision
n’est plus que divertissement qui tombe dans un oubli rapide et
sert de base à des conversations maigrelettes ou triviales. Car le
rôle de la culture est de permettre aux individus de trier les
informations, d’user de la logique pour raisonner, les classer, les
relier entre elles et les assimiler, ce que ne fait pas un écran de
télévision. Il plaint surtout les enfants qui, biberonnés devant
les écrans, se retrouvent démunis : "En
regardant les informations télévisées, ils sont, plus que tous
autres, amenés à penser que ces comptes rendus sur la cruauté, les
crimes et les désastres sont grandement exagérés et qu’en tout
cas, il ne faut pas les prendre au sérieux ni y réagir sainement",
puisqu’elles sont présentées sous forme divertissante (faute de
quoi le téléspectateur zappe), entrelardées et suivies de spots
publicitaires ou d’émissions tout aussi amusantes destinées à
les faire rester devant l’écran…
Il
note enfin que les étudiants ne sont pas à l’abri des dégâts :
"la liberté de lire d’un étudiant n’est pas sérieusement
atteinte parce qu’on aura interdit un livre […]. Mais […] la
télévision porte clairement atteinte à la liberté de lire d’un
étudiant et elle le fait avec des mains innocentes, si on peut dire.
La télévision n’interdit pas les livres, simplement elle les
supplante". Et tout cela déstabilise les relations humaines et
affaiblit les sociétés traditionnelles : que dirait l’auteur s’il
voyait aujourd’hui tous nos techno-zombies qui se promènent dans
les rues avec leur smartphone à la main, des écouteurs aux
oreilles, et devenus presque imperméables à la moindre relation
sociale concrète ? Sans doute dirait-il comme Pasolini dans ses plus anciens
Écrits corsaires (1976) : "[La société de
consommation] a touché [les jeunes] dans ce qu’ils ont d’intime,
elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de
penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Il ne s’agit plus,
comme à l’époque mussolinienne, d’un enrégimentement
superficiel, scénographique, mais d’un enrégimentement réel, qui
a volé et changé leur âme".
Un
ouvrage de salubrité publique ! Mais qui ne nous dispense surtout pas de (re)lire Le meilleur des mondes (dans lequel on est déjà) ni 1984 (dans lequel on pourrait être aussi si on n'y prend garde). Ni peut-être Fahrenheit 451 : j'ai appris lors de mon voyage en Angleterre au mois de mars que pas mal de bibliothèques publiques ferment. On n'a plus besoin de brûler les livres aujourd'hui, ce sont les lecteurs qui disparaissent...
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