Les
gilets jaunes ne deviennent pas agressifs par hasard ! Ils ont
subi des vagues continues de violence quotidienne – économique,
symbolique, physique – qui se compacte en une colère sédimentée
qui n’avait jamais pu ou osé sortir. Cette violence-là est
archisaine !
(Alain
Damasio, Siné
Mensuel, N° 85,
avril 2019)
Au
fond, ce que nous avons vu en Roumanie, grâce à ce voyage
exceptionnel, c’est l’Europe de la culture, une rencontre autour
d’un écrivain : je voterai volontiers pour elle. Ce n’était
pas l’Europe des marchés, des technocrates, des lobbies et de la
finance, qui ne me donne aucune envie de voter, et je ne vois pas
dans la plupart des programmes proposés pour notre vote une raison
de changer d’avis. Je serai pourtant à Bordeaux le 26 mai… On
verra.
En
ce qui concerne les gilets jaunes, le petit essai de Danièle
Sallenave, Jojo, le gilet jaune (Gallimard, 3, 90 €), est roboratif. Elle analyse le
mouvement avec "un élan de sympathie, régulièrement renouvelé
par le contraste réjouissant, à la télévision, entre leur
assurance un peu maladroite et l’hostilité mal dissimulée des
journalistes et de leurs invités" (les fameux experts qui
pullulent sur les plateaux, "ceux qui savent" tout sur
tout, et font preuve, bien souvent, quand je les vois, d’une
imbécillité aussi arrogante à l’égard des gilets jaunes que
complaisante et courtisane devant les pouvoirs technologique, économique et politique) ; elle note
combien les gilets jaunes furent méprisés, insultés, humiliés par
le pouvoir et la plupart des médias : "Cette manière de
parler d’eux dans la presse, les médias, les milieux politiques,
sur les réseaux sociaux ! Une distance, une condescendance, un
mépris." Comme Danièle Sallenave, j’ai éprouvé assez
rapidement (en dépit de quelques dérapages racistes dans leurs
débuts) un "sentiment de connivence et de participation
sociale, politique, qui […] s’adressait à ceux dont je viens, [ce] petit peuple" qui voulait que leurs enfants
échappent à la précarité. Grâce aux études, comme moi, elle ne
subit plus les "contraintes qui marquent la vie des chômeurs, des retraités, ni les difficultés des artisans, commerçants, infirmières et aides-ménagères qui se retrouvent sur les ronds-points ; elle conclut que "ce qui
fait obstacle à la liberté, ce n’est pas l’égalité, mais
l’inégalité". Cette inégalité qu’accroît notre société
technicienne et dont le mouvement est un signal que nos gouvernants
prennent, me semble-t-il, bien à la légère – si l’on peut
dire, vu la lourdeur et la violence du dispositif policier qu’on
lui oppose.
Essai
à comparer avec l’excellent documentaire de Gilles Perret et
François Ruffin, J’veux du soleil, que mon cinéma favori,
l’Utopia, propose gratuitement en vision le samedi matin aux gilets
jaunes, avant leur manifestation, pour qu’ils aient une image
d’eux-mêmes honnête et non déformée par les médias. Excellente initiative
quand on sait que la plupart d’entre eux ne peuvent pas se payer le
luxe d’aller au cinéma : éloignement des salles, prix excessif !
Et que rien ne dit que ce film passera à la télé à une heure de
grande écoute...
Parmi
mes dernière lectures aussi, le formidable roman de Virgil
Gheorghiu, La vingt—cinquième heure, qu’étrangement, je
n’avais jamais lu encore. Une implacable dénonciation du
totalitarisme technique qui tourne autour de la seconde guerre mondiale et ses
suites : les camps dans lesquels le héros se trouve enfermé
toujours pour de mauvaises raisons, parce qu’on répartit "chacun
dans la catégorie à laquelle il appartient. C’est un travail
mathématique, précis". Dans cette société technique
(aussi bien celle des nazis, des communistes, que des Américains
libérateurs), "l’individu
est exclu". Comme le souligne l’auteur par la voix d’un
des personnages, "la société
moderne a liquidé les mysticismes et les poètes. Nous nous trouvons
en pleine période science exacte et mathématique et nous ne pouvons
pas revenir en arrière pour des motifs d’ordre sentimental".
Il est vrai que la période
couverte par le livre, qui va de 1939 à 1949, ne portait guère à
faire du sentiment. Mais déjà, "sans
même nous en rendre compte, nous renonçons à nos qualités
humaines, à nos lois propres. Nous nous déshumanisons, nous
adoptons le style de vie de nos esclaves techniques. Le premier
symptôme de cette déshumanisation, c’est le mépris de l’être
humain". Un livre prémonitoire.
Eh
bien voilà, on y est en plein, dans le mépris de l’être humain,
car, depuis 1940, le monde ne s’est pas amélioré. Ce mépris va
jusqu’au mépris de la nature (déforestations massives,
agriculture chimique qui tue les sols et nous empoisonne, élevage intensif absurde, pêche industrielle, productivisme
forcené, océans-poubelles), jusqu’à l’abandon de ce qui fait
notre humanité : le fait d’aller lentement, de regarder,
d’écouter, de humer, de toucher, de goûter, au profit de la
vitesse (ah ! ces innombrables nouveaux
modes de déplacement
électriques : hier, j’ai vu une planche à roulette
électrique !!! probable que les patins à roulettes électriques doivent exister ?), de l’œil
rivé sur un écran, de l’oreille vissée sur des écouteurs. Il
n’y a guère que le nez et la bouche qui ne sont pas encore
connectés à un de nos esclaves techniques auxquels notre société, décidée à nous aliéner,
tient à nous assujettir, mais ça ne saurait tarder.
Et
l’Europe, dans tout ça ? Elle fait de la Méditerranée un
cimetière, alors que ça devrait être notre cœur et notre poumon
(Mare nostrum, disaient les Romains) : "Nous qui sommes nés
sur les côtes de la Méditerranée, nous considérons comme nos
frères tous ceux qui sont venus mourir là. Je me déclare témoin
de la partie lésée, de ce Sud du monde qui forme presque toute la
planète", écrit Erri De Luca à ce sujet. Elle s’accommode
de la plupart des dictatures du monde, tant que celles-ci ne
dérangent pas les affaires juteuses des puissants : voir les livraisons d'armes ici et là. Elle laisse
pourrir en prison des indépendantistes catalans. Elle laisse chacune
de ses composantes organiser la chasse aux migrants. Elle impose au
peuple grec des mesures disproportionnées d’austérité. Elle
punit la violence des faibles, mais s’accommode de celle des
puissants... Il ne nous manque plus que le vote électronique pour que tout soit définitivement truqué !
Mais
c’est une toute autre histoire...
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