mercredi 1 mai 2019

1er mai 2019 : Europe, amour ou désamour



Les gilets jaunes ne deviennent pas agressifs par hasard ! Ils ont subi des vagues continues de violence quotidienne – économique, symbolique, physique – qui se compacte en une colère sédimentée qui n’avait jamais pu ou osé sortir. Cette violence-là est archisaine !
(Alain Damasio, Siné Mensuel, N° 85, avril 2019)


Au fond, ce que nous avons vu en Roumanie, grâce à ce voyage exceptionnel, c’est l’Europe de la culture, une rencontre autour d’un écrivain : je voterai volontiers pour elle. Ce n’était pas l’Europe des marchés, des technocrates, des lobbies et de la finance, qui ne me donne aucune envie de voter, et je ne vois pas dans la plupart des programmes proposés pour notre vote une raison de changer d’avis. Je serai pourtant à Bordeaux le 26 mai… On verra.


En ce qui concerne les gilets jaunes, le petit essai de Danièle Sallenave, Jojo, le gilet jaune (Gallimard, 3, 90 €), est roboratif. Elle analyse le mouvement avec "un élan de sympathie, régulièrement renouvelé par le contraste réjouissant, à la télévision, entre leur assurance un peu maladroite et l’hostilité mal dissimulée des journalistes et de leurs invités" (les fameux experts qui pullulent sur les plateaux, "ceux qui savent" tout sur tout, et font preuve, bien souvent, quand je les vois, d’une imbécillité aussi arrogante à l’égard des gilets jaunes que complaisante et courtisane devant les pouvoirs technologique, économique et politique) ; elle note combien les gilets jaunes furent méprisés, insultés, humiliés par le pouvoir et la plupart des médias : "Cette manière de parler d’eux dans la presse, les médias, les milieux politiques, sur les réseaux sociaux ! Une distance, une condescendance, un mépris." Comme Danièle Sallenave, j’ai éprouvé assez rapidement (en dépit de quelques dérapages racistes dans leurs débuts) un "sentiment de connivence et de participation sociale, politique, qui […] s’adressait à ceux dont je viens, [ce] petit peuple" qui voulait que leurs enfants échappent à la précarité. Grâce aux études, comme moi, elle ne subit plus les "contraintes qui marquent la vie des chômeurs, des retraités, ni les difficultés des artisans, commerçants, infirmières et aides-ménagères qui se retrouvent sur les ronds-points ; elle conclut que "ce qui fait obstacle à la liberté, ce n’est pas l’égalité, mais l’inégalité". Cette inégalité qu’accroît notre société technicienne et dont le mouvement est un signal que nos gouvernants prennent, me semble-t-il, bien à la légère – si l’on peut dire, vu la lourdeur et la violence du dispositif policier qu’on lui oppose.

Essai à comparer avec l’excellent documentaire de Gilles Perret et François Ruffin, J’veux du soleil, que mon cinéma favori, l’Utopia, propose gratuitement en vision le samedi matin aux gilets jaunes, avant leur manifestation, pour qu’ils aient une image d’eux-mêmes honnête et non déformée par les médias. Excellente initiative quand on sait que la plupart d’entre eux ne peuvent pas se payer le luxe d’aller au cinéma : éloignement des salles, prix excessif ! Et que rien ne dit que ce film passera à la télé à une heure de grande écoute...

Parmi mes dernière lectures aussi, le formidable roman de Virgil Gheorghiu, La vingt—cinquième heure, qu’étrangement, je n’avais jamais lu encore. Une implacable dénonciation du totalitarisme technique qui tourne autour de la seconde guerre mondiale et ses suites : les camps dans lesquels le héros se trouve enfermé toujours pour de mauvaises raisons, parce qu’on répartit "chacun dans la catégorie à laquelle il appartient. C’est un travail mathématique, précis". Dans cette société technique (aussi bien celle des nazis, des communistes, que des Américains libérateurs), "l’individu est exclu". Comme le souligne l’auteur par la voix d’un des personnages, "la société moderne a liquidé les mysticismes et les poètes. Nous nous trouvons en pleine période science exacte et mathématique et nous ne pouvons pas revenir en arrière pour des motifs d’ordre sentimental". Il est vrai que la période couverte par le livre, qui va de 1939 à 1949, ne portait guère à faire du sentiment. Mais déjà, "sans même nous en rendre compte, nous renonçons à nos qualités humaines, à nos lois propres. Nous nous déshumanisons, nous adoptons le style de vie de nos esclaves techniques. Le premier symptôme de cette déshumanisation, c’est le mépris de l’être humain". Un livre prémonitoire.
  
Eh bien voilà, on y est en plein, dans le mépris de l’être humain, car, depuis 1940, le monde ne s’est pas amélioré. Ce mépris va jusqu’au mépris de la nature (déforestations massives, agriculture chimique qui tue les sols et nous empoisonne, élevage intensif absurde, pêche industrielle, productivisme forcené, océans-poubelles), jusqu’à l’abandon de ce qui fait notre humanité : le fait d’aller lentement, de regarder, d’écouter, de humer, de toucher, de goûter, au profit de la vitesse (ah ! ces innombrables nouveaux modes de déplacement électriques : hier, j’ai vu une planche à roulette électrique !!! probable que les patins à roulettes électriques doivent exister ?), de l’œil rivé sur un écran, de l’oreille vissée sur des écouteurs. Il n’y a guère que le nez et la bouche qui ne sont pas encore connectés à un de nos esclaves techniques auxquels notre société, décidée à nous aliéner, tient à nous assujettir, mais ça ne saurait tarder.


Et l’Europe, dans tout ça ? Elle fait de la Méditerranée un cimetière, alors que ça devrait être notre cœur et notre poumon (Mare nostrum, disaient les Romains) : "Nous qui sommes nés sur les côtes de la Méditerranée, nous considérons comme nos frères tous ceux qui sont venus mourir là. Je me déclare témoin de la partie lésée, de ce Sud du monde qui forme presque toute la planète", écrit Erri De Luca à ce sujet. Elle s’accommode de la plupart des dictatures du monde, tant que celles-ci ne dérangent pas les affaires juteuses des puissants : voir les livraisons d'armes ici et là. Elle laisse pourrir en prison des indépendantistes catalans. Elle laisse chacune de ses composantes organiser la chasse aux migrants. Elle impose au peuple grec des mesures disproportionnées d’austérité. Elle punit la violence des faibles, mais s’accommode de celle des puissants... Il ne nous manque plus que le vote électronique pour que tout soit définitivement truqué !
Mais c’est une toute autre histoire...


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