On
est suspendu à l’humeur d’un chef. On a tout juste une existence
propre. On n’existe qu’en fonction de notre parfaite soumission.
La moindre tentative de redresser la tête et c’est le spectre du
pavé !... Le spectre du pavé !
(Jean
Meckert, L’homme
au marteau,
J. Losfeld, 2006)
Mon
père était certes un tyran domestique – du moins il apparaissait tel à
nos yeux d’adolescents de 17 et 18 ans, quand nous sommes devenus
externes, mon frère Michel et moi – mais j’ai toujours compris,
qu’ayant toujours été obligé de faire des courbettes serviles,
voire de se taire ou même de se mettre à plat ventre devant les
petits ou grands chefaillons qu’il a connus pendant ses périodes
de travail à la ferme, en entreprise ou à l’armée, que le seul
endroit où il pouvait se comporter en chef, c’était en famille,
particulièrement quand la parentèle venait nous rendre visite. Ça
nous horripilait, bien entendu. Mon frère Michel ne s’en est
jamais remis. Aujourd’hui encore, j’ai beaucoup de mal à
supporter ordres et injonctions. Et je sais à quel point le monde du
travail peut être impitoyable, ce que nous a rappelé entre autres
le procès (à retardement) de France télécom il y a peu, où la
privatisation a fait l’objet de mesures de management visant à
mener la vie dure à un certain nombre de cadres pour qu’ils
démissionnent ou s’en aillent ailleurs ; un trop grand nombre
se sont suicidés. On y a vu tous ces patrons et leurs sbires des DRH
(directions des ressources humaines, excusez-moi, messieurs, mais je
suis une personne humaine, pas une ressource) y venir, offusqués
d’être en posture d’accusés, et n’ayant pas le moindre
remords après la vague de suicides des années 2000. Je me suis dit
que si l’un des harcelés au travail avait choisi le meurtre à la
place du suicide, les DRH – au lieu de continuer à foutre la
trouille à tout le monde – auraient peut-être commencé à
paniquer eux aussi !
Rappelons-nous
des mots d’Alain Accardo : "Autrefois,
dans les tranchées de la Marne, les généraux à la Nivelle
faisaient fusiller leurs propres soldats, "pour
l’exemple".
Aujourd’hui on incite les salariés à s’éliminer eux-mêmes.
Remarquable progrès dans la gestion des ressources humaines !"
Les
romans de Jean Meckert sont noirs, très noirs (même quand ce sont
des polars de Série noire signés John ou Jean Amila). Ici, nous sommes dans les années 30, c’est
le roman de la vie quotidienne d’un petit employé aux écritures
des Contributions directes, Augustin Marcadet, livré à des tâches
répétitives et peu valorisantes, méprisé et même insulté
régulièrement par le chef du bureau, comme d’ailleurs tous ses
collègues : et nul ne se révolte ! Marié à Émilienne,
une gentille femme qui a cessé de travailler après la naissance de
leur fille Monique, notre Augustin supporte tant bien que mal la
médiocrité de son quotidien. Mais à trente ans, se regardant dans
un miroir, il "se trouvait toujours bien laid, bien quelconque,
avec des cheveux plats peignés en arrière, ses oreilles un peu
décollées, sa maigreur de petit bureaucrate, sa cravate façon
ficelle, son col de chemise mal coupé qui montait trop haut. Laid,
avec ou sans sourire. Fatigué, médiocre, quelconque, lui, Augustin
Marcadet", et il prend conscience qu’il n’en peut plus :
"Trente ans ! pensait Augustin… Ça lui paraissait comme
le seuil de la vieillesse, l’abandon des illusions, l’encroûtement,
la saleté, la ruine. Non, non, non !", avec la retraite
comme seul horizon consolant. On le suit dans le métro, au travail,
où on le voit écouter les commérages ou les plaintes des
collègues, les commentaires des étapes du tour de France, déjeuner
d'un plat réchauffé, faire une petite pause au square, subir les
brimades du chef et de la sous-cheffe, et rentrer chez soi, l’esprit
vide. Le soir, une fois la fillette couchée, tandis que sa femme
coud ou tricote, tout en écoutant la radio, il sort un livre de
droit, faisant semblant d’étudier (dans l’espoir de passer un
concours pour monter en grade), mais le cœur n’y est pas...
C’était déjà, à la fin des années 30, une fois les illusions
du Front populaire passées, la trilogie métro-boulot-dodo à
laquelle le chômage s’adjoignait pour faire une tétralogie.
Augustin
finit par craquer, et à la suite d’une nouvelle remontrance
particulièrement insultante de son chef, il réplique et l’insulte
à son tour, puis quitte le bureau, admiré par ses collègues qui
n’ont jamais osé franchir le pas. Il s’en cache d’abord à sa
femme, puis tente de lui expliquer : "je suis absolument
dégoûté de la vie qu’on mène… Arriver à trente ans, là, et
puis s'apercevoir qu'on est un rien du tout vivant... Partir
travailler le matin, rentrer le soir... Se perdre dans des habitudes,
avoir du cadavre autour de soi... N'avoir rien, rien à espérer que
des petites promenades du dimanche au Bois de Vincennes... Sentir que
tout ce qui est beau, et grand, et vrai, c'est pas pour nous...
N'avoir le droit qu'à fermer sa gueule et compter des petits sous...
Tu ne comprends donc pas, Émilienne, que c'est atroce, et qu'il y a
des moments où on n'en peut plus ?..." Il se met à la
recherche d’un boulot, mais ils sont des centaines à la faire, et
au bout de huit ans de bureau, il ne sait pas se vendre et peut-être
ne sait-il plus faire grand-chose d'autre que gratte-papier. Mais il
sent qu’il a regagné son estime de soi : "Pour une fois
qu’il avait agi en homme, il n’allait pas le regretter !…
Il était quelqu’un quand même, malgré sa petite allure et son
cabas à mangeaille !… Il avait fait quelque chose que bien
peu de gens avaient le courage de faire : jouer sa sécurité,
pour un peu de dignité", car "ça compte, quand même, la
dignité humaine !… S’il y en a qui peuvent s’en passer,
moi, je ne peux pas !…" Il a même envie de tout quitter,
sa femme ne le comprenant plus… Mais le coup de fouet ne sera qu’un
feu de paille. Pas facile d’échapper à sa condition de prolo.
L’écriture
de Meckert, sobre et incroyablement moderne, probablement influencée
par Céline (on
retrouve ses tics
d’abondance
des ! et des …, mais on songe aussi à Henri Calet ou à Louis
Guilloux) fait de L'homme
au marteau
(allusion à une expression utilisée par les commentateurs radio du
tour de France pour désigner le champion qui craque soudain) un
roman existentialiste avant la lettre (première parution 1943), un
roman de la condition humaine et du destin écrasant. Un roman de la
prise de conscience de la liberté et de la dignité, même si le
héros (ou anti-héros) finit par rentrer dans le rang. Un roman qui
nous rend notre dignité à nous aussi, lecteurs.
Attention,
si vous cherchez du pur divertissement, passez votre chemin !
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