jeudi 10 octobre 2019

10 octobre 2019 : petits et grands chefaillons qui nous font tant de mal


On est suspendu à l’humeur d’un chef. On a tout juste une existence propre. On n’existe qu’en fonction de notre parfaite soumission. La moindre tentative de redresser la tête et c’est le spectre du pavé !... Le spectre du pavé !
(Jean Meckert, L’homme au marteau, J. Losfeld, 2006)


Mon père était certes un tyran domestique – du moins il apparaissait tel à nos yeux d’adolescents de 17 et 18 ans, quand nous sommes devenus externes, mon frère Michel et moi – mais j’ai toujours compris, qu’ayant toujours été obligé de faire des courbettes serviles, voire de se taire ou même de se mettre à plat ventre devant les petits ou grands chefaillons qu’il a connus pendant ses périodes de travail à la ferme, en entreprise ou à l’armée, que le seul endroit où il pouvait se comporter en chef, c’était en famille, particulièrement quand la parentèle venait nous rendre visite. Ça nous horripilait, bien entendu. Mon frère Michel ne s’en est jamais remis. Aujourd’hui encore, j’ai beaucoup de mal à supporter ordres et injonctions. Et je sais à quel point le monde du travail peut être impitoyable, ce que nous a rappelé entre autres le procès (à retardement) de France télécom il y a peu, où la privatisation a fait l’objet de mesures de management visant à mener la vie dure à un certain nombre de cadres pour qu’ils démissionnent ou s’en aillent ailleurs ; un trop grand nombre se sont suicidés. On y a vu tous ces patrons et leurs sbires des DRH (directions des ressources humaines, excusez-moi, messieurs, mais je suis une personne humaine, pas une ressource) y venir, offusqués d’être en posture d’accusés, et n’ayant pas le moindre remords après la vague de suicides des années 2000. Je me suis dit que si l’un des harcelés au travail avait choisi le meurtre à la place du suicide, les DRH – au lieu de continuer à foutre la trouille à tout le monde – auraient peut-être commencé à paniquer eux aussi !
Rappelons-nous des mots d’Alain Accardo : "Autrefois, dans les tranchées de la Marne, les généraux à la Nivelle faisaient fusiller leurs propres soldats, "pour l’exemple". Aujourd’hui on incite les salariés à s’éliminer eux-mêmes. Remarquable progrès dans la gestion des ressources humaines !"


Les romans de Jean Meckert sont noirs, très noirs (même quand ce sont des polars de Série noire signés John ou Jean Amila). Ici, nous sommes dans les années 30, c’est le roman de la vie quotidienne d’un petit employé aux écritures des Contributions directes, Augustin Marcadet, livré à des tâches répétitives et peu valorisantes, méprisé et même insulté régulièrement par le chef du bureau, comme d’ailleurs tous ses collègues : et nul ne se révolte ! Marié à Émilienne, une gentille femme qui a cessé de travailler après la naissance de leur fille Monique, notre Augustin supporte tant bien que mal la médiocrité de son quotidien. Mais à trente ans, se regardant dans un miroir, il "se trouvait toujours bien laid, bien quelconque, avec des cheveux plats peignés en arrière, ses oreilles un peu décollées, sa maigreur de petit bureaucrate, sa cravate façon ficelle, son col de chemise mal coupé qui montait trop haut. Laid, avec ou sans sourire. Fatigué, médiocre, quelconque, lui, Augustin Marcadet", et il prend conscience qu’il n’en peut plus : "Trente ans ! pensait Augustin… Ça lui paraissait comme le seuil de la vieillesse, l’abandon des illusions, l’encroûtement, la saleté, la ruine. Non, non, non !", avec la retraite comme seul horizon consolant. On le suit dans le métro, au travail, où on le voit écouter les commérages ou les plaintes des collègues, les commentaires des étapes du tour de France, déjeuner d'un plat réchauffé, faire une petite pause au square, subir les brimades du chef et de la sous-cheffe, et rentrer chez soi, l’esprit vide. Le soir, une fois la fillette couchée, tandis que sa femme coud ou tricote, tout en écoutant la radio, il sort un livre de droit, faisant semblant d’étudier (dans l’espoir de passer un concours pour monter en grade), mais le cœur n’y est pas... C’était déjà, à la fin des années 30, une fois les illusions du Front populaire passées, la trilogie métro-boulot-dodo à laquelle le chômage s’adjoignait pour faire une tétralogie.
Augustin finit par craquer, et à la suite d’une nouvelle remontrance particulièrement insultante de son chef, il réplique et l’insulte à son tour, puis quitte le bureau, admiré par ses collègues qui n’ont jamais osé franchir le pas. Il s’en cache d’abord à sa femme, puis tente de lui expliquer : "je suis absolument dégoûté de la vie qu’on mène… Arriver à trente ans, là, et puis s'apercevoir qu'on est un rien du tout vivant... Partir travailler le matin, rentrer le soir... Se perdre dans des habitudes, avoir du cadavre autour de soi... N'avoir rien, rien à espérer que des petites promenades du dimanche au Bois de Vincennes... Sentir que tout ce qui est beau, et grand, et vrai, c'est pas pour nous... N'avoir le droit qu'à fermer sa gueule et compter des petits sous... Tu ne comprends donc pas, Émilienne, que c'est atroce, et qu'il y a des moments où on n'en peut plus ?..." Il se met à la recherche d’un boulot, mais ils sont des centaines à la faire, et au bout de huit ans de bureau, il ne sait pas se vendre et peut-être ne sait-il plus faire grand-chose d'autre que gratte-papier. Mais il sent qu’il a regagné son estime de soi : "Pour une fois qu’il avait agi en homme, il n’allait pas le regretter !… Il était quelqu’un quand même, malgré sa petite allure et son cabas à mangeaille !… Il avait fait quelque chose que bien peu de gens avaient le courage de faire : jouer sa sécurité, pour un peu de dignité", car "ça compte, quand même, la dignité humaine !… S’il y en a qui peuvent s’en passer, moi, je ne peux pas !…" Il a même envie de tout quitter, sa femme ne le comprenant plus… Mais le coup de fouet ne sera qu’un feu de paille. Pas facile d’échapper à sa condition de prolo.
L’écriture de Meckert, sobre et incroyablement moderne, probablement influencée par Céline (on retrouve ses tics d’abondance des ! et des …, mais on songe aussi à Henri Calet ou à Louis Guilloux) fait de L'homme au marteau (allusion à une expression utilisée par les commentateurs radio du tour de France pour désigner le champion qui craque soudain) un roman existentialiste avant la lettre (première parution 1943), un roman de la condition humaine et du destin écrasant. Un roman de la prise de conscience de la liberté et de la dignité, même si le héros (ou anti-héros) finit par rentrer dans le rang. Un roman qui nous rend notre dignité à nous aussi, lecteurs.
Attention, si vous cherchez du pur divertissement, passez votre chemin !

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