jeudi 12 décembre 2019

12 décembre 2019 : un chrétien en chemin



la télévision a pris le contrôle à peu près total des relations entre individus d’une même société – livres et radios sont presque devenus marginaux – avec comme projet exclusif le divertissement, l’entertainment, alors la langue s’appauvrit, perd ses nuances et sa complexité, et l’idée de l’effort nécessaire pour acquérir une culture ou un savoir tend à disparaître…
(Michel Rocard, préface de Neil Postman, Se distraire à en mourir, trad. Thérésa de Chérisey, Nova, 2010)


Notons que le livre de Postman date de 1985, même s’il n’a été traduit qu’en 2010. Il faudrait aujourd’hui ajouter "internet" et "le smartphone" à "la télévision" qui ouvre le commentaire que fait Michel Rocard du livre prophétique de Postman. Dom Jean-Pierre Longeat, père abbé de l’abbaye Saint-Martin de Ligugé notait dans Paroles d’un moine en chemin : entretiens avec Monique Hébrard (Albin Michel, 2005) : "Et puis il est tellement facile d’étouffer tous ceux qui ont une parole un peu prophétique et donc susceptible de gêner le développement économique de ceux qui tirent profit de la situation", ici l’étouffement étant d’avoir retardé la traduction en français de ce livre exceptionnel pendant vingt-cinq ans.


Je viens de lire ces Paroles d’un moine en chemin que m’a aimablement prêté Yvette, ma nouvelle connaissance de la Tour Mozart, âgée de 85 ans, et qui ne peut plus se déplacer que difficilement avec son déambulateur. Il se trouve que cette dame a fait des études approfondies de théologie, après avoir élevé sept enfants, et s’est occupée des cours de catéchèse dans le collège privé où enseignait mon frère Michel. Elle m’a appris qu’elle l’avait bien connu et qu’elle avait assisté aux cours d’éducation physique de détente qu’il donnait bénévolement au personnel volontaire du collège : encore une chose que j’ignorais et qui rehausse mon frère dans mon esprit.
Jean-Pierre Longeat répond aux question incisives de la journaliste et approfondit avec profondeur la spiritualité et le cheminement d’un moine dans une abbaye bénédictine. Il reste très attaché à la vie de sa communauté, et il sait que présider au destin du monastère ne le rend pas supérieur aux autres : "La présidence perçue comme un honneur personnel est vraiment dérisoire, et on sent vite l’incongruité de ce sentiment" (d’autres "présidents" pourraient en prendre de la graine, il est vrai qu’ils ne sont pas dans le cadre de la spiritualité). Musicien avant d’entrer en religion (il jouait du hautbois et s’efforce encore d’en faire régulièrement), il est effrayé par ce qu’est devenue la musique : elle "n’est pas, comme l’a induit longtemps la culture française, un divertissement secondaire qui meuble, un bruit de fond qui console", comme semblent se le figurer tous les adeptes du smartphone et des écouteurs vissés aux oreilles. Il est vrai qu’il est à bonne école, à Ligugé, avec la liturgie sacrée et le magnifique chant grégorien, comme j’ai pu l’entendre souvent avec Claire, puis maintenant avec Odile, quand nous allons écouter les vêpres avec recueillement.
Bien que moine, il reste aux écoutes du monde extérieur, constatant en voyant les "retraitants" (chacun peut aller faire une retraite de quelques jours à l’abbaye) les difficultés de tous : "En fait nous sommes un peu perdus dans ce monde, nous communiquons pour essayer de nous dire les uns aux autres où nous sommes et vers quoi nous allons", ce qui reste difficile aussi pour les moines qui passent pourtant leur vie en prière et en observant une règle très précise. Mais il constate des difficultés plus grandes à l’extérieur : "Comment voulez-vous qu’une société aussi incohérente que la nôtre, vivant sur la puissance de l’argent, puisse ne pas se trouver devant des problèmes insolubles de références fiables ?" Cette absence de références vient en partie de l’appauvrissement du langage et aussi de l’effacement du passé : "Or on ne peut pas faire table rase du passé. Il nous habite. Il nous a amenés là où nous sommes", et c’est bien là que le bât blesse dans notre monde presque totalement déchristianisé où, pour donner un exemple en cette période de Noël, il est difficile de trouver un enfant ou un adolescent qui sache avec précision ce que signifie Noël.
Et il constate aussi que vivre dans un monastère ne met pas complètement à l'abri de l’extérieur et ne permet pas toujours de prendre en compte le problème du mal : "Tout autour de nous règne la loi du plus fort, que nous percevons comme un mal. Dans ce contexte, ce qui m’étonne, c’est le bien, c’est qu’un être puisse sourire à un autre ou qu’un échange d’amour soit possible". Et il retrouve ici la connivence avec l’humanisme d’un Jean Rostand : celui-ci, "qui était agnostique, sinon athée, et qui disait : « Ce qui m’étonne dans le monde, c’est moins le mal que le bien. Pourquoi y a-t-il du bien ? » En effet, le bien est tout aussi surprenant que le mal", conclut notre humaniste chrétien, qui pense que le christianisme a encore beaucoup à apporter sur notre terre, à condition que nous remettions "en cause nos réflexes de « justes » tellement satisfaits".
Une lecture roborative, et il n’y en a pas tant que ça !


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