Tu
n'as pas besoin de dire tout haut ce que quelqu'un n'a pas envie de
savoir, surtout si la remarque blesse la personne concernée.
(Ingelind
Røssland,
Chasse à l'ange,
trad. Jean-Baptiste Coursaud, Rouergue, 2014)
À
première vue, voilà un film qui aurait pu ne pas me plaire. Il se
passe dans la haute société, décrit un milieu qui n'est pas le
mien et dans lequel je n'ai jamais eu, n'aurai jamais l'occasion de
vivre et probablement ne saurai pas vivre ni me comporter : un château, des domestiques, le monde de l'aristocratie
et de l'argent, le monde des dominants. Pour moi qui aime le chant et
l'opéra, l'héroïne, qui prétend vouloir chanter – mais chante
faux, ne cesse de m'écorcher les oreilles, en particulier avec des
airs d'opéras de Mozart que je connais très bien. Et tout ça se
passe dans un monde qui a complètement disparu, comme une sorte de
recherche
du temps perdu.
Et
voilà qui me ramène à Proust, le côté de Guermantes aussi bien
que la coterie des Verdurin, auxquels j'ai forcément beaucoup pensé
pendant la projection de Marguerite.
À Visconti aussi, d'autant plus que j'étais à Venise, et qu'en
sortant de la séance, je voyais de mes yeux les lieux que le grand réalisateur
avait filmés pour le crépusculaire Mort
à Venise.
La description de ce monde clos, raffiné, élégant, mais déclinant et condamné, m'a paru très réussie.
Donc
Marguerite chante faux. Mais elle ne le sait pas, puisqu'on ne
s'entend pas soi-même et que personne
n'a osé le lui dire. Ni son mari, le baron, qui l'a épousée pour
redorer son blason (c'est elle qui a l'argent) et qui s'efforce
d'être absent ou d'arriver en retard, à chaque fois qu'elle se
produit lors des rencontres privées du cercle de charité dont ils
sont membres très actifs. Ni bien entendu les associé(e)s du
cercle, trop contents de compter sur ses dons généreux pour les fêtes
qu'ils organisent. Ni son majordome noir qui, au contraire, magnifie
son idée fixe en la photographiant dans les costumes d'opéras
célèbres dans lesquels elle n'a bien entendu jamais chanté, et lui
fait porter après chaque récital des brassées de fleurs de
soi-disant admirateurs, tout en lui dissimulant les journaux où l'on
fait état de son chant calamiteux. Ni le professeur de chant, un
ténor un peu sur le retour, qu'elle engage afin de pouvoir enfin se
produire sur une vraie scène et qui accepte de l'aider, malgré une
audition d'essai catastrophique. Ni les jeunes journalistes qui, au fond
l'admirent, mais lui font croire qu'elle va pouvoir chanter à la
perfection la Marseillaise
pour une fête patriotique, alors qu'elle va s'y ridiculiser.
Beaucoup
de cruauté donc, de mensonges, de bassesse, d'hypocrisie,
dans
le film. À chaque séquence, on croit que Marguerite va déchanter,
découvrir enfin la vérité. Je ne raconterai pas la fin. Mais
l'imposture n'est pas toujours là où on la croit. Les imposteurs
ici sont le mari, les journalistes, la haute société qui les entoure, le vernis et le
brillant fallacieux de ces coteries qui font la pluie et le beau
temps et qui se drapent d'un mépris souverain et hypocrite envers les autres, alors qu'eux-mêmes cultivent la bassesse, la petitesse et les faux-fuyants. Marguerite,
elle, est honnête et sincère. Mythomane et névrosée sans doute,
mais a-t-elle le choix de ne pas l'être, avec un mari qui ne l'a
épousée que pour son argent ? C'est sa manière à elle, d'exister,
d'être un être humain, d'être une femme, de se réaliser à
travers un art qu'elle apprécie. Elle se dévoie, sans doute. Mais c'est tout à son
honneur.
Je
me suis demandé ce qui m'avait tant plu dans ce film : la
reconstitution d'époque, certes. La thématique générale, sans
doute. L'actrice principale que j'aime énormément, bien sûr, et
l'ensemble des acteurs, très bien dirigés. Mais probablement plus
que tout ça, c'est que je me suis reconnu dans le personnage de
Marguerite. Comme elle, j'essaie par la pratique d'un art – la
poésie – de me hisser au-dessus de moi-même. Comme elle, ma pratique est
peut-être tout aussi calamiteuse ; et comme elle, pourtant, je
continue. Et je me suis posé la question : autour de moi,
joue-t-on la comédie ? Pourquoi ne me dit-on pas que ce que
j'écris est nul (ce que je pense parfois) et
me laisse-t-on
dans
l'illusion ?
Trouverai-je un misanthrope, comme Alceste, assez franc du collier pour
me dire que "Franchement",
ce que tu écris "est bon à mettre au cabinet" ?
J'avoue
que j'ai presque décidé de ne plus écrire de poèmes, alors même que je pense avoir progressé (mais n'est-ce pas le cas de Marguerite ?), sauf si mon
nouveau manuscrit – en lecture chez des éditeurs – trouve
vraiment grâce à leurs yeux. Au fond, le film correspond tout à fait à mon attente, à mes doutes et à mes intérêts du moment, et c'est pourquoi il me plaît tant.
1 commentaire:
Bonjour, j'avoue qu'écrire des poèmes soit-disant nuls sont nocifs pour les oreilles que l'air de "La reine de la nuit": pour ces sons discordants, on ne tient pas 10 secondes. Par ailleurs, en ce qui me concerne, je ne sais pas ce qu'est un poème nul, tout le monde ne peut pas être Baudelaire. Moi aussi j'ai aimé ce film et continuez à écrire des mots qui forment des vers ou non. Bonne fin d'après-midi.
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