Et
je me souviens de ces lectures qu’elle [ma mère] a favorisées
comme d’une ouverture sur le monde.
(Annie
Ernaux, La
femme gelée,
Gallimard, 1981)
Sur ma lancée, j'ai continué par La
honte (paru
en 1997),
que j'avais déjà lu. Encore un livre exceptionnel, où elle explore
les mécanismes des différences sociales, et de la honte qui peut
naître quand on découvre qu'on est du monde d'en bas,
d'en-dessous : "Je
vivais à douze ans dans les codes et les règles de ce monde, sans
pouvoir en soupçonner d'autres."
Avec le poids effarant de la religion, dans cette Normandie profonde
des années 40 et 50 : "La
religion était la forme de mon existence. Croire et l'obligation de
croire ne se distinguaient pas."
Oserais-je écrire qu'aujourd'hui, ce poids effarant a été transféré
sur la télévision, qui forme et déforme l'existence de tout un
chacun, et internet ou le téléphone mobile, qui sont devenus
l'alpha et l'oméga de notre nouvelle nature ?
L'événement
est
aussi un livre exceptionnel,
où elle raconte son avortement de 1963
(vingt-six ans après Les
armoires vides,
elle éprouve le besoin de revenir dessus),
époque où c'était un crime ! Elle voit ça comme un des
drames liés à son milieu social d'origine : "Première
à faire des études supérieures dans une famille d'ouvriers et de
petits commerçants, j'avais échappé à l'usine et au comptoir.
Mais ni le bac ni la licence de lettres n'avaient réussi à
détourner la fatalité de la transmission d'une pauvreté dont la
fille enceinte était, au même titre que l'alcoolique, l'emblème.
J'étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c'était,
d'une certaine manière, l'échec social."
Eh oui, car le
fait est qu'à l'époque, les filles de la bourgeoisie pouvaient
aller avorter en Suisse ou en Angleterre sans grosses difficultés :
il suffisait d'avoir de l'argent et de connaître les réseaux !
Par
ailleurs, ça lui semble important de témoigner, et ici, on n'est
plus dans le roman, mais dans une sorte de constat existentialiste :
"D'avoir
vécu une chose, qu'elle qu'elle soit, donne le droit imprescriptible
de l'écrire. Il n'y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais
pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à
obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la
domination masculine du monde."
Elle profite de l'occasion pour nous rapprocher de l'actualité et
faire un audacieux rapprochement entre les passeurs de migrants et
les avorteuses, ce qui paraît surprenant, mais assez pertinent : "rien
n'arrête les Kosovars, non plus que tous les migrants des pays
pauvres : ils n'ont pas d'autre voie de salut. On pourchasse les
passeurs, on déplore leur existence comme autrefois celles des
avorteuses. On ne met pas en cause les lois et l'ordre mondial qui
l'induisent. Et il doit bien y avoir, parmi les passeurs d'immigrés,
comme autrefois parmi les passeuses d'enfants, de plus réguliers que
d'autres."
Et cela mérite d'être souligné aujourd'hui, en 2015, où l'on crie haro sur les trafiquants de migrants, mais sans analyser les causes mondiales ni l'ordre capitaliste qui l'induisent.
Quant
à La
femme gelée,
sans doute le premier livre d’elle que j’ai lu, au début des
années 80 (il date de 1981), c'est un roman. C'est un étonnant
portrait de femme, vraisemblablement très autobiographique, où elle
remonte à l’enfance et dresse des portraits inoubliables de sa
mère (qui était l’homme
de la maison) et de son père, doux et rêveur. Portrait sociologique
aussi d’une classe sociale où le ménage compte peu pour beaucoup
de femmes : "La
poussière, le rangement, elles s’en battaient l’œil,
s’excusaient tout de même, pour la forme, « faites pas
attention à la maison », disaient-elles."
Où
surtout les familles nombreuses pullulaient : "Pas
besoin d’un dessin pour savoir très tôt que les gosses, les
poulots comme tout le monde disait autour de moi, c’était la vraie
débine, la catastrophe absolue."
Pour
s'en sortir, il y a les études, où ses parents vont la pousser et
la faveur qu’ont eue très rapidement les livres : l'héroïne (mais
on devine qu'il s'agit de la
petite Annie) lit Autant
en emporte le vent
à neuf ans, avec délectation, elle y découvre les horreurs de
l’accouchement. Devenue jeune femme, elle se met en ménage, et
elle
découvre aussi la vie de couple et les rôles des genres (comme on
dit aujourd'hui avec raison) : pour la voiture, par exemple, "Bien
sûr, c'est lui qui conduit, un détail, tu tiens vraiment à prendre
le volant, il me cède comme si c'était un caprice ridicule de
gamine butée"
;
et à la cuisine, alors qu'elle espérait un partage des tâches –
tous deux étant étudiants : "Elle
avait démarré, la différence. Par la dînette. Le restaurant
universitaire fermait l'été. Midi et soir, je suis seule
devant les casseroles" ;
elle finit par se demander si tout ça est normal : "À
la fac, en octobre, j'essaie de savoir comment elles font les filles
mariées, celles qui, même, ont un enfant. Quelle pudeur, quel
mystère, « pas commode » elles disent seulement, mais
avec un air de fierté, comme si c'était glorieux d'être submergée
d'occupations."
Et
quand le mari a trouvé du boulot, elle, bien sûr, prise entre les
courses, la vaisselle, le bébé, entre ménage et déjeuner, elle
échoue au CAPES, ce qui n'empêche pas qu'elle doive assurer un
"ordre
où il valait mieux aussi que la table soit mise, l'épouse
accueillante, le repos du chef, sa détente, et il repartira
requinqué à deux heures moins le quart pour rebosser."
Tout est dit sans aucune méchanceté, comme un simple constat. Je
n'ai pourtant jamais lu un réquisitoire aussi implacable contre la
société qui impose au couple une place subalterne à l'une et privilégiée à l'autre. Et
je pense à ma mère et aux femmes de son époque : elles ont
tellement subi cet ordre de choses que je comprends les femmes d'aujourd'hui
de vouloir vivre autrement. Et au passage, on peut lire une
dénonciation savoureuse autant que terrible du fameux livre J'élève
mon enfant...
On
peut voir La
femme gelée comme
une application romanesque (quoique vraisemblablement très
autobiographique) du Deuxième
sexe
de Simone de Beauvoir. Impressionnant de justesse et de vérité, ce
livre, au dire d'Annie Ernaux, n'a plu ni au MLF de l'époque, ni,
évidemment aux magazines féminins, du type Elle.
Trop concret, et par là-même trop violent, trop proche de la vie
réelle, vraisemblablement. Trente ans après, on le reçoit toujours
comme une onde de choc ! Ah, cette double vie des femmes, avec
ce verbe-clé : s'organiser... "Organiser,
le beau verbe à l'usage des femmes, tous les magazines regorgent de
conseils, gagnez du temps, faites ci et ça, ma belle-mère, si
j'étais vous pour aller plus vite, des trucs en réalité pour se
farcir le plus de boulots possible en un minimum de temps sans
douleur ni déprime parce que ça gênerait les autres autour."
À lire les magazines d'aujourd'hui, on se dit pourtant que La
femme gelée
aura été un coup d'épée dans l'eau, tant on pourrait refaire le
même constat.
Puis
j'ai continué par La
place,
le magnifique livre qu'Annie Ernaux a consacré à son père ; je l'avais
déjà lu. Il y a peu de portraits des pères dans la littérature. Et là, cette fois, elle ne se masque plus sous
l'apparence d'un roman. C'est assez étonnant, quand on lit ses
différents livres à la suite, on est bien dans la lecture d'une
vie, d'une classe sociale et d'un déclassement, vers le haut :
"transfuge
de classe",
écrit-elle. Elle a souhaité ici "écrire
au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à
l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais
particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé."
Et un peu plus loin, cette constatation (que nous avons pu faire
aussi dans ma famille au sujet de notre grand-mère et de nos parents) : "Peut-être
sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence :
que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné."
Dans
Écrire
la vie,
sont réunis aussi les courts textes publiés par Annie Ernaux dans des
revues ou journaux ; je suis frappé, comme d'habitude, par
son souci de parler du concret et non pas de l'être humain en
général ; je retiens en particulier cette belle phrase qu'elle
écrivit en hommage à Pierre Bourdieu, après sa mort :
"substituer,
par exemple, à « milieux, gens modestes » et « couches
supérieures » les termes de « dominés » et
« dominants », c'est changer tout : à la place
d'une expression euphémisée et quasi naturelle des hiérarchies,
c'est faire apparaître la réalité objective des rapports sociaux".
D'une certaine manière, on
peut dire qu'elle a montré sur le plan littéraire les phénomènes
que Bourdieu, qu'elle admirait, avait analysés en sociologue. Et
elle ajoute dans ce même article : "Il
m'est arrivé de comparer l'effet de ma première lecture de Bourdieu
à celle du Deuxième
sexe
de Simone de Beauvoir : l'irruption d'une prise de conscience
sans retour, ici sur la condition des femmes, là sur la structure du
monde social."
Cette
prise de conscience parcourt tous les écrits d'Annie Ernaux, aussi
bien souterrainement qu'en surface, ce qui lui permet, dans un autre
article, de fustiger certains intellectuels, après la chute du mur
de Berlin : "Les
milieux intellectuels s'affligent de ce qu'ils appellent pour les
autres « course aux biens de consommation » avec un
mépris condescendant, comme s'ils s'en excluaient, comme s'ils
n'avaient pas eux-mêmes une auto, une chaîne hi-fi, voire un
ordinateur."
En tant que femme issue du milieu dominé, Annie Ernaux part toujours
de son vécu, et refuse les jugements abrupts des dominants :
"Pour
l'avoir vécu, je sais que désirer autre chose que les choses est un
luxe."
Relisons
Annie Ernaux.
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