Je
ne voyage que pour vérifier mon vide, revenir, écrire mes
souvenirs, un peu.
(Annie
Ernaux, Écrire la vie,
Gallimard, 2011)
Lors
de mon voyage en cargo de l'hiver dernier, je me suis replongé avec
délices dans les œuvres de Madame de Lafayette et d'Annie Ernaux,
l'aristocrate et la prolo déclassée (vers le haut), que je lisais
en parallèle. La première nous dit : "Je
parle fort peu ; c'est un grand secret pour ne pas dire beaucoup
de sottises."
À méditer, en particulier par moi, qui ai tendance, comme tous les
solitaires, à trop parler.
La
seconde : "J'ai
toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le « je »
qui circule de livre en livre n'est pas assimilable à une identité
fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales,
sociales, qui nous habitent."
Là
aussi, j'ai matière à méditer, c'est dans ce sens-là que je
souhaiterais orienter mon écriture, en retrouvant ces autres voix
qui
nous habitent. Je
me suis régalé en lisant la présentation par Annie Ernaux d'Écrire
la vie.
J'ai noté qu'elle apprécie beaucoup Venise, elle aussi.
Comme
Écrire
la vie
contient une grande partie des œuvres d'Annie Ernaux, j'ai commencé
par Les
armoires vides,
son premier roman, que je n'avais pas lu encore. Description sans fard de la société
des classes. Avec des éléments qui me rappellent ma propre enfance
dans la campagne des années 50 : "Il
n'y a pas un endroit pour s'isoler dans la maison, à part une
chambre à l'étage, immense, glaciale. L'hiver, c'est mon pôle Nord
et mes expéditions antarctiques quand je me glisse au lit en chemise
de nuit, que j'ouvre mes draps humides et rampe vers la brique chaude
enveloppée d'un torchon de cuisine."
Dans
Les armoires vides,
très autobiographique, l'auteur évoque la découverte des
différenciations sociales et langagières, à l'école, où elle se
trouve écartelée entre son monde originel, populaire et ouvrier, et
le monde nouveau, celui du langage relevé, celui de l'école, des
livres, celui de la bourgeoisie : "Elle
a changé tout de suite de conversation, la maîtresse, ce que je
vivais ne l'intéressait jamais."
La petite fille
tombe de haut : "moi,
la petite reine de l'épicerie-café, ici [à l'école] c'était
zéro."
Elle vit désormais dans un monde brouillé : "Il
n'y a peut-être jamais eu d'équilibre entre mes mondes. Il a bien
fallu en choisir un, comme point de repère, on est obligé."
Et, en fin de compte, le plus terrible : "Fallait
encore que je me mette à mépriser mes parents."
Je
savais déjà, avant d'avoir lu ce livre – mais pour avoir lu
d'autres titres de l'auteur, que j'étais passé en partie, moi
aussi, par les mêmes difficultés, la même déculturation par le
haut, ce qui m'a éloigné irrémédiablement de mon clan originel,
de mon père surtout. Je ne l'ai jamais renié, cependant, Annie
Ernaux non plus : elle finit quand même, devenue étudiante,
par se réconcilier avec ses parents, et avec "une
classe de gens qui n'est plus la mienne, des étrangers dont je peux
parler objectivement."
C'est important de garder la trace de ses origines. Les
armoires vides est
un magistral coup
de maître de l'auteur pour son premier roman publié. Elle a pu
constater, comme moi, que "la
littérature, même, c'est un symptôme de pauvreté, le moyen
classique pour fuir son milieu."
Est-ce
pour ça que nous aimons tant lire, nous les déclassés ?
J'ai
continué par Le vrai
lieu, le livre
d'entretiens qu'a eus Annie Ernaux avec Michelle Porte, cinéaste qui
en a tiré un film documentaire, à découvrir, bien sûr. Annie
Ernaux revient sur les lieux qui l'ont marquée, en particulier
l'Yvetot de son enfance et le Cergy où elle vit depuis une trentaine
d'années. Sur la séparation qu'il y a entre les deux, séparation
due en partie à "l'acquisition
du savoir intellectuel [qui] allait, va toujours, avec certaines
façons de parler, de se comporter, certains goûts, uns distinction
d'ordre social. Cette accession au savoir s'accompagne d'une
séparation."
C'est
à la fois affaire de langage : elle a découvert par l'école
(elle l'a bien montré dans Les
armoires vides)
"le
français légitime, correct, le beau langage. J'écris avec ce
langage-là, mais il me donne toujours un sentiment d'irréalité",
mais aussi et surtout de manières d'être : "j'ai
eu conscience de l'empreinte de ce premier monde sur moi, de
l'expérience précoce que j'ai eue de la pauvreté. De l'empreinte
aussi de bonheurs, de plaisirs, considérés souvent comme vulgaires
ou inférieurs, mais dont j'ai mesuré la force : les fêtes,
les repas, les chansons."
Elle
dit, à propos de sa mère : "Elle
aimait tellement lire que, pour elle, le prolongement de la lecture
c'était d'écrire soi-même."
Je crois que je pourrais dire la même chose de ma grand-mère ou de
ma mère, ou de ma cousine L., par exemple... et de moi-même, bien
sûr. Pour
ces femmes du peuple, qui aiment lire, qui ne savent pas toujours
reconnaître la littérature dite « légitime », le livre
est sacré. Et elles aiment tellement
lire,
pour reprendre l'expression d'Annie Ernaux, qu'elles pensent :
« Moi aussi, j'en ferais autant, si je savais... » Moi,
je ne sais pas, mais j'essaie...
En
tout cas, ce livre d'entretiens, outre qu'il éclaire l’œuvre
d'Annie Ernaux, éclaircit aussi ma propre trajectoire, et sans doute
celle de tous les déclassés de notre genre. Quand elle dit :
"la
différence qui joue dans l'écriture est davantage, selon moi, de
nature sociale que sexuelle. Qu'on soit homme ou femme, c'est
l'origine sociale qui détermine. On n'écrit pas de la même manière
quand on est issu d'un milieu populaire ou, au contraire,
privilégié",
non
seulement je souscris, mais je pense aussi que cette différence joue
dans la lecture.
Combien
de fois ai-je pensé pareillement, comme elle, qu'il y a eu des
situations où je ne me sentais
"pas
à ma vraie place, que j'étais là sans être réellement là. Ce
sont des situations mondaines la plupart du temps. Des situations où
je suis amenée à côtoyer un monde qui, par lui-même, nie d'une
certaine manière mon premier monde, le monde dominé. Le monde de
ceux qui n'en sont pas, voilà."
Son
livre d'entretiens est magnifique, comme l'était déjà le
précédent, L'écriture
comme un couteau (Stock,
2002).
Elle dit de nouveau dans celui-ci que l'écriture lui sert à
trancher dans le vif de la réalité, pour la découvrir et
l'éclaircir. Mais n'est-ce pas le cas de toute littérature, de la
vraie en tout cas ? Et j'aime beaucoup ceci qu'elle dit à
propos des Armoires
vides,
son premier roman : "J'écris
contre. Contre une forme de domination culturelle, contre la
domination économique, la domination des femmes contraintes à
l'avortement clandestin en 1972. J'écris contre la langue que
j'enseigne, la langue légitime, en choisissant d'écrire dans une
langue qui véhicule des mots populaires et des mots normands, dans
une syntaxe déstructurée."
Oui,
écrire contre, n'est-ce pas une forme de révolution ? Et elle
ajoute : "le
malaise qu'on peut ressentir quand quelqu'un fait en toute bonne
conscience une réflexion acerbe ou ironique sur les femmes de ménage
ou les « culs-terreux » et qu'on est soi-même né d'une
femme de ménage ou de paysans. Le malaise d'être complice d'une
expression de la domination touchant un proche."
Combien de fois me suis-je moi-même reproché cette complicité
parfois lors de ces réflexions désobligeantes, par incapacité la
plupart du temps d'avoir la répartie immédiate ?
En
achevant ce magnifique livre d'entretiens, je prends encore davantage
conscience qu'Annie Ernaux est un très grand écrivain, extrêmement
lucide, et qui me rappelle, par bien des aspects, Virginia Woolf :
même exigence d'écriture, même rigueur dans le contenu, même
souci de la forme. J'ai
été frappé par ce qu'elle dit sur le souci de totalité, que j'ai
ressenti moi-même quand j'ai eu quelque velléité d'écrire, et qui
m'a fait échouer dans plusieurs tentatives d'écriture : "Il
y a là, sans doute, un grand désir d'exhaustivité, de re-création
totale du temps passé vécu. Mettre tout dans l'écriture. C'est
comme ça que je ressentais les choses à 20 ans, tout dire. J'étais
démunie devant la totalité des choses à dire. Une totalité
effrayante, au moment d'écrire. Avec le temps, s'apercevoir qu'on ne
peut pas tout dire. C'est le choix qui compte. Le choix de ce qui
sera sauvé."
Trouver
la capacité de faire des choix, y compris le choix des mots,
eux-mêmes adaptés au choix des choses à dire. C'est peut-être là
ce qui fait l'écrivain, qui le fonde. "Écrire,
c'est créer du temps. Celui où va entrer le lecteur. C'est
silencieux, là où ça se passe",
ajoute-t-elle.
Ce qui m'autorise à penser que lire – en tout cas de bons et vrais
livres, de la littérature – c'est la même chose. C'est entrer
dans un autre lieu, et aussi dans un autre temps, dans un autre
silence, dans l'intérieur de soi.
Lisez Annie Ernaux.
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