L'artiste
de génie ne change pas la réalité ; ce qu'il change, c'est
notre regard.
(Juan
Ramón
Ribeyro, Propos
apatrides,
Finitude, 2011)
Après
l'art contemporain, le cinéma était la grande affaire de Venise en
ce début du mois de septembre. Il m'a semblé pourtant qu'il y avait
moins de monde à la Mostra que les années précédentes : les
grandes salles (Palabiennale, Sala grande, Sala Darsenna) étaient à
moitié vides, et les files d'attente nettement réduites. Signe
d'une désaffection pour le cinéma ? Absence de grosses
vedettes internationales (en dehors de Johnny Depp) ? Deux
points noirs : le son tonitruant des projections (j'ai fini, à
partir du troisième jour, par apporter mes bouchons auriculaires), à
croire que tout le monde est devenu sourd ; et surtout les
insupportables smartphones et iphones qui transformaient une grande
partie du public en robots plus attentifs à ce qui se passait dans
leurs mains qu'à ce qu'ils voyaient sur l'écran (idem d'ailleurs à
la Biennale ou dans les rues et places de Venise, où une bonne
moitié regardaient leurs mains plus que les œuvres d'art ou les
bâtiments et le paysage) : ils n'hésitaient pas à allumer
leur engin en pleine projection. Triste époque. Il n'y a pas que les
enfants qui, peu à peu, sont dans une addiction terrible et de moins en moins concentrés sur ce
qu'ils font.
matin : en route vers le Lido
Alors,
la Mostra 2015, une bonne cuvée ? Selon moi, oui, pour ce que
j'en ai vu. J'ai débuté par la réédition du superbe Alexandre
Nevski d'Eisenstein
(pas revu sur grand écran depuis le ciné-club du lycée, vers 1959)
et j'ai fini par l'extraordinaire Béhémoth,
du Chinois Zhao Liang, à la fois documentaire et essai lyrique sur
l'enfer créé par les mines et l'industrie dans la Chine
contemporaine : comme
il s'est servi de Dante comme fil conducteur, le film aurait pu
s'intituler "la
Diabolique comédie".
J'étais enthousiasmé ; à l'approche de la Cop 21 et de la
mascarade qui va s'y jouer, un film nécessaire, tout à l'opposé du
film à thèse (il ne pourra pas servir de base à un débat du type "dossier de l'écran"), un simple constat, mais d'un poète, comme un Victor Hugo aurait pu en faire.
les acteurs du film du Vanuatou, "Tanna" (pas vu)
Entre-temps,
j'avais aperçu et bien aimé Catherine Frot chantant comme une casserole dans
Marguerite,
Juliette Binoche ne se remettant pas de la disparition de son fils
dans L'attente,
un curieux film brésilien sur l'élevage des taureaux pour des
joutes où des hommes essaient de les renverser : Neon
Bull,
une terrible évocation des misérables (façon
Victor Hugo)
dans la rue à Manille : Blanka
(avec le film chinois, ce fut mon film préféré parmi les
nouveautés, et
le plus applaudi de ceux que j'ai vus, dix minutes non-stop),
presque aussi puissant que Los
olvidados
de Bunuel, qui reste le film de référence sur le sujet. Deux films
intéressants venus d'Afrique du nord et décryptant
la société de ces pays :
le tunisien À
peine j'ouvre les yeux
(Leïla Bouzid) et l'algérien Madame
Courage
(Merzak Allouache), deux films indiens remarquables : Island
city
et Visaanaraï,
un film turc sur le terrorisme (kurde, évidemment ?) : Abluka,
un très beau film singapourien : The
return,
sur un vieil homme sorti de prison politique après vingt années
d'incarcération et de torture, et un curieux film italien : Bagnoli
jungle,
qui croise plusieurs destins.
acteurs et équipe technique d'un des films indiens
Et
j'ai vu aussi le Lion d'or, Desde
allá,
du Vénézuélien Lorenzo Vigas. Ce
film n'est pas sans rappeler par son thème Eastern
boys,
vu à Venise il y a deux ans : un homme mûr, au passé trouble
(nous devinons qu'enfant, il a été violenté par son père),
n'assume pas son homosexualité et se prend d'affection
pour un jeune voyou. Très bien joué par Alfredo Castro (déjà vu
dans plusieurs films chiliens ou argentins), le film fut aussi très applaudi.
Mais
je pense que Béhémoth
méritait davantage le Lion d'or ; peut-être ne l'a-t-il pas eu
parce que ce n'est pas un film de fiction, mais une sorte d'ovni
cinématographique que seuls des poètes peuvent apprécier ?
entre deux films, la plage du Lido
Enfin,
dans les films restaurés, outre celui d'Eisenstein, je suis allé voir ou revoir des
merveilles (à mes yeux) : Léon
Morin, prêtre,
de Jean-Pierre Melville (Belmondo en soutane, très convaincant), La
lupa,
d'Alberto Lattuada (le néo-réalisme italien
encore bien vivant dans les années 50), Les
garçons de Fengkueï,
de Hou Hsiao Hsien (un de ses premiers films, où
l'on suit des
sortes de Vitelloni
taïwanais), Le
beau Serge,
de Chabrol
et Pattes
blanches,
de Jean Grémillon. Dans
ce dernier film, j'ai découvert Michel Bouquet dans un de ses
premiers rôles. Je signale que les films anciens passaient dans une
petite salle et qu'à l'exception du film italien, ils n'ont pas
attiré grand-monde... Les spectateurs seraient-ils devenus
amnésiques et s'amputeraient-ils eux-mêmes de toute l'histoire du
cinéma : ou est-ce le noir et blanc qui rebute, car seul le
film taïwanais était en couleurs ? C'est comme si, en littérature,
on ne lisait plus Molière ou Victor Hugo, en peinture, si on ne regardait
plus la
Joconde
ni la
Liberté guidant le Peuple,
ou en musique, si on n'écoutait plus Mozart ou Vivaldi...
devant le Palais du festival, un des lions sculptés
Aller
voir ces classiques ne m'a pas empêché de découvrir des
nouveautés, et quand je dis découvrir, c'est bien découvrir :
je n'ai pas acheté le catalogue de la Mostra, trop volumineux et
donc je n'avais souvent aucune idée du contenu des films avant de les voir, je n'en
savais que l'origine (pays, réalisateur, langue). À part trois
mauvaises surprises (un film portugais, un film chilien et un film
turc), je n'ai pas été déçu non plus. Le cinéma reste un art
plein de vitalité !
retour sur Venise, le soir
les gondoles, et à droite, le Palais des doges
1 commentaire:
Je ne suis pas cinéphile, mais quand même, vous me faites rêver!
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