La plupart du temps, les gens se comportent de façon mécanique, c‘est-à-dire selon des mœurs et des conventions acceptées. C‘est comme cela qu‘ils cachent la vérité sur eux-mêmes.
(Slawomir Mrożek, Le démiurge, in L’arbre)
Le plus dur, quand on voyage, c’est la barrière des langues, pour moi du moins qui suis peu doué en la matière. C’est entendu, les êtres humains sont les mêmes partout, avec les quelques particularités propres à chaque civilisation ou à chaque peuple, particularités qui d’ailleurs ont largement tendance à s’estomper, comme je peux en juger au cours de ce voyage : je ne vois guère de différence entre la jeunesse polonaise ou la jeunesse russe et la nôtre, on retrouve les mêmes pantalons, les mêmes téléphones portables, la même façon de marcher et de déambuler.
Mais la langue parlée reste, elle, en dernier ressort, un obstacle peu franchissable. Et quand, en plus, l’alphabet n’est plus le même, c’est simple, on se retrouve analphabète. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui à Saint-Petersburg. Pour déchiffrer les noms de rues, de monuments, je dois avoir recours sans arrêt à mon alphabet russe et à l’équivalence en alphabet latin. Et encore sais-je lire, et je peux donc procéder au déchiffrement. Mais je me mets à la place des nombreux immigrés qui débarquent dans n’importe quel pays, sans en connaître la langue, ni l’alphabet, si nécessaire aujourd’hui pour se déplacer. Et je me disais, qu’est-ce que ce sera quand j’irai en Chine, si j’y vais seul !
une ville de canaux, comme Venise
Je comprends maintenant pourquoi les voyages organisés ont tant de succès. J’avoue humblement que je viens de me balader à pied dans Saint-Petersburg, mais que je n’ai ni pris le métro, ni le tramway, ni un bus, par incapacité tout simplement de savoir comment acheter un ticket (il paraît qu’on utilise des jetons dans le métro), ni où d’ailleurs les acheter. Probable qu’on me renseignerait à l’hôtel si je posais la question, mais je pense que je n’oserais pas m’y aventurer seul de toute façon. À pied, aucun problème, muni d’un plan de la ville, du guide, on arrive à se déplacer et même à faire des kilomètres comme moi aujourd’hui.
Et puis, je n’ai pas l’âme d’un grand voyageur : la preuve encore, c’est que l’appareil de photo (du moins sa batterie) vient de rendre l’âme, et donc, adieu à de nouvelles photographies. J’espère que celles que j’ai prises aujourd’hui seront valables. J’ai pourtant rarement vu une ville aussi photographiable. Et quel plaisir de déambuler ici, où l’on ne se sent pas le seul piéton ! Par contre, moi qui ai emporté pas mal d’euros en espérant les changer, je n’ai pas vu un seul bureau de change (contrairement à Cracovie, où il y en avait partout), et les banques sont naturellement fermées. Résultat, je suis contraint d’utiliser ma carte bancaire pour retirer des roubles (nulle part, ils ne veulent d’euros, sauf le chauffeur de "taxi" qui m’a embarqué à l’aéroport, trop content de me rouler dans tous les sens du terme – enfin, faut bien que tout le monde vive, et c‘est de bonne guerre, il m‘a amené à l‘hôtel en un temps record, conduisait admirablement bien en se faufilant dans la circulation comme je n‘aurais pas su faire).
voilier sur la Néva
J’ai donc, dans ma longue déambulation, aperçu l’Église du Sauveur du monde (appelée aussi "sur le sang versé", d‘après mon guide, église du début du XXème dans le style ancien russo-byzantin, avec ses bulbes dorés, construite sur le site de l‘assassinat d‘Alexandre II en 1881), le Palais et le Jardin Mikhaïlovski, le Palais d’hiver et l’Ermitage (maintenant que je n’ai plus de photos à prendre, j’irai peut-être le visiter, si j‘arrive à surmonter la cohorte de touristes et la queue inévitable à la caisse), la Cathédrale Saint-Isaac et sa coupole dorée, le Manège de la garde montée (ressemble à un temple grec), le Palais Stroganof et l’Église Notre-Dame de Kazan, le Canal d’hiver (dont j’ai photographié le "pont des soupirs", sous lequel les amoureux se font prendre en photo), la Perspective Nevski, que j’ai arpentée sur plus d’un kilomètre, l’immeuble Singer, le Théâtre Alexandrinski et le Théâtre Tovstonogov, les canaux de la Moïka, de la Fontanka et Griboïedov, la Néva (que je traverserai peut-être demain pour aller visiter les îles de l‘autre côté), l’Église Notre-Dame-de-Vladimir… Et de nombreux bâtiments d’habitation magnifiques ouvrant de belles perspectives.
Bien sûr, la ville est immense, j’ai calculé que j’ai fait largement plus de dix kilomètres. On ne voit guère dans les rues que des gens assez jeunes, les "mamies" russes, comme on les voyait au cinéma, vendent des broderies, des fleurs ou des fruits et légumes. Les cars de touristes sont légion (venant aussi bien de Russie d‘ailleurs), ainsi que les paquebots de croisière, que j‘ai entraperçus au-delà d‘un pont. Je me suis surpris en train de rire devant certaines scènes de photographies de mariage (j’ai croisé au moins cinq cortèges de mariages qui se promenaient dans les différents parcs ou au bord des canaux pour les séances de photos, les robes de mariées se portent bien, même quand la mariée est enceinte jusqu’au cou !) ou devant l’étonnante robe courte (jamais vu aussi court en Occident !) d’une jeune fille qui donnait le bras à son ami, mais qui de l’autre main devait retenir le bas de la robe que le vent, aux abords de la Neva, relevait, découvrant la culotte !
Pas été embêté par le moindre quémandeur, et vu très peu de mendiants ou de SDF. J‘ai pourtant dû être repéré comme étranger, mais ça me confirme l’impression que les langues étrangères sont peu usitées – et ce n‘est certes pas moi, si nul en la matière, qui irai leur jeter la pierre ! J’ai acheté des fruits et une boisson, en faisant des gestes et en montrant du doigt, et la ou le vendeur notait le prix sur un papier ou me le montrait affiché sur la calculette.
Je vais essayer de ressortir ce soir — les fameuses nuits blanches de Saint Petersburg — en essayant d’être accompagné, les Français sont nombreux dans l’hôtel, mais ils sont en groupe et ont un programme organisé, semble-t-il. Je ne suis pas sûr de pouvoir m’y adjoindre. Mais je n’ai pas peur de me balader tout seul. J’éviterai quand même les parcs et les coins un peu écartés. Tant qu’il n’y a pas un instrument technique à prendre, du type métro ou tram, ça va. Et j’ai encore, pour demain et après-demain, de nombreux coins de la ville à visiter, qui resteront, ceux-là, hélas, sans photos !!!
"Tout livre est passage. Quand j'ouvre un volume et que je respire ses pages, je ne suis plus ici", ai-je lu dans le livre de Ricardo Menéndez Salmón, Le correcteur. Tout voyage l’est aussi. On respire un autre air, on ouvre les pages de la vie. Autant en Pologne j’ai été accompagné par mes amis, autant ici je suis obligé de m’accompagner moi-même et, étrangement, je ne me sens pas plus seul que chez moi. De toute façon, je ne saurais voyager sans emporter un livre et là, je navigue en pleine Russie aussi, puisque je me suis plongé dans Anna Karénine, ce roman de Tolstoï que ma grand-mère mettait au-dessus de tous les autres, et qui est en effet extraordinaire. Mon seul regret, c’est qu’il n’y ait plus d’Anna, de ces femmes russes qui parlaient impeccablement le français ! Je vous en livre cet extrait de dialogue :
"— Tu es heureux !
— C’est peut-être parce que j’apprécie ce que je possède et ne désire pas trop vivement ce que je n’ai point, répondit Lévine."
Saine philosophie, non ?
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