jeudi 7 mai 2009

7 mai 2009 : la lumière qui s'éteint

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Il y a trois sortes d’être de nature silencieuse : les timides, ceux qui jouissent d’un monde intérieur aussi vaste qu’ineffable, ceux qui n’ont rien à dire.
(Ronaldo Menéndez, La verticalité des choses, in Des nouvelles de Cuba)

Nous voici revenus au "mois des floraisons, mois des métamorphoses", que chantait Aragon dans son poème Les lilas et les roses, et qui me fait ressurgir à la lumière. Depuis quelque temps, l’hiver est devenu pour moi beaucoup plus que l’hiver. Désormais, c’est non seulement une saison, mais aussi l’étiolement de mon âme, qui subit la lumière qui s’éteint (j’emprunte cette impression au titre d’un beau roman de Kipling, auteur qu’on ne doit plus trop lire aujourd’hui, car considéré comme impérialiste, et pourtant conteur inégalé) peu à peu en Claire. La grisaille qui me tord la vue, le froid qui me mord les entrailles, les intempéries (excepté la fabuleuse tempête, inespérée, qui justement m’a transporté l’âme) qui empêchent les sorties, la maladie omniprésente, le sentiment d’abandon plus vif que jamais – pourtant amis et surtout famille ont été bien plus présents cet hiver-ci – et "voici l’hiver de notre mécontentement", que stigmatisait Richard III chez Shakespeare.
Avec les jours longs, la lumière revient, et le printemps sourit. Oui, je sais, c’est un lieu commun, mais les lieux communs ne correspondent-ils pas à des réalités ? Aujourd'hui, par exemple, le soleil qui me chauffait le dos sur ma vieille Rossinante, en revenant de ma visite à Georges Bonnet, m’a donné envie de me relancer dans les cyclo-lectures printanières. Justement, à midi, l’ami Claude m’a téléphoné pour me dire qu’il compte organiser une quinzaine dans les Deux-Sèvres en septembre prochain ! Je vais voir avec mon éditeur si je peux faire une lecture à La Crèche par la même occasion.
Et puis Mathieu est là, heureusement, car nous ne sommes pas trop de deux pour nous occuper de Claire. Qui est devenue silencieuse aussi, mais d’une quatrième sorte que n’avait pas prévue Ronaldo Menéndez : elle ne peut plus dire ce qu’elle souhaite, car nous ne comprenons presque plus ce que ses cordes vocales affaiblies laissent encore passer comme son, et c’est encore une autre lumière qui s’éteint.
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Pour me consoler de tout ça, j’ai lu heureusement cet hiver de nombreux livres, de grands et longs romans aussi bien que des recueils de poésie et de nouvelles.
Et surtout, j’ai découvert un nouvel ami : je me suis plongé dans Romain Rolland jusqu’au cou, pour essayer d’écrire un petit essai pour le prochain Liseron. Romans, journal et mémoires, biographies, théâtre, correspondance, musicologie, c’est un auteur complet, infiniment méconnu. En France tout au moins, où il pâtit encore de son attitude au-dessus de la mêlée pendant la guerre de 14, en dénonçant la "haine, qui est plus meurtrière encore que la guerre, car elle est une infection produite par ses blessures, et elle fait autant de mal à celui qu’elle possède qu’à celui qu’elle poursuit" (Romain Rolland, Lettre à ceux qui m’accusent, novembre 1914). C’est au-dessus de la haine ou contre la haine, qu’il voulait intituler son fameux article au-dessus de la mêlée, qui lui valut tant d’inimitiés tenaces. Je lis en ce moment Clérambault, histoire d’une conscience libre pendant la guerre, déniché chez un bouquiniste, où il expose sa position dans un roman transparent. Pas une œuvre d’art, car c’est un roman à thèse, mais Romain avait bien le droit de se défendre : "Votre chemin est le meilleur, le seul bon, dites-vous ? Suivez-le donc, et laissez-moi le mien ! Je ne vous oblige point à le prendre. Qu‘est-ce qui vous irrite ? Avez-vous peur que j‘aie raison ?" clame le héros de ce livre.
Maintenant que les derniers poilus sont morts, il serait temps qu’on reconnaisse que Romain Rolland était tout simplement en avance sur son temps, que c’était un grand Européen avant la lettre (et d’ailleurs reconnu comme tel dans beaucoup de pays d’Europe). Un grand homme tout court, et un de nos prix Nobel de littérature dont on peut être fier. Titre provisoire de mon étude : Romain le magnifique. Car cet écrivain fraternel, on a tout de suite envie de l’appeler par son prénom ! Stefan Zweig, autre grand écrivain européen, l’a fort bien senti en nous rappelant dans la roborative biographie qu'il a consacrée à mon auteur (qui fut son ami) que "le monde [avait] besoin d’un homme courageux qui proclame que l’éternelle mission de ce monde, qui s’en défend, c’est la fraternité."
Et ce qui me plaît aussi chez Romain Rolland, c’est sa foi invincible en l’humanité, foi qui reste étrangère à toute église établie, à toute chapelle, à un parti politique. À sa manière, il a été aussi, comme Panaït Istrati, qui l’admirait, l’homme qui n’adhère à rien. Sauf à la vérité, au refus du nationalisme et des haines qui en découlent. Et Jean-Christophe reste le grand roman européen (1500 pages, c’est vrai, qui peut encore en France lire ça !) que le monde entier admire, sauf les Français qui l’ont évacué des librairies et de la plupart des bibliothèques ! Triste époque… J’ai envoyé un mail à Gallimard pour suggérer que Jean-Christophe paraisse en Pléiade lors du centenaire (2012). Romain Rolland est le seul grand écrivain de cette époque qui ne soit pas dans la Bibliothèque de la Pléiade ! Serai-je entendu ? Et pour les jeunes, il faudrait qu’il soit en format poche. On ne trouve actuellement en librairie que son livre sur Haendel. Pourquoi pas son magnifique Beethoven ? Ses romans, néant ! Son théâtre, néant ! Son journal (qui renvoie au niveau zéro toutes les automachinchoses actuelles), néant ! J’enrage. Mais qui sait, mon article va peut-être réveiller les consciences, et quelques lecteurs de ce blog vont pousser les bibliothèques à ressortir de leurs magasins empoussiérés tel ou tel titre de mon cher Romain ?
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C’est comme ça aussi que la lumière s’éteint, quand on enfouit dans les profondeurs tout ce qui pourrait la pousser à jaillir comme dans la chanson de Brel !


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