mardi 26 mai 2009

24 mai 2009 : retour à terre


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Prudence du filet, je vous méprise.
(Jean Cocteau, Le Potomak)

Quand on a été suspendu sur un fil, comme ça, quand tout l’équilibre vient du balancier (Aragon), le réveil peut être brutal. Eh bien, pas toujours. Là, vers cinq heures du matin, je me suis éveillé tout doucettement pour aller inonder la prairie couverte de rosée, sous la clarté des étoiles, tandis qu’un oiseau chantait (un rossignol ?). Instant léger, magique. Je pensais que la vie avait quand même de ces beautés que les lève-tard ignorent définitivement. Je croyais le monde immobile, et seul mon regard lui donnait des couleurs : en pleine nuit encore, bien qu’au lointain vers l’est, ça commençait à blêmir, j’avais les pieds qui songeaient et la bouche pleine d’étoiles. Rentré, je me suis calfeutré sous le drap pour prolonger un peu mon rêve de funambule, puis pour continuer Jean-Christophe.
Levé tôt, je suis allé reprendre une douche, me raser, puis je suis remonté sur Rossinante chercher le pain. Le sac à pains était devant la porte de l’accueil fermé. Je vois sur le papier qu’il y en avait sept de réservés pour notre petit déjeuner (nous étions quinze !). Or, il n’en reste plus que quatre dans le sac. À tout hasard, j’en prends quand même deux, et rejoins le camp. Francine, une levée tôt aussi, que j’avais croisée et saluée en sortant de la douche, avait déjà fait le plein. Je suis reparti remettre mes deux baguettes dans le sac !
Petit déjeuner en plein air : un délice aussi, près de la ligne d’arbres dont les feuilles tremblaient d’un feu inconnu. Le groupe s’est reformé, et je ressors de ma besace une autre histoire, dédiée à une participante qui s’était momentanément absentée hier au soir, et avait manqué le cyclo-lecteur, dont elle m’avoua venir de lire le livre. Raphaël, qui a l’air d’avoir bien dormi, vient nous embrasser. Margot continue à bourdonner autour de nous. Les coups de soleil de la veille se révèlent.
Mais je pense au retour. J’ai deux solutions, rester avec le groupe, et rentrer en voiture avec eux du Blanc à Poitiers, ou faire tout le trajet à vélo en prenant une voie plus directe, ce qui me vaudra quand même plus de 90 km. J’opte pour la seconde solution, j’ai peur de rentrer trop tard avec eux, et puis j’ai besoin de solitude encore, de me laisser obséder par le poids de l’inconnu, et de confronter mon corps récalcitrant à une longue distance aussi. Je range mes affaires, remplis mes gourdes, donne un coup de balai dans la hutte. Et je fais mes adieux à ceux que j’aperçois, car une partie du groupe est à la toilette ou en train de ranger dans les huttes. Adieu, vocivélo, à la prochaine !
Retour sans histoire, quasiment en ligne droite (décidément ces longues lignes droites sont vraiment désagréables à vélo, et il me vient un petit regret d’avoir abandonné les autres qui prennent probablement des petites routes plus sinueuses). Les villages s’égrènent : Mézières-en-Brenne (jolie église aux vitraux exceptionnels), Tournon-Saint-Martin, Angles-sur-Anglin, où je m’arrête pour pique-niquer en face du château. Nous allions chaque année dans cette commune autrefois pour une soirée contes en plein air au mois d’août, et campions à Saint-Pierre-de-Maillé, la commune voisine. Le donjon du XIème reste relativement bien conservé, et en tout cas, fait rêver à des temps plus anciens. Et aussi me rappelle mon merveilleux guide d’hier, dont les informations bizarroïdes se dépliaient comme des ailes vers le soleil. Il me manque !
Il fait beau, très chaud même. Mais je continue vaillamment, peu gêné par une maigre circulation. Après Saint-Pierre-de-Maillé, où j’aurais bien piqué un saut dans la Gartempe (mais là aussi me manquait le conférencier avec son cours sur les dauphins, suivi de travaux pratiques), je m’arrête à La Puye pour un café bien mérité, faire remplir mes gourdes (j’ai déjà bu deux litres), écouter tout un groupe d’hommes assez âgés (enfin, de mon âge !) qui soignent leurs bedaines en dégustant leurs apéros multiples du dimanche et qui pérorent sport devant une télé écran plat XXL. Je m’installe sur la terrasse ombreuse pour continuer Jean-Christophe, qui me donne des clés sur ma propre enfance, et je continue ma route. Un énorme oiseau de proie débouche juste au-dessus de moi : est-il échappé du Château des Aigles, l’attraction touristique de Chauvigny ? Je penche pour une buse, plutôt.
Nouvel arrêt à Chauvigny, cette fois sur une pelouse au bord de la Vienne. Je fais un goûter, achève mon pain, mon fromage, la dernière banane, bois un bon demi-litre, m’étends sur le sol pour fermer les yeux et apercevoir mon ciel intérieur couronné d’herbe d’or, les rouvre pour achever L’aube de Jean-Christophe, avant de repartir. Rossinante a bien du mérite, par cette chaleur. On doit avoisiner les 30°. Je suis désormais en terrain connu et largement arpenté. Nous (Rossinante et moi) prenons l’embranchement vers Tercé, puis Savigny-Lévescault. J’avoue que je n’en peux plus, je recommence à ramer comme avant-hier, mais puisqu’il ne reste que quelques kilomètres, autant achever rapidement. Pourtant, j’ai la sensation que mon corps se construit encore, se dilate dans une fluidité qui m’était encore inconnue. Et dès que la route est plate ou en légère déclivité, j’enroule le grand plateau, ce que je me permets rarement.
Et je rentre gaillardement à 16 h 30, trempé de sueur, rougi par le soleil – je me rends compte que c’est la première fois de l’année que je roule bras et jambes nus – pour retrouver la famille. Le funambule a atterri. L’ivresse se dissipe, Rossinante a regagné son écurie. Et le cyclo-lecteur, bruissant encore de feuillage dans sa voix, vient s’excuser de cette longue absence auprès d’une Claire en très petite forme.
Sur la route, je pensais un peu à Kerouac ou à Istrati, ces grands bourlingueurs, et je me disais que le cœur voyage seul, dans le flux et le reflux du déplacement, mais qu’une partie reste au loin, près des êtres aimés. Sacré privilège que d’être aimé !

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