mardi 12 mai 2009

12 mai 2009 : Appelez-moi Aloysius !

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On est trop exigeant à dix-sept ans ; on a lu trop de livres ; on mesure dédaigneusement ses maîtres à l’échelle de ses écrivains préférés.
(Alexandre Vialatte, Battling le ténébreux)

Oui, tout âge pose ses problèmes, qui ne sont pas les mêmes. Quand on est jeune, comme le rappelle Vialatte, c’est le dédain des vieux ! Car les écrivains que nous aimons ont le privilège de paraître toujours jeunes (puisque nous les lisons avec nos yeux et notre mentalité d’adolescent et de jeune homme), au contraire de nos profs ou de nos parents, dont le savoir et la pesanteur morale ou pédagogique nous écrasent.
Mais quand on a atteint un certain âge, comme on dit, d’autres problèmes nous assaillent. Celui de l’humour, par exemple ; on finit par en manquer, sauf à blaguer la mort. Celui de l’oubli, aussi, et plus fréquent encore, si on en juge par le nombre de malades d’Alzheimer. D’ailleurs, on oublie l’humour, justement. Ce que me font remarquer quelques-un(e)s de mes lecteurs(trices) du blog : ce que tu es sérieux ! Pontifiant même, parfois (euphémisme, ils ou elles veulent dire souvent !)… Ont-ils lu Ta Ketty t’a quitté (30 avril) ?
Effet de l’âge, je ne sais pas pour ce qui concerne l’humour. Je ne suis pas quelqu’un de fantaisiste, pour sûr. Encore que… Par certains côtés, ma vie a eu plus de fantaisie que bien d’autres vies ! J’ai su rencontrer et me lier avec tout un tas d’originaux.
Donc, est-ce que je manque d’humour ? Sûrement au sens habituel du terme : par exemple, je n’ai jamais raconté d’histoires drôles, et quand on en raconte, en général, ça me fait au mieux sourire, rarement rire, et en général ça me laisse de marbre.
Pourtant, au cinéma, avec Buster Keaton, Charlie Chaplin, Laurel et Hardy, Jacques Tati, les Marx Brothers, Jerry Lewis, Bourvil et Louis de Funès (dans leurs films ensemble, ou pour De Funès, Ni vu ni connu), et même Darry Cowl (Le Triporteur m’a récemment transporté dans un rire jusqu’aux larmes, est-ce parce qu’il se moque – gentiment du football – et que ça m’a rappelé mes lamentables tentatives footballistiques d’enfance ?), avec tous ces acteurs et bien d’autres, je me suis payé des tranches de rires homériques, d’un rire bruyant, métallique, vengeur parfois, et souvent sympathique. Il y a des livres que j’ai lus en me tordant, ou en hurlant de rire : Les contes du chat perché, de Marcel Aymé, Zazie dans le métro, de Queneau, La cantatrice chauve, de Ionesco, La burlesque équipée du cycliste de Wells, Fantômes et farfafouilles de Fredric Brown, ou Sacrées sorcières de Roald Dahl. Et tant d’autres.
Mais je manque moi-même de fantaisie. Que ce soit dans les domaines vestimentaire, alimentaire, du loisir, de l’écriture, j’ai l’esprit de sérieux. Je ne me suis que très rarement lâché, comme on dit aujourd’hui. Un vieux fonds de protestantisme ? De calvinisme ? C’est le cinq centième anniversaire de la naissance de Calvin. La Bibliothèque Universitaire de Poitiers présente une exposition sur Calvin en ce moment. Hou là, ça rigole pas, et la conférence de l’autre jour a montré tout le sérieux de notre réformateur. Pourtant, Calvin ne manquait pas d’humour, quand il stigmatisait le culte des reliques, par exemple (excusez la langue du XVIème siècle, orthographe actuelle tout de même) :
« C'est maintenant aux apôtres d'avoir leur tour. Mais pour ce que la multitude pourrait engendrer confusion, si je les mettais tous ensemble, nous prendrons saint Pierre et saint Paul à part (...). Leurs corps sont à Rome, la moitié en l'église Saint-Pierre, et l'autre moitié à Saint-Paul. Et disent que saint Sylvestre les pesa pour les distribuer ainsi en égales portions. Les deux têtes sont aussi à Rome, à Saint-Jean de Latran, combien qu'en la même église il y a une dent de saint Pierre à part.
« Après tout cela, on ne laisse pas d'en avoir des os partout : comme à Poitiers, on a la mâchoire avec la barbe, à Trèves, plusieurs os de l'un et de l'autre, à Argenton en Berry, une épaule de saint Paul. Et quand serait-ce fait ? Car partout où il y a église qui porte leurs noms, il y en a des reliques. Si on demande quelles, qu'on se souvienne de la cervelle de saint Pierre dont j'ai parlé, qui était au grand autel de cette ville. Tout ainsi qu'on trouve que c'était une pierre d'éponge, ainsi trouverait-on beaucoup d'os de chevaux ou de chiens, qu'on attribue à ces deux apôtres.
« Avec les corps il y a suite. A Saint-Salvador, en Espagne, ils en ont une pantoufle ; de la forme et de la matière, je n'en puis répondre. Mais il est bien à présumer que c'est une semblable marchandise que celle qu'ils ont à Poitiers, lesquels sont d'un satin broché d'or. Voilà comment on le fait brave après sa mort, pour le récompenser de la pauvreté qu'il a eue sa vie durant. Pource que les évêques de maintenant sont ainsi mignons, quand ils se mettent en leur pontificat, il leur semble avis que ce serait déroger à la dignité des apôtres si on ne leur en faisait autant ».
Un peu long, cet extrait du Traité des reliques (1543, éd. actuelle chez Labor et Fides), mais je tenais à montrer que Calvin savait aussi se moquer, et qu’il parle aussi de Poitiers.
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En ce qui concerne l’oubli, là, je crois que c’est propre à l’âge qui avance. Depuis quelques années, nous avions notre petite plaisanterie privée (private joke, en anglais), ou clin d’œil, si on veut, Claire et moi. Comme il nous arrivait assez souvent d’oublier quelque chose quand on faisait les courses (moi), un rendez-vous (moi, qui, me fiant à ma mémoire, ne consulte que rarement l’agenda), l’heure ou la date (Claire surtout), à chaque oubli, l’autre posait la question : « Quel est le prénom d’Alzheimer ? ». Réponse attendue : « Aloysius ».
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Aloysius est en effet le prénom d’Alzheimer. On dit que tant qu’on se souvient de son prénom, on n’est pas atteint de la maladie. Prénom suffisamment rare pour être inconnu quasiment. Pour ma part, je ne connaissais que Aloysius Bertrand, un de nos petits romantiques, poète gothique en prose de Gaspard de la nuit, dont voici un extrait qui ravira ceux d’entre vous qui habitent à la campagne, n’est-ce pas, Michel, Anne-Marie, Josué, André, Claude, Virginie et compagnie :
« Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des bois pour parasol, et l'automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie, et quelque giroflée qui fleure l'amande.
Mais l'hiver, quel plaisir ! quand le matin aurait secoué ses bouquets de givre sur mes vitres gelées, d'apercevoir bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours s'amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige et la brume.
Quel plaisir ! le soir, de feuilleter sous le manteau de la cheminée flambante et parfumée d'une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils semblent, les uns joûter, les autres prier encore.
Et quel plaisir ! la nuit, à l'heure douteuse et pâle qui précède le point du jour, d'entendre mon coq s'égosiller dans le gelinier et le coq d'une ferme lui répondre faiblement, sentinelle juchée aux avant-postes du village endormi.
Ah ! si le roi nous lisait dans son Louvre, — ô ma muse inabritée contre les orages de la vie, — le seigneur suzerain de tant de fiefs qu'il ignore le nombre de ses châteaux, ne nous marchanderait pas une chaumine ! »
Mais pour en revenir à Aloysius, donc ce prénom est devenu l’objet d’une plaisanterie usuelle entre nous. Or, voici quelques jours, nous avons revu Pascal, un des deux infirmiers qui s’occupent des soins pour Claire, dans le cadre de l’Hospitalisation à Domicile, les autres étant des infirmières. Ça faisait quinze jours qu’il n’était pas venu. C’était le soir. Comme nous avions, Mathieu et moi, couché Claire qui s’endormait déjà, je l’ai réveillée et, lui montrant Pascal, je lui ai posé la question : « Tu le reconnais ? » Car, depuis quelque temps, Claire a des oublis profonds. Quelquefois, on se demande si elle reconnaît les gens. Là, elle avait l’œil vague… Je poursuis : « Comment il s’appelle ? » Elle réfléchit, et soudain, son œil s’illumine, goguenard, et sa voix parfaitement limpide éclate clairement : « Aloysius ! ».
Nous avons bien ri, tous les quatre, j’ai expliqué notre plaisanterie à Pascal et Mathieu. Claire a donc, en dépit de ses grosses difficultés de communication actuelles, conservé son humour particulier. Tant mieux !

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