dimanche 5 avril 2009

5 avril 2009 : contre l'oubli, lire et écrire


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Tout artiste est précieux car il apaise le monde humain et enrichit le cœur des hommes.
(Natsume Soseki, Oreiller d’herbes)


Est-ce que j’avais idée, il y a cinq ans, quand j’avais annoncé mon projet de cyclo-lecture, qu’il déboucherait sur un processus d’écriture irrésistible ? Moi qui, jusque-là, avais toujours eu des tentatives d’écritures avortées, arrêtées en queue de poisson au bout de dix, vingt, soixante pages ? Moi qui voulais écrire mon Ulysse, mon Éducation sentimentale, mon roman total qui dirait tout, non pas de ma vie personnelle – sans grand intérêt – mais de mon expérience de la vie et du monde contemporain, et qui serait donc une somme torrentielle de plus de mille ou deux mille pages, où, de l’enfance à la vieillesse le héros (ou l’héroïne ? j’aurais bien aimé me masquer derrière une femme, comme Flaubert avec Madame Bovary) verrait défiler l’ensemble de ses aventures et de son flux de pensée, le tout ancré dans les faits sociaux, et présenté dans un savant désordre chronologique ?
Seulement, voilà. Je suis trop paresseux. Mener à bien un tel projet d’écriture demande un travail colossal, auquel il faut s’atteler tous les jours. J’imagine que Joyce ou Proust, comme Flaubert, ont mis une dizaine d’années à réaliser leur grand œuvre. Et puis, je manque vraiment d’imagination pour réussir un roman, ce que j’ai écrit jusqu’à présent, je sens bien que ça ne vit pas, que ça sent l’artifice. Je ne suis pas Balzac, ce que je peux écrire, je le tire de ma vie. Après tout, je ne suis pas le seul. Un grand écrivain comme Gide n’était pas un romancier non plus – et le reconnaissait. Et je ne suis pas non plus capable d’autofiction, tellement à la mode ces temps-ci. Probable que ma vie n’est pas suffisamment intéressante, ou que je ne me regarde pas assez le nombril, pourtant assez joli, selon ce qu’on m’a dit.
Par contre, tenir un journal (j’avais commencé ça à dix-huit ans, et puis j’ai laissé tomber, car c’était lamentablement nul ; nous avons tenu aussi quelques journaux de vacances, avec Claire) à partir d’un projet comme la cyclo-lecture – à condition de la réaliser – s’est avéré juste. Enfin, juste… Disons déclencheur d’une écriture quasi automatique, le besoin de me remémorer chaque journée passée à vélo sur les routes, ce que j’avais vu, les gens que j’avais rencontrés, les parfums, l’atmosphère, les mille et une péripéties, les lectures aussi, pour ne pas oublier aussitôt.
Car j’ai bien senti que depuis mon départ à la retraite, j’oublie presque tout ce qui se passe – peut-être est-ce dû aussi à mes conditions de vie actuelles, à la maladie qui me concentre sur elle et me fait quasiment oublier tout le reste. Alors que je me souviens presque parfaitement d’épisodes anciens de mon enfance et de ma jeunesse, je ne sais plus ce que j’ai fait hier ou la semaine dernière, si je ne consulte pas mon agenda ! Alors que je garde une mémoire prodigieuse de livres lus à quinze ou vingt ans, de films vus dans les années 50 et 60, parfois jusque dans le moindre détail, si je ne prends pas de notes et ne fais pas un bref compte rendu, il ne me reste rien d’un livre lu ou d’un film vu il y a un mois. C’est terrifiant. La mémoire immédiate me fuit au profit de remembrances fort anciennes.
C’est aussi pourquoi je continue à lire beaucoup, et à relire, à revoir des films aussi, remède à l’amnésie galopante ou à la distraction passagère. Je souscris aux propos de Jean-Paul Kauffmann, dans son superbe livre La maison du retour : "Comme beaucoup de gros liseurs, j’ai longtemps entretenu un commerce névrotique avec les livres. Peur d’en manquer ? Cette hantise remonte à mes années de jeunesse où je ne lisais pas à ma faim." De même que je suis assez peu dépensier, par peur de manquer (encore un reste de mon enfance pauvre), je lis beaucoup, par peur de manquer le livre qui va me transfigurer, me transporter sur la montagne, me faire contempler le pays où coulent le lait et le miel, me grandir un peu plus encore. Et j’ai de quoi faire ! Il y a tant d’auteurs et de livres, et il en paraît chaque jour une quantité invraisemblable : voilà-t-y pas même que j’en rajoute un !
Parce que écrire aussi permet de lutter contre l’oubli. Je ne sais pas si ce que j’écris vaut quelque chose ; Claire, bonne lectrice, m’a fait refaire à juste titre la première mouture de mon précédent manuscrit. Des amis ou des familiers m’en disent du bien, mais seul un éditeur peut le confirmer. Je n’ai aucune idée de ce qui a pu inciter Geste éditions à publier mon manuscrit du cyclo-lecteur, mon échappée singulière (titre que je lui avais donné), car en dehors de l’acceptation, je n’ai pas eu de lettre explicative. Mais ce que je ne voudrais pas, c’est rajouter dans le monde un de ces "livres charmants, sans prolongement aucun, sans nuit. Sans silence", que Marguerite Duras a pu stigmatiser dans Écrire.
Je voudrais au contraire que mes livres aient du sens, non seulement pour moi, mais pour le lecteur, et surtout qu’ils lui laissent aussi une part de nuit, de silence, que tout n’y soit pas dit, explicité, décortiqué. Je voudrais que le livre refermé, le lecteur en garde plus qu’une trace, qu’il ait à son tour envie peut-être de rêver et d’écrire. Et c’est pour cela que j’ai pour l’instant toujours échoué dans ma tentative romanesque totalisatrice : c’est que je voulais tout y mettre, toute une vie, toute une expérience, ne laisser aucune ombre, tout éclairer et mettre en lumière. Ce qui ne peut aboutir qu’à l’échec. Car là où ne subsiste pas une part de mystère, il n’y a pas d’œuvre d’art, ni de livre qui tienne vraiment le coup.
Et le calvaire vécu par Claire ces dernières années, je souhaiterais qu’il en reste un vestige, qu’il ne tombe pas dans l’oubli complet, il me semble que c’est à moi de l’écrire. Comment ?
J’ai encore beaucoup de chemin à parcourir…

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