samedi 4 avril 2009

4 avril 2009 : le vélo dans la cité

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On ne pouvait pas me croire téméraire ou aventureux à la maison.
(Henry James, Mémoires d’un jeune garçon)


Aujourd’hui, assemblée générale de Vélocité 86, l’association qui promeut un usage raisonné de la bicyclette dans notre bonne ville de Poitiers, et qui a permis d’améliorer notablement la facilité de circulation des cyclistes urbains. Je ne sais pas encore si je pourrai y assister. Tout au plus y faire une apparition pour payer ma cotisation ! Et faire de la pub pour mon bouquin ?
Qui aurait cru qu’un individu de mon genre, chétif, malingre, minuscule, passant le plus souvent inaperçu, absolument nul en sports et exercices physiques (au dire de mes professeurs de gym qui n’avaient testé, il est vrai, ni ma volonté ni ma ténacité, l’un même m’a mis au défi, en classe de troisième, de ne pas être bedonnant à trente ans, en constatant mon peu d’appétence pour la gymnastique obligatoire et organisée et mon dégoût du rugby – il était inéluctable d’y jouer dans le Mont de Marsan de l’époque – ben quoi, j’ai soixante-trois ans, et toujours pas de bedaine, cher Monsieur), plutôt peureux (j’aime bien me définir par l’adjectif pusillanime, et tant pis s’il évoque un brin de lâcheté) et introverti, qui donc aurait soupçonné qu’un tel individu se lancerait un jour dans des aventures aussi extravagantes que de passer des vacances entières à bicyclette (1973 : traversée de la France en diagonale de Grenoble à Angers, en passant par les cols du Lautaret et d’Allos – plus de 2000 mètres d’altitude tout de même – la vallée de la Durance, Fontaine-de-Vaucluse, l’Ardèche, le col de Meyrand, Le Puy, Clermont-Ferrand, Montluçon, Vierzon, et deux fois avec Claire en 1980 et 1981, deux parcours de trois semaines de Toulouse jusqu’en Provence et retour, deux circuits différents avec passage dans le Massif central à chaque fois, dont le fameux Col du Perjuret, où Roger Rivière s’est cassé la gueule en 1960, plus une semaine en solitaire de tour de Guadeloupe, où les Antillais me regardaient comme un phénomène : un Blanc qui ne roule pas dans une super voiture !), qu’un tel individu donc se mettrait à courir des épreuves de 100 kilomètres (achevées deux fois seulement, Millau en 1978, Belvès en 1980, quatre échecs au bout de 80 kilomètres, deux fois à Condom, deux fois à Amiens) et des marathons (meilleur souvenir : New York 1979), n’hésiterait pas à se lancer dans l’auto-stop (jusque dans les îles Orkney en 1971, il est vrai en compagnie de trois charmantes jeunes femmes, et même encore, en novembre 1979, un auto-stop épique avec Claire pour notre voyage de noces en Écosse), serait un adepte du camping, y compris du camping sauvage (de loin le meilleur et le plus agréable, ah ! ces soirées au bord d’un lac des Monts de Lacaune pendant notre virée cycliste, où nous nous baignâmes tout nus !), serait capable d’accomplir des randonnées à pied de huit jours dans les Alpes et dans les Pyrénées, et se lancerait, devenu un presque vieil homme, dans cette aventure de cyclo-lecture, inédite (paraît qu’on ne sait pas ce qu’est un cyclo-lecteur, j’aurais inventé un concept, moi, hé oui, braves gens, et j’aurais oublié de le faire breveter !), et pire encore, d’en publier un compte-rendu sous forme de livre ?
Ouf, la phrase est finie, Marcel Proust est battu, j’ai cru que je ne retomberai pas sur mes pieds. Oui, finalement, je ne me suis pas trop mal tiré des diverses mésaventures de ma vie (sauf une fois), et quoique connu comme casanier, timoré et hésitant, je n’ai jamais balancé entre une vie pépère (j’aurais pu finir ma carrière à Auch, couvert d’honneurs – et, qui sait, de décorations !) et la hardiesse du risque qu’il y avait aussi à changer d’emploi plusieurs fois, à me transporter dans une vie différente, des lieux inédits, à découvrir des figures nouvelles, à refaire ma vie.
Tout ça, si j’ai pu le réaliser, et même avoir envie de me remettre plusieurs fois en cause, je peux dire que c’est grâce au vélo ! Il faut rendre hommage à ce merveilleux instrument, silencieux, souple, adaptable au terrain, idéal en ville, capable de s’arrêter instantanément et en tous lieux, enivrant quand on parcourt la campagne, les forêts, la montagne ou les bords de mer, et qui provoque des saouleries d’air pur et de bonté.
Oui, le vélo rend bon. Moyen de déplacement solitaire par excellence, il n’est pourtant pas réfractaire à la communauté, et les promenades à deux peuvent se transformer en douces histoires d’amour ou d’amitié. Les randonnées à plusieurs (à condition d’être prudents et de faire attention aux frôlements intempestifs générateurs de chutes collectives) peuvent devenir des manifestations festives. Où l’on a plaisir à émouvoir ou aider les autres, à s’oublier.
C’est très simple, je pense qu’il y aurait moins de bagarres (parfois nécessaires ?), moins de violences urbaines, moins de haine, si le vélo entrait davantage dans les mœurs pour un usage régulier de déplacement et d’entretien du corps. Pas en tant que sport. Le sport cycliste est certainement un des plus agressifs pour l’individu, et je ne m’étonne pas si le dopage y est, plus encore qu’ailleurs, devenu courant. D’ailleurs, le sport en soi, avec son goût de compétition, sa hargne de la "gagne", qu’il soit d’équipe ou individuel, n’a rien à voir avec un sain équilibre. On ne devrait se battre que contre soi.
J’ai tant souffert dans ma jeunesse de ces absurdes compétitions dans lesquelles je me trouvais embringué malgré moi : pouvais-je avec ma taille de 1,40 m à quatorze ans rivaliser avec les grands gaillards de ma classe qui avaient déjà pour certains leur corps d’adulte ? J’étais toujours le dernier choisi quand on composait les équipes. On s’étonne après que, loin de rechercher le ballon, je m’empressais de l’éviter quand je le voyais s’approcher de moi ! En athlétisme, j’aurais pu devenir un coureur passable, si les professeurs s’étaient intéressés un tant soit peu à moi. Car courir me plaisait. Je me suis rabattu, en classe terminale, sur le grimper à la corde, où ma légèreté a fait merveille. Et, tandis que mes camarades faisaient leur heure de rugby habituelle (dont le prof avait fini par me dispenser), je montais et descendais à m’en faire mal aux bras. Et j’ai réussi le meilleur chrono de la classe au bac dans cette épreuve.
Dès que j’ai pu avoir un peu plus d’argent que de l’argent de poche, que j’utilisais surtout pour acheter des livres, grâce à mes premiers salaires de moniteur en colo, mon premier gros achat fut un vélo. Jusque-là, je n’avais eu que des vieux biclous qui venaient de mon grand-père ou d’un cousin, mais que j’avais usés jusqu’à la corde ; le dernier avait été assassiné par une voiture qui m’était rentré dedans à Pau. Une fois acquis – j’étais allé chez le marchand de cycles avec mon frère Bernard, et on avait longuement hésité entre un simple ou double plateau, le prix nous avait fait opter pour le simple, mais il y avait quand même trois pignons, mes trois premières vitesses ! – je l’ai contemplé longuement, et rangé amoureusement dans le garage de la maison, non sans que nous ayons, Bernard et moi, fait un tour d’essai triomphal.
Ce vélo fut, avec mes livres, mon attirail principal d’étudiant, puis de jeune conservateur de bibliothèques. Je ne possédais rien d’autre. Pour les voyages au long cours, il y avait le train ou le stop. J’ai pourtant, en y repensant, la sensation que j’étais toujours par monts et par vaux, regrettant même amèrement le vélo pendant mon année parisienne, parenthèse inoubliable toutefois. Mais la marche à pied y suppléa, et je fus un piéton de Paris. Comme j’avais été un cycliste de Pau et de Bordeaux. Ce que je redevins à Angers.
L’achat de ma première voiture faillit entraîner une rupture. J’ai vite compris les avantages – et les inconvénients surtout – de cet engin redoutable. Son coût, les fins de mois devenues difficiles – car j’avais acquis un véhicule neuf et il fallait rembourser l'emprunt – l’impossibilité de me rendre à un endroit précis avec, comme je faisais auparavant à vélo… Bref, autant j’ai toujours été follement amoureux – et même idolâtre – de la bicyclette, amour qui perdure encore, autant je n’ai jamais pu même faire ami-ami avec cet engin bruyant, polluant, difficile à garer (ah ! il faut me voir faire des créneaux, c’est tout un poème, mais je préfère de loin les poèmes, y compris automobiles, de mon amie Odile Caradec) et qui ne m’a jamais apprivoisé. Il promet la liberté, et il nous enferme comme en prison, nous ficelle dans des ceintures de sécurité, nous condamne à ne pas dépasser des vitesses parfois ridicules (essayez de rouler à 30 km/h dans certaines lignes droites), à se garer (en payant) à des lieues de l’endroit précis où l’on veut aller…
Donc, vive le vélo, son côté enfantin, récréatif, ludique, gai (gay ? quand j’étais jeune, un homo était traité de pédale, aujourd’hui encore un homme rassis comme moi est un peu regardé de travers, quand on voit qu’il lui arrive de passer huit à dix jours sans faire rouler son corbillard, alors qu’on le voit chaque jour juché sur sa selle), ses goulées de plein air, et ses vibrations sensorielles. Sa lenteur aussi, qui correspond à mes envies profondes. Celles de la lenteur de la lecture ou de l’écoute d’un concert, de la lenteur de l’apprivoisement dans l’amitié ou dans l’amour, de la lenteur des films de Bergman ou d’Ozu, de la lenteur d’une longue vie en commun avec quelqu’un qu’on aime.

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