jeudi 30 avril 2009

30 avril 2009 : ta Ketty t'a quitté ?

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Tu me plains, bonne petite ! dit d’Artagnan.
Oh ! oui, de tout mon cœur, car je sais ce que c’est que l’amour, moi !
(Alexandre Dumas, Les trois mousquetaires)
Le téléphone sonne. C’est le portable… Je suis sur mon vélo, mais justement arrêté à un feu rouge. Je peux donc décrocher et rester immobile le temps de la communication.
« Allo, Ketty ? »
Tiens, je croyais m'appeler JP. Serait-ce un de mes multiples hétéronymes ? J’émets une sorte de grognement qui peut passer pour féminin. Et Ketty (est-ce une prononciation bizarre de Cathy ?) me rappelle quelque chose, mais oui, la naïve soubrette de Milady, dans Les trois mousquetaires, celle qui introduit d’Artagnan la fameuse nuit où il découvre le secret infâmant de Milady. Décidément, Dumas me poursuit. Et Bobby Lapointe aussi. J’ai envie de m’amuser un peu.
« C’est moi. Ton bichon ! Tu me reconnais ? Pourquoi t’es partie comme ça ? »
Nouveau grognement.
« T’es fâchée ? »
Comme je ne dis mot, il se lance dans un long discours.
« Écoute, faut pas m’en vouloir. Je t’aime, tu sais… »
(petit silence pour que j’ai – ou Ketty – le temps d’assimiler cet aveu).
« Bon, d’accord, j’ai fait une connerie… Mais sans penser à mal. C’est toi que j’aime… L’autre ne compte pas ! Ketty, tu m’écoutes ? »
Je me sens obligé de grogner de nouveau.
« Ben toi alors, on peut dire que t’es rancunière. Parce que tu m’as vu lui tenir la main à la terrasse d’un café… Qu’est-ce que t’as cru ? Ouais, si j’étais un menteur, je pourrais te dire que c’était pour lui lire les lignes de la main, lui tirer l’horoscope… Non, en fait, t’y croirais pas, t’es fine, toi. C’est vrai qu’elle me déplaisait pas, mais c’était uniquement pour tenter ma chance, voir si je séduisais encore un peu. »
(long silence, je respire bruyamment, comme si je refoulais mes larmes).
« Tu vas pas te mettre à chialer, tout de même ! Puisque je te dis que tout ça n’a pas d’importance, c’est du pipeau, il ne s’est rien passé, je ne recommencerai plus. Y a que toi qui comptes, tu le sais bien. »
Je grogne.
« Réponds-moi, ma biche. Merde, dis-moi un mot, dis que tu m’en veux pas ! Tu vois, moi, si je t’avais surpris dans la même situation, je sais pas ce que j’aurais fait, mais… Je me serais dit, voilà, elle teste sa capacité de séduction… Voilà. Ouais, c’est ça que je me serais dit. Et jamais j’aurais imaginé qu’y aurait quelque chose entre vous deux. Voyons, je te connais, j’ai confiance en toi ! »
J’ai un chat dans la gorge, je tousse.
« En fait, ça prouve que t’as pas confiance en moi, toi… »
*
Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai mes courses à faire et je ne peux pas faire attendre Claire. Le feu passe au vert pour la quatrième fois au moins, j’appuie sur le bouton rouge du récepteur. Curieux, pas de rappel, il s’était bien trompé de numéro, espérons que s’il rappelle, il tombe bien sur la véritable Ketty, à moins qu’elle n’ait éteint son portable. Parce qu’à mon avis, elle doit bien le connaître, son mec. Pas la première fois qu’il lui fait le coup, je le sens. J’en ai trop connu, des coureurs. Tant qu’ils se font pas prendre, tout baigne. Mais pris sur le fait, ils sont le plus souvent ridicules, et ont vite fait d’accuser l’autre (là, ça n’a pas manqué : « t’as pas confiance en moi », ben voyons). Le genre de mecs qui pensent comme Colette : "Je la console de m’aimer, et d’avoir, en m’aimant, perdu le repos" (La paix chez les bêtes)… De fait, d’Artagnan est un peu de ce genre, qui se sert de Ketty – et lui fait perdre le repos – pour atteindre le lit de Milady.
Moi, je pensais à une phrase relevée récemment dans mes lectures : "Il me parut soudain évident qu’il ne faut point trop éviter les rencontres et les conversations avec ceux qui en ont besoin, quelque insensés et déplaisants qu’ils nous paraissent" (Ivo Andrić, Le géomètre et Julka, in Contes de la solitude). C’est sans doute pour ça que je n’ai pas raccroché tout de suite. Ce type avait besoin de parler, et c’était moins grave qu’il parle à une fausse Ketty, ça lui aura servi de galop d’essai pour la vraie conversation, car j’imagine qu’elle le détrompera, à moins qu’elle ne soit moins naïve que la Ketty de Dumas !…
Bref, les joies de la modernité et du téléphone portable… Et du Dumas mâtiné de Feydeau et de Bobby Lapointe à domicile, gratis.

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