Pradé m’a éveillé en se levant ; de nous tous, il a toujours été le premier levé : « Quand je serai mort, j’aurai bien le temps de rester couché ! »
(André Malraux, Les noyers de l’Altenburg)
L’homme pense sa mort. Mais entre la penser dans sa tête ("Philosopher, c’est apprendre à mourir", disait Montaigne), et la voir s’approcher réellement, dans le concret du corps qui peu à peu se délite, il y a une marge. Et autant on peut être parfaitement serein, en parler de manière détachée tant qu’on en reste au niveau des idées pures, autant une anxiété se fait jour au fil des dégradations successives et des risques de complications. L’émotion de se sentir partir lentement et de ne pas maîtriser le futur naît et grandit.
Je parle pour Claire, qui craint en particulier l’acharnement thérapeutique (avant-hier soir encore, elle nous dit : « Tu ne penses pas que je vais accepter de rester dans ce fauteuil roulant des années et des années ! »), mais aussi pour moi, le compagnon qui se croyait blindé pourtant, préparé par ces années de souffrance, et qui a du mal à retrouver la quiétude philosophique.
Est-ce pour cela que, comme le Pradé de Malraux, je me réveille et me lève tôt ? Qu’est-ce donc qui me fait peur, qui nous fait peur ? Sont-ce les regrets de n’avoir pas vécu de façon plus harmonieuse et de voir s’achever prématurément une vie qui était nôtre ? Est-ce la crainte de davantage souffrir physiquement (Claire) et moralement (tous les deux) ? La perte d’autonomie et le fait de dépendre des autres, déjà bien réels pour Claire, sont sans doute des facteurs aggravants. Pour moi aussi, qui suis d’une certaine façon dans sa dépendance, et qui en crains le développement. Est-ce le saut dans l’inconnu, de savoir que "nos corps sont des pistes d’envol / hors du monde habité" (Odile Caradec)?
Claire, c’est certain, souhaiterait pouvoir jusqu’au bout maîtriser sa destinée, et rendre son âme en douceur, au moment qu’elle choisira, et qu’on l’aide à partir. Mais ceci reste très hypothétique. Entre ce qu’elle pense actuellement, alors qu’elle est encore lucide, et ce qui adviendra au moment X, alors qu’elle sera peut-être moins consciente, et aura, qui sait, au contraire, une envie féroce de vivre, de survivre, comment décider de ce qui est juste ?
En tout cas, elle a posé le problème. On sait que de nombreux médecins, du personnel soignant aussi, pratiquent des formes d’aide aux mourants. Au moins sous la configuration de l’euthanasie passive, puisque l’euthanasie active est en France juridiquement considérée comme un meurtre. On dit que François Mitterrand aurait été aidé à mourir, ainsi que des écrivains français célèbres. En Belgique (où le droit est différent), le romancier Hugo Claus a été euthanasié récemment, sur sa demande. Certains médecins l’envisagent comme un geste de solidarité. Et non pas de charité, au sens étriqué du terme, comme semblent se cantonner à l’être les soins palliatifs.
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― Ne me renvoie pas à l’hôpital. Je veux mourir à la maison.
Voici donc la prière instante de Claire qu’elle m’a déjà dite plusieurs fois, et qu’elle me répète chaque fois qu’elle sent venir un nouveau tournant dans la dégradation physique : il y a quelques jours, c’était la quasi-impossibilité de boire (l’eau épaissie a envahi la trachée) et une grosse difficulté pour manger. Il a fallu que je trouve ce qui peut passer encore : les yaourts, oui. Les purées, elle en a un peu marre, bien que je les ai variées au maximum. Mais tout finit par se ressembler. J’ai aussi acheté une boîte de bouillie pour bébés, on a essayé, pas si mal. Depuis, ça va mieux, et même elle reboit du liquide sans épaississeur ! Par contre, elle ressent des douleurs au cou, aux jambes. C’est nouveau. Et souvent l’endormissement pendant les repas, comme si manger devenait une activité épuisante.
― Ne me renvoie pas à l’hôpital. Je veux mourir à la maison.
Le leitmotiv de Claire… Je la comprends un peu, même si personnellement – mais je dois être, là encore, une anomalie, quelqu’un d’un peu à part, décidément toute ma vie je me serai senti pas tout à fait comme les autres – j’ai toujours apprécié mes séjours en hôpital ou en clinique, sans doute du fait d’y être totalement pris en charge (qui doit correspondre à ma paresse ou mon indolence naturelle, ou à une envie d’être materné aussi).
Il paraît que la majorité de nos concitoyens meurent désormais à l’hôpital, et, compte tenu qu’il ne peut pas y avoir en permanence un personnel soignant par moribond, on pense que 25% au moins des gens meurent seuls, sans personne à leur chevet pour leur tenir ne serait-ce que la main. D’ailleurs, ce doit être dur pour un aide-soignant ou un infirmier d’entrer dans une chambre et d’y découvrir le patient décédé.
C’est pour ça que je comprends le leitmotiv de Claire, elle souhaite que je sois à proximité, que je lui tienne la main, que j’entende ses derniers mots. Depuis son retour de l’hôpital, elle ne parle plus que rarement de la demande d’abréger sa vie. Les psys, les médecins pensaient qu’elle demandait la mort parce qu’elle souffrait trop (la belle évidence), ou parce qu’elle déprimait (autre belle évidence : je voudrais bien les voir, ces belles âmes, passer du fauteuil roulant au lit et vice-versa, sans avoir la moindre possibilité d’autonomie, être obligées de demander à un autre pour tout déplacement, pour tout objet, pour toute nourriture, et le reste… et ne pas être au moins légèrement déprimées), sans imaginer un instant qu’elle pouvait ne pas souhaiter subir les dégradations supplémentaires physiques et psychiques qui s’annoncent : le corps qui se déforme et ne répond plus à la demande, la pensée qui devient flottante, la parole inaudible et méconnaissable, le risque d’être perfusée de partout, de devenir un légume. Elle veut mourir debout (si on peut dire puisque précisément elle ne tient plus sur ses jambes, mais tout le monde mesure bien sa signification), c’est légitime, il me semble !
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Là encore, les poètes peuvent nous aider à comprendre ce juste désir : "Si le temps me touche/ Si la mort m’arrête / Alors que ce soit / D’un doigt éblouissant", nous dit la poétesse suisse Anne Perrier dans La voie nomade. Christian Bachelin, lui, écrit : "Ne me posez plus de question / Je ne suis pas un sémaphore / Mais la moitié d’un homme mort / Coupé en deux par l’horizon" (Complainte cimmérienne). Ou le grand William, lui-même, dans Hamlet : "Puisque l’homme n’est pas maître de ce qu’il quitte, qu’importe qu’il le quitte de bonne heure !" Écoutons le Québécois Stéphane Despaties : "presser l’histoire pour en extraire la fin" (Ce qu’il reste de nous). Le Latin Lucain, dans La Pharsale : "Mort, puisses-tu te refuser aux lâches, / Et ne te donner qu'aux vaillants !" Et encore ma chère Marcelle Delpastre : "Réjouis-toi si tu as fait un arbre de ta vie, un champ ou une gerbe, / afin que la mort vienne, en son temps, dans la bonne saison des mains pleines, comme le ramasseur de noix, le moissonneur, / la cueilleuse de pommes (Le chasseur d’ombres et autres psaumes, 1960-1969). Enfin Odile Caradec : " Quand je serai mort je veux qu’on m’installe / un petit coin pour lire, un petit coin avec un / lumignon" (En belle terre noire).
Je ne suis ni psy ni médecin, mais je vis depuis plusieurs mois, plusieurs années même, des moments difficiles, j’observe et j’écoute Claire, je lis les poètes, je m’informe, j’ai les yeux grands ouverts, et moi, simple péquenaud, je comprends sa demande, qui sera d’ailleurs aussi la mienne un jour. Oui, nous désirons que notre arbre de vie s’achève dans la bonne saison des mains pleines, nous désirons être conscients, entourés, aidés s’il le faut, et non pas dans l’abandon. Et, si possible, on devrait pouvoir choisir le moment !
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Mais je m’arrête là. Je lis dans le livre de l’Ecclésiastique (appelé aussi Siracide) : "Réduis ton discours au plus juste / comme un savant sache te taire" (trad. Pierre Alferi). J’ai essayé d’être concis, je vous laisse au silence.
En attendant, savourons, savourez chaque instant de la vie !
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