Je suis trop seul. Vieux, triste et seul. Mais je m’interdis de sombrer dans une crise de désespoir personnel. Je n’ai pas le droit. Il faut tenir le coup.
(Mihail Sebastian, Journal, 1935-1944)
On m’a souvent catalogué comme quelqu’un de triste.
J’ai déjà eu l’occasion d’écrire que c’est une illusion due au paraître. On n’est jamais ce que les autres croient qu’on est. On est vu de l’extérieur. On nous croit gai, heureux, triste ou désespéré, au seul vu de notre bouille, et parfois, de notre parler. Il n’est rien de plus trompeur ! Car le visage peut mentir, peut-être plus encore que la parole.
Certes, il y a souvent dans la vie des moments qui rendent euphoriques, et non seulement nous le sommes intérieurement, mais ça rayonne de partout (un peu comme Gene Kelly, dans Chantons sous la pluie, nous avons envie de chanter, de danser, de nous déhancher, de sourire, d’exploser, et le corps se transforme, plus souple, plus évident), ça se voit. Nous avons envie d’embrasser tout le monde, nous voudrions que tous les autres soient eux aussi gagnés par cette joie de vivre nouvelle qui nous travaille en profondeur.
Mais il est aussi d’autres moments où l’on a envie de se dissimuler, de se plonger dans la nuit de notre prison intérieure, là où se cache le plus secret de nos jardins. Alors, on ne souhaite voir personne, car on n’a pas envie qu’ils soient eux aussi gagnés par l’ennui que l’on dégage, par le vague à l’âme qui nous travaille, par les tourments que l’on ne souhaite pas forcément partager avec quelqu’un.
Quand ça m’arrive, somme toute assez rarement, c’est comme si en moi ce qui est mort l’emporte sur ce qui est vivant. Le deuil, l’affliction, la désolation ont pris le dessus sur la gaieté, la joie, la paix intérieure. Je sens alors plus profondément les murs ou les mers qui me séparent d’autrui. J’ai l’impression que la vie pourrait s’arrêter, que le monde s’est refermé, et que rien de nouveau ne va survenir.
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J’ai bien connu ces moments-là, oui. Ce sont moments que vent de tempête apporte, et il me faut me gourmander fortement, me mettre à chevaucher le vélo, à ouvrir un de mes livres préférés, à regarder le ciel bleu ou les nuages, et la nuit les étoiles, pour m’en tirer. Rester seul, dans tous les cas. Est-ce de la tristesse ? Je ne sais. Probablement, un zeste de ces moments-là perdure aussi à mes moments paisibles ou heureux, et qui fait dire aux autres que j’ai l’air triste, et que je ne peux pas leur plaire, alors.
De toute façon, j’adhère à ce qu’écrit Stendhal dans sa Vie de Henry Brulard : "Un de mes malheurs a été de ne pas plaire aux gens dont j’étais enthousiaste, apparemment je les aimais à ma manière et non à la leur". Oui, on peut dire les choses comme ça. Si les autres n’acceptent pas ma manière (qui reflète parfois, effectivement, la tristesse), je peux déplaire, passer pour un pisse-froid, un asocial, ou bien quelqu’un de lointain, d’austère et de pas rigolo, qui mérite bien ce qu’il recherche.
C’est vrai que je n’ai jamais aimé les sorties au restaurant (phénomène dû à mon handicap alimentaire jamais surmonté, j’admire et j’envie un peu les gens qui mangent de tout), que je me suis toujours barbé en boîte (les rares fois où j’y suis allé, la fumée, l’absence de luminosité ou les spots clignotants, la chaleur, la tonitruance de la musique, la promiscuité m’ont dégoûté) et dans les soirées mondaines (ah ! ces inaugurations et vernissages mortels !), que je m’emmerde (osons le mot) dans les fêtes de mariage et ces (inter)minables repas qui les achèvent et qui m’achèvent ! Maintenant, j’ose dire "non, je n’irai pas". Ce qui ne m’empêche pas d’être vexé quand je ne suis pas invité, mais l’homme n’est pas à une contradiction près !
Il me reste trop peu de temps à vivre pour le gâcher à écouter des plaisanteries éculées ou puériles, à faire semblant de danser ou de chanter (ah ! ces karaokés !), à manger (hum, c’est rarement à mon goût) et à boire plus que de raison (là, effectivement, je me laisserais bien aller, justement pour oublier où je suis et ce que je peux bien faire là).
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D’ailleurs, qu’on se le dise, je ne suis pas du soir. Je suis du matin, moi… J’aime assister au lever du jour, humer l’air frais et écouter le chant des oiseaux, et j’aime me coucher quand le soir tombe, après l’observation des premières étoiles.
Si, il m’arrive d’apprécier la nuit, mais alors il faut que ce soit une vraie nuit blanche, une nuit exceptionnelle comme celle de Lathus au Roc d’enfer, en juillet 2008, au bord de l’eau (je me suis baigné nu dans le lait des étoiles que reflétait la Gartempe) et autour d’un feu (dont j’étais le gardien, en quelque sorte). Dans ce cas, non seulement j’accepte la soirée et la nuit, mais je les apprivoise, je les capte, j’en fais mon affaire, je me laisse drosser par elles comme des vagues sur les rochers, je me prends au filet de leurs sortilèges – car il y a une magie de la nuit, beaucoup de mes poèmes sont nocturnes – et je sais qu’au bout il y a le miracle d’un nouveau jour.
Rien à voir avec ces sordides boîtes de nuit (oui, c’est l’adjectif qui convient, à ce mélange de bruits – ne galvaudons pas ici le beau mot de musique – et d’éclairages aveuglants ou au contraire trop tamisés – de la lumière, ça ? – sans parler des boissons ineptes qui coulent à flot et de ces mélanges détonants de produits censés apporter l’euphorie manquante : qui pourrait être réellement joyeux dans de telles conditions ?) ou ces salles de fêtes réquisitionnées pour des repas soi-disant festifs, et qui s’éternisent, et qui nous gâtent les beautés de la nuit.
Nous y sommes enfermés, prisonniers volontaires (j’y suis toujours allé contraint), avec de nombreux co-détenus qui n’ont – souvent – rien de commun avec nous. C’est là ce qui me rend triste, en fait, dans ces moments censés être joyeux. Je comprends que les gens veuillent mettre le paquet, fêter un grand jour, enterrer leur vie de garçon, se marier en grandes pompes, se donner l’illusion qu’au moins une fois dans leur vie, ils en auront maîtrisé l’organisation du temps. D’ailleurs, je l’ai fait moi aussi, évitant toutefois le repas et la fête nocturnes : je suis du matin, je le répète, et je me suis donc marié le matin, le repas était vers treize heures, et à dix-sept heures, nous filions vers une nuit de noces bien méritée ! Deux de mes sœurs ont choisi de se marier très discrètement, uniquement en présence des deux témoins. Leur mariage est-il moins valide, leur repas était-il moins festif ? La réussite d’une fête ne se mesure pas à la quantité d’invités, de boissons, de bonne chère, d’argent dépensé. Et ceux qui n’ont pas les moyens et qui s’endettent pour cela ?
Voilà qui m’attriste.
*
Par contre, un couple un peu timide qui marche main dans la main au bord de l’eau, un vieux monsieur qui caresse son chien, la vieille dame qui s’arrête et discute avec le SDF et lui donne une pièce qui manque peut-être à son nécessaire, des garçons qui jouent de la musique dans un parc, une jeune fille qui sourit à l’inconnu et, de plus, vieux que je suis, l’enfant qui sort du cinéma avec les yeux brillants, le libraire ambulant qui déballe avec plaisir ses lots de livres d’occasion, la marchande d’œufs et de poulets qui trouve toujours le mot juste pour ses clients, un groupe qui anime un bal folk sans prétention, le chat qui vient faire un tour dans le jardin comme chez lui, le petit garçon qui lâche la main de son père et soudain marche tout seul, le "demeuré" qu’on voit toujours déambuler tout seul d’un air absent en parlant à haute voix et qui pourtant console l’enfant tombé de la balançoire, l’institutrice qui sait toujours découvrir ce qui est bien chez ses élèves, l’homme politique qui accepte de quitter le pouvoir spontanément, l’acteur comique qui soudain montre qu’il peut aussi émouvoir, une chanson qui vous trotte dans la tête, l’odeur du café et du pain grillé du petit matin, la fraîcheur de l’eau dans la nuit d’été, l’odeur des lilas et des acacias pendant une virée à vélo, le sourire de la femme, de l’homme ou de l’enfant à qui on a dit "je t’aime", une poignée de mains inattendue, une parole qu’on sent vraie, une lettre dans ma boîte aux lettres, le friselis du vent tiède sur mes bras nus, les fruits que je cueille dans la perspective de faire des confitures, ma main que je pose sur une épaule, un rêve inachevé, ce livre inconnu qu’on me propose, voilà, entre mille autres choses, qui me réjouit.
Vous voyez bien que je ne suis pas triste !
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