Qui a, qui doit avoir des « droits », « rapidement et pleinement » ? La vie ? La vie de la planète ? La vie sociale ? Ou « l’ activité économique » ? Pour moi, « l’ activité économique » n’a aucun droit en soi, aucun. Elle est un moyen, non négligeable, appréciable, mais un moyen, au service de la société, d’une finalité humaine.
(François Ruffin, Leur folie, nos vies : La bataille de l’après, Les liens qui libèrent, 2021)
C’est à la fête de l’Huma que j’ai acheté en septembre "L‘usine : névroses d’une grève oubliée", de José Luis Toribio, paru récemment à la Manufacture de livres, C’est rare, un roman écrit par un ouvrier sur une grève qu’il a lui-même vécue. C’est donc ici un récit de choses vues, suffisamment transformées pour en faire un objet littéraire de bonne tenue.
Bien entendu l’auteur, ou plutôt le narrateur, qui travaillait depuis
une dizaine d’années à la chaîne dans l’usine automobile
d’Aulnay-sous-Bois, a le sens de l’observation et de la réflexion. Il
nous dit que « Le travail à la chaîne, c’est la loi de l’éternel retour.
Plus la semaine avance, plus la fatigue cumulée aussi. » Mais il n’y a
pas que la fatigue physique d’un travail répétitif. Il existe aussi
d’autres sources de pénibilité : « dans l’usine, je subis les violences
psychologiques, ce qui est pire qu’un coup de poing dans la gueule. Les
coups dans le cerveau laissent pas de traces visibles, un œil au beurre
noir, ça finit par partir. Les déflagrations morales, c’est plus dur,
les dégâts plus grands ».
Ne parlons pas des accidents du travail. « C’était des médecins bidon
qui officiaient à l’usine […] Quand ils recevaient des ouvriers qui
avaient subi des accidents graves, ils les traitaient de femmelettes ;
ils leur refusaient de délivrer des certificats d’accident de travail.
Faute d’être soignées, leurs victimes risquaient d’être handicapées à
vie.
Alors, évidemment des grèves éclatent, avec occupation de l’usine. Aux
ordres du patronat, des « crevures cherchent à vider l’usine. Ils
cherchent à écœurer le maximum d’ouvriers pour qu’ils partent en
déplacement à des centaines de kilomètres de leur famille. Ils
n’hésitent pas à forcer la main pour que les anciens qui n’ont pas la
totalité des annuités partent avec des retraites de misère ». Et pire
encore, « Le plus dégoûtant : après avoir commencé à bien vider l’usine,
la direction annonce qu’elle compte monter la production de 15 bagnoles
en plus par équipe,.le tout sans embauche supplémentaire ».
C’en est trop, on pense à la grève générale : puisque le patronat a
l’intention de fermer définitivement l’usine, on va se battre,
l’occuper, essayer de gagner quelques chose, de bonnes indemnités de
licenciement, par exemple. « La lutte commence… faudra pas être gentils,
naïfs. Pour obtenir la meilleure prime de départ, mutation possible,
pré-retraite pour les anciens,,, en étant gentil, il y aura rien. Y a
plus rien à perdre de débrayer. Rien à perdre, tout à gagner »..Les
promesses du patronat n’engagent « que ceux qui y croient ». La
« riposte de la direction ne tarde pas : les exploiteurs, licencieurs,
menteurs....présentent d’entrée les grévistes comme une minorité de
voyous qui terrorisent ». Alors que « les casseurs, les voyous ne sont
jamais accueillis à bras ouverts par le monde du travail ». Mais les
calomnies sont relayées, bien sûr, par les « médias larbins ». Et la
presse officielle ne vaut pas mieux que « les télés lave-linge ».
Quant aux vigiles de sociétés privées qui « sont placés aux grilles
d’entrée de l’usine », pour empêcher les ouvriers d’entrer, elles ont
les « matraques faciles » et se comportent en milices patronales, pour
qui les ordres sont très simples : « Personne ne doit passer ! Personne
ne passera ! » Et les CRS sont là aussi, « enveloppés par les brumes
comme des spectres ».
Alors puisque les « patrons ferment les usines. Les ouvriers ouvrent les
péages ! » En même temps, ils expliquent leur situation aux
automobilistes et font la manche pour leur demander de soutenir
financièrement la grève à Aulnay, ce qui donne lieu à des scènes
cocasses : « Je donne rien aux voyous, lâche » un Crésus avant d’appuyer
sur le champignon et de faire vrombir son moteur. « Les CRS risquent
pas de le verbaliser. Ils sont là uniquement pour nous », pensent les
ouvriers..
Ces derniers finissent par se fatiguer. Ça sent un peu la fin. « Place
de la Grève, ça erre comme dans le film de Samuel Fuller, "Shock
Corridor". Le reflet de ce qui arrive à présent est là. Des névrosés
tournent en rond ». On tente de négocier une sortie honorable. Mais les
divers groupes d’extrême gauche veulent tirer la couverture à soi :
« Toute fuite peut faire capoter les négociations », dit l’un d’eux. Les
négociateurs se font traiter de traîtres ! mouchards ! Balances ! « Un
gâchis humain. Ils ont bradé la lutte ouvrière. Les pourritures qui
n’ont pas faite grève, toucheront autant ». Mais quand même « le mot
dignité se trouve décliné dans toutes les variantes imaginables ».
L’usine est un cri de colère, c’est écrit avec les tripes, avec la force
d’un ouvrier un peu indépendant, mais qui a su se mouler dans une lutte
collective, et finalement au bout du compte ; « L’usine finit, nettoyée
par les chefs. L’essorage tous azimuts achevé, plus trace de rien ». Le
narrateur est conscient que ses écrits ne vont pas bien passer, il a
trop observé « le côté négatif des ouvriers », manque de « prose
larmoyante », ne fait pas dans l’eau de rose ni dans la dentelle. Il est
trop lucide, pas assez militant, un brin nihiliste. Le roman demande
une lecture attentive, de bons lecteurs L’auteur est trop bon lecteur
lui-même (on trouve des allusions à Proust, Céline, Balzac), il cisèle
ses phrases courtes, souvent au présent. Car une grève se joue au
présent.
Un très bon livre, un récit de combat, une lecture forte.
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