jeudi 22 novembre 2012

22 novembre 2012 : le Mal (bis)



Nous nous sommes regardés dans le miroir de la mort. Nous nous sommes regardés dans le miroir du sceau insulté, du sang qui coule, de l'élan décapité, dans le miroir charbonneux des avanies.
(Henri Michaux, Épreuves, exorcismes, 1940-1944)


Décidément, on pourrait discuter du Mal à tout moment, les poètes, Michaux par exemple, en parlent fort bien. Les anciens de ma génération se rappellent sans doute du premier film où jouait Jacques Brel : Les risques de métier, qui racontait les déboires d'un instituteur, victime d'une fausse accusation de pédophilie provenant d'une fillette malveillante

Je viens de voir ce qui pourrait être une nouvelle version plus contemporaine, avec le film danois La chasse, où Mads Mikkelsen (admirable acteur, que j'avais vu en août, avant mon histoire de prostate, dans Royal affair, autre film danois qui vient de sortir, et que je recommande tout aussi chaudement) joue le rôle d'un puériculteur (je crois que c'est ainsi qu'on appelle ceux qui travaillent dans les jardins d'enfants), lui aussi victime de la même accusation, portée contre lui par une petite fille de quatre ans, qui prétend avoir vu son "zizi, raide comme une trique". Croit-on que les adultes se sont posé la question de savoir comment la petite fille pouvait avoir un tel vocabulaire ? Que nenni. Haro sur le malheureux Lucas, qui a le tort d'être en instance de divorce, et donc de vivre seul (il a une liaison clandestine avec une des puéricultrices, malheureusement étrangère, et qui ne peut guère l'aider). Et bientôt, d'autres enfants vont porter des accusations mensongères, plus ou moins guidées probablement par les questions des parents, la directrice du jardin d'enfants ayant laissé entendre qu'il y avait peut-être d'autres "victimes". Voilà Lucas au ban de la société, seulement aidé par son fils adolescent Marcus et par le parrain de celui-ci. Pourquoi je reviens sur le problème du vocabulaire ? Tout simplement parce que l'explication est simple : la petite Klara a un frère adolescent qui ne se gêne pas, quand les parents sont absents, pour regarder des photos pornographiques sur sa tablette de style ipad (c'est beau, la modernité !) et pour les commenter avec un de ses copains, sous les yeux et les oreilles de sa petite sœur. Laquelle, le jour où Lucas, qu'elle aime énormément, refuse le cadeau qu'elle lui a fait, déçue par ce refus dans son amour d'enfant, médite une vengeance, et commet l'irréparable avec la phrase précitée (elle a entendu l'expression "raide comme une trique" dite par son frère à son copain). Les adultes n'imaginent pas qu'un enfant de quatre ans puisse mentir. Et pourtant ! Un beau film, n'en déplaise à Télérama !
Le Mal est un point central aussi de deux autres films revus récemment : Les visiteurs du soir, le grand classique de Marcel Carné (en dvd superbement restauré), avec entre autres Arletty et Alain Cuny, sur des dialogues de Prévert, montrent que seul l'Amour peut vaincre le Mal, idée chère à Prévert. Apocalypse now, que je n'avais jamais vu sur grand écran, mais qui était projeté dans le cadre du Festival du Film d'histoire de Pessac, propose une méditation un peu grandiloquente (et longuette) sur les horreurs de la guerre, qui reste le crime absolu. Puisque pendant la guerre, il est permis de tuer. On sait que les nazis ne s'en sont pas privés pendant les années 39 à 45, mais les Américains au Vietnam, ce fut quelque chose, si on en juge par ce film. Les crimes de guerre, ils connaissent aussi : bombardement d'un village (le fameux ballet des hélicoptères au son de la chevauchée des Walkyries de Wagner), massacres en tous genres au napalm, folie meurtrière qui s'empare des hommes pendant qu'ils inspectent une jonque. Et le personnage hallucinant de Kurtz, joué par Marlon Brando, qui va jusqu'au bout de la folie du Mal. Et au contraire du film de Carné-Prévert, il n'y a pas d'Amour dans ce film, d'où la toute-puissance du Mal. En tout cas, les Américains n'hésitent pas à donner une représentation très réaliste des massacres qu'ils commettent : on attend encore le grand film de fiction français sur nos massacres en Algérie (années 1830-1840, 1945, 1954-1962), au Tonkin dans les années 1880 (Jules Ferry, qui avait été surnommé « L'affameur » pendant la guerre de 1870, y acquit le nouveau surnom de « Ferry-Tonkin ») ou de Madagascar en 1947, entre autres... Il est vrai que les Français n'ont pas envie de voir ça : l'échec commercial du film de Kassovitz sur le massacre d'Ouvéa, pourtant fort beau et bien documenté, en témoigne.

On peut penser que les bombardements de Gaza (soi-disant ciblés, tu parles, c'était l'excuse des Américains aussi au Vietnam) sont très directement inspirés par cette guerre moderne qui a débuté au Vietnam, qui a continué en Irak et en Afghanistan, et qui est devenue récurrente à Gaza, et où on détruit pour détruire, en espérant que des ennemis acharnés sont détruits avec les bâtiments, et tant pis pour les civils qui ne sont que des dégâts collatéraux, nombreux tout de même. On connaît le topo. C'est une guerre faite au peuple. Une de mes correspondantes rajoute, à propos de mon « Nous sommes tous des Grecs » d'avant-hier : « on est tous des Palestiniens aussi ». J'approuve, après tout, nous clamions bien en 1968 : « Nous sommes tous des Juifs allemands » !
Oui, je parlais du génocide indien aux USA, on connaît moins celui des aborigènes qui, dans certains coins reculés (je crois qu'ils s'agit de la Tasmanie dans le texte suivant), a été encore plus massif : "Il est désormais avéré qu'aux alentours de 1840, les colons anglais – pour la plupart d'anciens bagnards ou fils de bagnards –, décidèrent d'en finir une fois pour toutes avec les autochtones aborigènes – auxquels on reprochait de ne pas vouloir se plier aux règles victoriennes de bienséance en usage (en réalité, et pour être plus exact : d'être parfaitement réfractaires à la condition d'esclavage que les colons avaient tenté de leur imposer – ces sauvages avaient même poussé le vice jusqu'à dépérir assez rapidement lorsqu'on les jetait en prison, rendant par là cette punition inefficace...). Il fut donc formé une chaîne d'hommes armés – à raison d'un fusil tous les cent mètres – qui remonta du sud vers le nord de l'île et tua tous les hommes de couleur qu'elle rencontra sur son passage" (Denis Grozdanovitch, Minuscules extases). Ah, si les Israéliens pouvaient en faire autant à Gaza, comme tout serait plus simple ! Si nous en avions fait autant en Algérie lors de la conquête (ça démangeait pourtant Bugeaud !), nous aurions toujours un pied de l'autre côté de la Mare nostrum...
Tiens, à propos du Mal, André Gide se posait la question suivante dans son Journal, à la date du 18 février 1888 : "Comment expliquer que sur terre où l'homme est si mauvais il y ait de si belles choses" ? Réponse qu'il donne, et qui en vaut bien une autre : "C'est un reflet de Dieu". Dommage qu'il n'y ait pas plus de reflets ! C'est peut-être, que Dieu n'existe pas !

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