Le
roman, en revanche, le saisit à chaque page, et il se plonge dans la
tragédie annoncée d’un personnage anonyme et banal – si
lointain, si étranger qu’il finit par s’en sentir proche.
(Canek
Sánchez
Guevara, 33
révolutions,
trad. René Solis, Métailié, 2016)
Il
n’est pas de plaisir complet dans la vie, pour moi, sans avoir un
brin de lecture. Et, quand je suis à Venise, c’est pareil. Et, comme toujours en déplacement, j'essaie de lire "local" !
J’avais
emporté là-bas deux romans italiens. J’ai commencé par un grand
classique italien, celui d'Antonio Fogazzaro, Un petit
monde d'autrefois (1895). Il s’agit d’un roman
historique qui se déroule dans la région de la Valsoda, sous
occupation autrichienne, pendant les années 1850, jusqu’à la
guerre d’indépendance et la formation du royaume d'Italie. C’est
un roman à la fois réaliste, régionaliste, aussi bien que
spiritualiste. Franco Maironi, jeune homme élevé par sa grand-mère
attachée à la cause autrichienne, rompt avec elle en se mésalliant
avec une jeune fille d'opinions libérales et favorables à la cause
italienne. La grand-mère menace de le déshériter. Heureusement, un
vieil oncle de Louise les abrite dans sa maison au bord du lac de
Lugano, et partage avec eux sa modeste retraite. Franco et Louise ont
une petite fille, Maria. Mais un jour que Louise s'est absentée dans
l'intention de faire valoir les droits de Franco auprès de sa
grand-mère, la petite fille échappe à la surveillance de la
servante et se noie. Fatalité, injustice, Louise, malgré son
chagrin, reste décidée à se battre, sans l’aide de la religion.
C’est la foi par contre qui conforte Franco dans cette dure épreuve
et le décide à rejoindre Turin pour se battre pour la future
patrie. Conflit de famille, conflit d'opinions politiques, esprit de
liberté et enthousiasme patriotique se mêlent avec bonheur dans ce
roman très vivant et bien documenté. Je l’ai dévoré, encore un
grand roman du XIXème siècle. Il m'a tellement plu que j'ai acheté la version originale italienne !!!
Le
roman de Francesca Melandri, Eva
dort,
très différent et plus moderne, est également un roman historique.
Mais il parcourt toute l’histoire du XXème siècle à partir du
moment où les traités de 1919 ont attribué à l’Italie le Tyrol
du sud, devenu Haut Adige, enlevé à l’Autriche qui a perdu la
guerre. Mais la population qui y vit est germanophone et n’entend
pas s’intégrer ni subir une assimilation forcée. Ce rattachement arbitraire, la colonisation brutale sous Mussolini, l’exil de certains
et la résistance des autres habitants, leur attachement à leur
langue, leur culture et leurs traditions, vont
entraîner après la guerre des formes violentes : attentats
et
terrorisme, avant d’arriver tardivement
à un compromis avec le gouvernement italien,
octroyant une large
autonomie à
la région. Telle est la toile de fond du roman qui raconte
l’histoire de deux femmes, Gerda, fille-mère qui doit se battre
pour mériter la considération, et sa fille, Eva, jeune femme
émancipée et libre. C’est à la fois un itinéraire géographique
(Eva entreprend un long voyage du Haut Adige jusqu’en Sicile pour
aller assister aux derniers moments de Vito, un
ancien carabinier qui fut le
grand amour de sa mère et qui lui a servi de père pendant quelques
années de son enfance) qui alterne avec les souvenirs qui remontent pendant
le temps du voyage, une
sorte de narration chronologique qui évoque l'histoire de la mère, de son entourage, du
grand-père, du frère, des autres habitants du village et de la
vallée.
Les
uns s’accommodent du joug italien. D’autres se révoltent. C’est
donc un double voyage qui nous est raconté, le voyage actuel d’Eva
et le voyage dans le passé. La complexité des situations et de
l’évolution de la région du pays est très bien rendue, les
rapports sociaux sont impressionnants de justesse (riches/pauvres, relations difficiles entre les "colons" italiens, la police, l'armée et les autochtones,
difficulté d’être fille-mère dans les années 50, difficulté de
vivre son homosexualité pour certains, dont l’ami d’enfance
d’Eva) et en filigrane, la délicate problématique des minorités
linguistiques écrasées par le poids d'une république qui se veut
une et indivisible (tiens, comme la nôtre !).
L’auteur, qui connaît bien la région, utilise de nombreux mots du
dialecte local dans les domaines quotidiens : se saluer, le vêtement, la
cuisine, etc. C’est
un excellent roman dans la lignée de celui de Fogazzaro ou de La
storia
d’Elsa Morante.
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