samedi 22 septembre 2018

22 septembre 2018 : Dostoïevski en filigrane


BORKMAN : Oui, voilà bien notre mal, la malédiction qui pèse sur nous autres, les isolés, les élus. La masse, la foule, la médiocrité ne nous comprend pas, Wilhelm.
(Henryk Ibsen, John Gabriel Borkman, trad. Maurice Prozor, Actes sud-Papiers, 1989)



Voici deux cinéastes relativement reconnus, avec déjà quelques films à leur actif, et dont je n’avais jamais rien vu. Leurs films sont sortis en même temps cette semaine en France et m’ont fait penser à Dostoïevski (Les possédés pour Climax, L’idiot pour Leave no trace), sans doute parce que cet écrivain est un de ceux qui laissent le plus de traces en nous, et qu’on en trouve des reflets ici et là.



Debra Granik nous conte l’histoire d’un père et de sa fille. Le père a un passé troublant (sans doute vétéran d’une guerre, Afghanistan ou Irak, mais nous n’en saurons rien) qui l’empêche de se réadapter dans le monde tel qu’il est ; il a entraîné son adolescente de fille, Tom, dans la forêt de l’Oregon. Ils y vivent libres et heureux, dans une sorte de clandestinité sauvage, faisant de temps en temps un saut en ville pour se ravitailler (et sans doute récupérer la pension de Will), même s’ils se livrent aussi à la cueillette de champignons et à un peu de jardinage. Ils recueillent l’eau de pluie, font du feu de manière archaïque pour économiser le propane et dorment ensemble sous la tente ; et Will éduque parfaitement sa fille. Mais, quand ils sont découverts, ils se retrouvent propulsés dans une maison que leur proposent les services sociaux où Will ne se sent pas à l'aise. Ils s’enfuient de nouveau au bout d’un certain temps et échouent dans une sorte de camping en forêt, peuplé de "baba-cools". Tom s’y plaît. Je n’en dis pas plus pour ne pas dévoiler toute l’intrigue (le roman original L’abandon de Peter Rock est traduit en Points Seuil). On voit ici l’Amérique des "laissés-pour-compte" : par moments, on pense à Steinbeck. La nature est magnifique, il pleut beaucoup en Oregon. Mes voisins étaient des Américains originaires de l’Oregon, avec qui j’ai pu discuter un peu à la sortie. Le duo père-fille est magnifique et nous permet d’entrevoir la manière d’explorer d’autres chemins de vie, hors de la normalité, de la société de consommation, de la publicité et des écrans envahissants. Quand l’assistance sociale offre un téléphone au père, il décline, disant ; « On s’en est bien passé jusqu’ici ! » (je rappelle que je n'ai eu un téléphone à la maison qu'en 1984 !). Ce père, qui m’a rappelé le prince Muychkine de Dostoïevski, par son inadaptation au réel, est une figure bouleversante. Mais la fille, Tom, prouve qu’elle a été bien éduquée, en lui laissant in fine vivre sa vie… Bouleversant.


Je suis resté plus mitigé devant Climax. C’est effectivement très bien filmé, et Gaspar Noé montre qu’il sait se servir d’un caméra. La première séquence musicale est, à ce titre, virtuose : une séquence de danse collective admirablement chorégraphiée sur une musique qui aurait eu tout pour me déplaire, mais qui m’a plu parce qu’elle convenait aux mouvements de caméra et des danseurs. Mais la suite n’est pas à la hauteur, à mon avis, ou bien j’ai décroché en cours de route. On comprend qu’on est dans un lieu fermé où un groupe danse sous la direction d’une chorégraphe : sans doute pour clôturer une fin de répétition. Mais, après ce premier moment magnifique, il y a un buffet avec de la sangria dans laquelle quelqu’un a mis une drogue ; la soirée devient une espèce de défonce qui se termine plutôt mal. Ce qui a commencé en "musical" s’achève en film noir, voire d’horreur. Je ne regrette pas de l’avoir vu, mais je suis perplexe ; j’irai emprunter des dvd d’autres films de Gaspar Noé à la médiathèque pour essayer de me faire une idée plus juste. Pourquoi ai-je pensé aux Possédés de Dostoïevski ? Parce qu’ici la musique électro et disco, la danse et la drogue du XXIème siècle remplacent pour nos modernes nihilistes l’attrait de la révolution qu'avaient les Russes de l’avant-dernier siècle. Et on est dans un lieu clos, étouffant, où il manque le "bonheur qui arrive : c’est le vent salé qui te frappe au visage, un frémissement qui te parcourt la peau et qui te donne envie d’embrasser tout le monde" (Eduardo Galeano, La chanson que nous chantons, Albin Michel, 1977), ce bonheur que procure la forêt aux héros de l’autre film. 

 
Anniversaire : 22 septembre 1792 : proclamation de l’an 1 de la République française !

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