BORKMAN :
Oui,
voilà bien notre mal, la malédiction qui pèse sur nous autres, les
isolés, les élus. La masse, la foule, la médiocrité ne nous
comprend pas, Wilhelm.
(Henryk
Ibsen, John
Gabriel Borkman,
trad. Maurice Prozor, Actes sud-Papiers, 1989)
Voici
deux cinéastes relativement reconnus, avec déjà quelques films à
leur actif, et dont je n’avais jamais rien vu. Leurs films sont sortis en
même temps cette semaine en France et m’ont fait penser à Dostoïevski (Les
possédés
pour Climax, L’idiot pour Leave
no trace),
sans doute parce que cet écrivain est un de ceux qui laissent le
plus de traces en nous, et qu’on en trouve des reflets ici et là.
Debra
Granik nous conte l’histoire d’un père et de sa fille. Le père
a un passé troublant (sans doute vétéran d’une guerre,
Afghanistan ou Irak, mais nous n’en saurons rien) qui l’empêche
de se réadapter dans le monde tel qu’il est ; il
a entraîné son adolescente de fille, Tom, dans la forêt de
l’Oregon. Ils y vivent libres et heureux, dans une sorte de
clandestinité sauvage, faisant de temps en temps un saut en ville
pour se ravitailler (et sans doute récupérer la pension de Will),
même s’ils se livrent aussi à la cueillette de champignons et à
un peu de jardinage. Ils recueillent l’eau de pluie, font du feu de
manière archaïque pour économiser le propane et dorment ensemble
sous la tente ; et Will éduque parfaitement sa fille. Mais,
quand ils sont découverts, ils se retrouvent propulsés dans une
maison que leur proposent les services sociaux où Will ne se sent pas à l'aise. Ils s’enfuient de
nouveau au bout d’un certain temps et échouent dans une sorte de
camping en forêt, peuplé de "baba-cools". Tom s’y
plaît. Je n’en dis pas plus pour ne pas dévoiler toute l’intrigue
(le roman original L’abandon
de Peter Rock est traduit en Points Seuil). On voit ici l’Amérique
des "laissés-pour-compte" : par moments, on pense à
Steinbeck. La nature est magnifique, il pleut beaucoup en Oregon. Mes
voisins étaient des Américains originaires de l’Oregon, avec qui
j’ai pu discuter un peu à la sortie. Le duo père-fille est
magnifique et
nous permet d’entrevoir la manière d’explorer d’autres chemins
de vie, hors de la normalité, de la société de consommation, de la publicité
et
des écrans envahissants. Quand l’assistance sociale offre un
téléphone au père, il décline, disant ; « On s’en
est bien passé jusqu’ici ! » (je rappelle que je n'ai eu un téléphone à la maison qu'en 1984 !). Ce père, qui m’a
rappelé le prince Muychkine de Dostoïevski, par son inadaptation au
réel, est une figure bouleversante. Mais la fille, Tom, prouve
qu’elle a été bien éduquée, en lui laissant in fine vivre sa
vie… Bouleversant.
Je
suis resté plus mitigé devant Climax.
C’est effectivement très bien filmé, et Gaspar Noé montre qu’il
sait se servir d’un caméra. La première séquence musicale est, à
ce titre, virtuose : une séquence de danse collective
admirablement chorégraphiée sur une musique qui aurait eu tout pour
me déplaire, mais qui m’a plu parce qu’elle convenait aux
mouvements de caméra et des danseurs. Mais la suite n’est pas à
la hauteur, à mon avis, ou bien j’ai décroché en cours de route.
On comprend qu’on est dans un lieu fermé où un groupe danse sous
la direction d’une chorégraphe : sans doute pour clôturer
une fin de répétition. Mais, après ce premier moment magnifique,
il y a un buffet avec de la sangria dans
laquelle quelqu’un a mis une drogue ; la soirée devient une
espèce de défonce qui se termine plutôt mal. Ce qui a commencé en
"musical" s’achève en film noir, voire d’horreur. Je
ne regrette pas de l’avoir vu, mais je suis perplexe ; j’irai
emprunter des dvd d’autres films de Gaspar Noé à la médiathèque
pour essayer de me faire une idée plus juste. Pourquoi ai-je pensé
aux Possédés
de Dostoïevski ? Parce qu’ici la musique électro et disco,
la danse et la drogue du XXIème siècle remplacent pour nos modernes nihilistes l’attrait de la
révolution qu'avaient les Russes de l’avant-dernier siècle.
Et on est dans un lieu clos, étouffant, où il manque le "bonheur qui
arrive : c’est le vent salé qui te frappe au visage, un
frémissement qui te parcourt la peau et qui te donne envie
d’embrasser tout le monde" (Eduardo Galeano, La
chanson que nous chantons,
Albin Michel, 1977), ce bonheur
que procure la forêt aux héros de l’autre film.
Anniversaire :
22 septembre 1792 : proclamation de l’an 1 de la République
française !
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