– Mais
la beauté qui parle aux yeux, reprit-elle, n'est que le prestige
d'un moment : l’œil du corps n'est toujours celui de l'âme.
(George
Sand, Le beau Laurence)
Voilà,
je viens encore de partir en vadrouille, de pratiquer mon nomadisme
habituel, ce qui m'a permis de voir plusieurs de mes amis de
Poitiers, Georges, Odile, Gilles, Frédéric, d'aller aussi au Temple
pour le culte du dimanche – je n'y étais point allé depuis mon
départ en cargo en janvier, et de passer la soirée de dimanche chez
mon ami F., en Charente. Longue discussion, assez vaine d'ailleurs,
sur le mariage pour tous, qui le choque. Je suis resté sur ma
position, ne voyant pas en quoi la nouvelle loi peut brimer les « mariés »
sous l'ancienne loi, et je vois bien là l'empreinte catholique (ou
chrétienne, car à en juger par l'hebdomadaire protestant Réforme,
l'opposition des religieux de tous bords est assez marquée) toujours
omniprésente dans notre paysage.
Mes
derniers films vus au cinéma ont été Mud,
un film américain tout à fait bon, dans la lignée de Mark Twain en
littérature (Tom Sawyer
et
Huckleberry
Finn,
pour ceux à qui ça dit quelque chose, deux livres dont je recommande la lecture, aussi) ou de Fritz Lang (j'ai pensé
aux magnifiques Contrebandiers
de Moonfleet,
car il s'agit ici aussi de jeunes adolescents qui découvrent le
monde des adultes, et donc des compromissions et des déceptions),
Los salvajes,
un film argentin qui m'a rappelé, en mieux, un autre film argentin
vu à Venise en septembre dernier, Leones :
des jeunes gens en vadrouille à travers la nature. Mais, comme dans
Leones,
on ne voit pas très bien le sens du film, au demeurant très
esthétique. Et puis, La
cage dorée,
un film franco-portugais (si on peut dire) sur l'immigration
portugaise en France dans les deux métiers que sont le bâtiment (le
mari) et la loge de concierge (la femme) : sans être un grand
film, c'est à la fois amusant (parfois) et émouvant, avec de belles
chansons, et très bien joué. Mérite le détour, comme on dit dans
les guides, bien que la réalisation ne dépasse pas celle d'un bon
téléfilm.

Et
puis bien sûr, j'ai lu des livres. Le désopilant roman de Michel
Tremblay, La nuit des
princes charmants,
ou comment le héros perd son pucelage dans une folle nuit du
Montréal gay : "La
vie, la vraie vie, allait commencer ; j'étais mort de trac".
J'ai
relevé aussi cette phrase que je fais volontiers mienne :
"Alors,
avec ce sens de la dérision qui me caractérise depuis mon enfance,
cette façon que j'ai de toujours transposer ce qui ne fait pas mon
affaire – les peines, les punitions, les revers de toutes sortes,
pour les vivre à travers la culture plutôt que dans la réalité de
façon à ne pas vraiment souffrir..."
Oui, on dira ce qu'on voudra, la culture, ça permet de transcender
la réalité, quand cette dernière est douloureuse. Je pense
d'ailleurs qu'on sort plus aisément d'une dépression (ou qu'on n'y
tombe pas du tout) quand on se nourrit des grandes œuvres de la
littérature (ajoutons, du cinéma, du théâtre, de la musique, de
l'art) et pas seulement du simple divertissement (l'entertainment
américain), qui par nature est appauvrissant et peu nourrissant.
Notre vie intérieure s'enrichit des grands écrivains,et je ne vois pas comment on peut
déprimer quand on a comme compagnons de voyage Montaigne,
Dostoïevski, Virginia Woolf, Flaubert, Rimbaud, Giono, Colette,
Victor Hugo, George Sand ou Kawabata, pour ne citer que dix d'entre eux.
Tiens
à propos de George Sand, puisque je vous ai informé que je prépare
un chapitre sur elle pour mon prochain livre d'essais littéraires, je
viens de lire un diptyque formidable, Pierre
qui roule,
suivi de Le beau
Laurence,
peut-être le roman-testament de notre auteur. George Sand nous fait
suivre la destinée d'une troupe de théâtre ambulant de province
où s'est engagé le héros, le fameux beau Laurence, pour l'amour
d'une actrice, Imperia, qui ne fait aucunement attention à lui. On
les suit dans leurs pérégrinations, leurs misères, leurs échecs
et leurs réussites, jusque dans leurs tournées à l'étranger, dans
le Monténégro par exemple, où ça tourne mal pour l'un d'entre
eux, qui a eu le malheur de vouloir apercevoir les dulcinées du
prince local dans leur bain. Évidemment, pour moi qui ai fait un peu
de théâtre amateur et qui, surtout, ai toujours énormément aimé
le théâtre au point d'en lire beaucoup, je connais très bien non
seulement nos classiques français, mais Shakespeare, Tchékhov par
exemple – pour autant que je sache, lire des pièces de théâtre est une anomalie
dans le panorama des lecteurs, et je cultive là aussi ma différence,
tout autant qu'en lecteur de poésie – ce double roman ne pouvait
que me séduire. De plus, les comédiens sont itinérants : et
pour un nomade comme moi, la séduction montait à la puissance ².
Enfin, c'est un très beau roman d'amour, comme tous les romans de
George Sand, et mon cœur ne pouvait que battre en lisant plusieurs
phrases, comme celles-ci :

"Vous
l'avez aimée, cela devait être. Elle ne l'a pas deviné, preuve
qu'elle est chaste et que vous la respectez profondément. N'oser pas
dire ! c'est le plus grand amour qu'on puisse éprouver !"
ou bien cette pensée de Laurence, le héros, qui trouve un grand
écho en moi : "j'aurais
voulu être un grand artiste, et je ne suis qu'un critique
intelligent. Je suis trop cultivé, trop raisonneur, trop philosophe,
trop réfléchi ; je n'ai pas été inspiré. Je ferai très
bien un peu de tout, je ne serai maître en rien. C'est une
souffrance de comprendre le beau, de l'avoir analysé, de savoir en
quoi il consiste, comme il éclôt, se développe et se manifeste, et
de ne pouvoir le faire jaillir de soi-même."
Et celle-ci, que dit Léon, un des comédiens, qui écrit aussi à
ses heures : "L'inspiration
est une chose folle qui veut un milieu impossible ; si je
deviens un vrai poète, ce sera à condition de ne pas devenir un
homme sensé."
Tout à fait d'accord avec ce Léon, on ne peut être ni poète, ni artiste, si on est sensé – trop normal, en quelque sorte.
L'ensemble des deux romans compose d'ailleurs un manifeste de l'auteur en
faveur du roman idéaliste, et contre le réalisme qui faisait fureur
(ce fut publié en 1869, au moment même où Flaubert était devenu
le « patron » et où Zola allait émerger).
Enfin,
un roman où l'on trouve ce passage : "Tu
m'as donné trois ans d'une vie bien remplie qui a emporté toute
l'écume de ma jeunesse, et dont il ne m'est resté que l'amour d'un
idéal dont tu es l'apôtre et le professeur le plus persuasif et le
plus persuadé... Tu as formé mon goût, tu as élevé mes idées,
tu m'as appris le dévouement et le courage... Tout ce que j'ai de
jeune et de généreux dans l'âme, c'est à toi que je le dois.
Grâce à toi, je ne suis pas devenu sceptique. Grâce à toi, j'ai
le culte du vrai, la confiance au bien, la puissance d'aimer",
phrase que dit Laurence à la fin du livre à Bellamarre, le
directeur de la troupe, ne pouvait que m'enchanter. Je me disais en
la lisant : « j'espère que moi aussi, j'ai été vis-à-vis
de mes enfants comme de mes ami(e)s, quelqu'un qui a su insuffler
l'idéal, faire aimer la générosité, ne pas les laisser choir dans
le scepticisme et dans l'incapacité de faire confiance et d'aimer. »
Ai-je
réussi ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire