samedi 25 mai 2013

25 mai 2013 : illimité !


Nous ne voulons pas libérer l'Humanité. Nous voulons affirmer l'Homme.

(Georges Darien, L'ennemi du peuple)



J'ai été surpris à plusieurs reprises, chez mon médecin traitant, chez le rhumatologue, et dernièrement, à la clinique où l'on m'a fait la coloscopie, par les dérangements téléphoniques intempestifs que subissent ces praticiens dans l'exercice de leurs fonctions. C'en est incroyable ! Que ne ferment-ils pas leurs téléphones ? Le patient qui est là est soudain abandonné, parce que le toubib répond au téléphone, et souvent sans raison vraiment valable, sinon la peur de perdre des clients à qui on ne répond pas dans l'immédiateté !

J'ai eu la réponse à mon étonnement par la secrétaire du service de la clinique où j'étais patient, quand je suis venu chercher le courrier que le clinicien adressait à mon médecin traitant. La pauvre a été dérangée trois fois au téléphone, en un rien de temps, avant même de pouvoir me donner la fameuse lettre. Elle m'a expliqué que c'était un effet pervers de l'adsl et du téléphone illimité : puisque les gens ne payent rien hors de l'abonnement, pourquoi n'abuseraient-ils pas du téléphone ? Eh bien, c'est simple, ils en abusent, et même ils en surabusent. Elle m'a dit qu'elle était au bord de la crise de nerfs, avec des personnes qui lui téléphonent jusqu'à six fois dans la journée ! Pour des broutilles...

Et voilà, on est bien dans le règne du quantitatif ; moi aussi, j'ai le téléphone illimité, je pourrais y être pendu du matin au soir, mais je ne téléphone pas davantage qu'à l'époque où les communications étaient facturées à la minute, pas moins non plus. Je n'ai rien changé à mes habitudes, je n'ai aucune envie de déranger la famille ou les amis, et encore moins mon malheureux toubib : quand j'ai quelque chose à lui dire, je prends un RV. Et si c'est urgent, je vais aux urgences... Les malheureux sont victimes d'un harcèlement téléphonique. Faut-il que les gens soient déboussolés pour passer leur temps au téléphone, à déranger l'un, à déranger l'autre !

Je les vois, quand je vais au cinéma, qui pianotent et regardent compulsivement leur petit écran téléphonique jusqu'à la dernière minute avant l'extinction des feux. Mon téléphone prétendument portable reste à la maison : avis aux amateurs. Je passe devant les cafés, les couples y sont attablés, que pensez-vous qu'ils fassent ? Qu'ils se disent des mots d'amour et roucoulent un brin ? Non, pensez donc, chacun a l’œil plongé sur son smartphone ou je ne sais pas comment s'appellent ces engins que j'espère bien ne jamais posséder. Cette addiction – comment appeler autrement cette nouvelle drogue ? – doit être terrible. Elle entraîne une surveillance de tous les instants de la vie de son ami(e), de son (ses) enfant(s) et doit être incroyablement stressante. Quand il (elle, ils) ne répond(ent) pas illico au téléphone ou au texto, l'inquiétude doit grandir à la vitesse grand V.


Je lis dans le formidable livre de Christian Garcin, Piero ou l'équilibre (éd. L'Escampette, dont je salue le superbe travail), essai sur un peintre italien de la pré-Renaissance : "Il savait à présent que, comme chacun de nous, il n'avait probablement jamais habité que l'espace mental qu'il s'était peu à peu constitué..." Et je pense aux malheureux gamins d'aujourd'hui, à qui on vole leur enfance, en leur offrant ces petites merveilles de la technique moderne, et qui y sont encore plus addicts que nous (que moi surtout !) : comment vont-ils se constituer un univers mental libre, alors qu'ils sont assujettis à cet univers de communication infinie et qui n'a plus de sens. Et je comprends qu'on est entré complètement dans l'univers de 1984 : contrairement à ce que prévoyait George Orwell, ce n'est pas le communisme qui nous a imposé cette sorte de Big brother, mais c'est bel et bien le libéralisme effréné et consumériste. Et alors que le communisme pouvait s'effondrer – et s'est effondré – je ne vois aucune parade qui s'annonce.

On a de formidables outils de communication, et on en fait quoi ? On emmerde le monde avec – moi aussi d'ailleurs avec mon blog, mais au moins je n'oblige personne à le lire ! Mais pour communiquer, il faut avoir un outillage mental, là, on retourne au Moyen âge : il va y avoir les savants et les riches privilégiés de la culture et, autour d'eux, les nouveaux analphabètes qui se profilent par millions, à qui des noms comme Sophocle, Montaigne, Rousseau, Mozart, Renoir, Van Gogh, Carné, Eisenstein, Chaplin, Dickens, Rimbaud, Victor Hugo et Malraux ne diront rien, quand ils connaîtront sur le bout du doigt le moindre participant à une émission de téléréalité ou admireront un terroriste kamikaze, car on ne leur aura rien appris d'autre à aimer. J'étais sidéré l'autre jour à Poitiers, il y avait comme une émeute rue des Grandes écoles ; je me suis dit, « Tiens, un écrivain connu doit être à la librairie. » J'entre, pas un chat, j'apprends que c'est la venue d'un des héros de la téléréalité qui vient se faire admirer dans le magasin de fringues voisin, sous les hurlements et les cris d'adolescent(e)s au bord de la crise de nerfs – les pompiers ont dû en évacuer quelques-un(e)s.

Je suis un dinosaure, un des derniers représentants d'une espèce en voie de disparition. Comme Georges Darien, je voudrais affirmer l'Homme, mais comment lutter contre cet ensauvagement programmé par les maîtres qui nous gouvernent ?

1 commentaire:

mt13 a dit…

Smartphones make dumb people, disent les anglais (les téléphones intelligents rendent les gens cons).

En fait ce qui se cache derrière la smartphone c'est la privatisation de la mémoire. Pourquoi retenir quoi que ce soit puisqu'on peut avoir instantanément toute la connaissance du monde à portée de main ?

Sauf qu'en réalité ce n'est pas exactement toute la connaissance du monde... Mais celle que veut bien nous renvoyer Google quand on clique sur "rechercher"... Google qui établit des profils de personnalité extrêmement précis afin de pouvoir cibler exactement quelles sont les informations les plus "pertinentes" à vous afficher.

Du coup, plus de hasard, plus de surprise, plus de contradiction... Avec Google, le savoir aseptisé selon vos préférences...