Qui sont les miens ? Les miens : ceux qui mangent mal, dorment mal, ceux qui n’ont rien.
(Eduardo Galeano, La chanson que nous chantons, trad. Régine Mellac et Annie Morvan, Albin Michel, 1977)
Je ne sais pas si vous avez remarqué : les restaurants n'ont jamais été aussi nombreux, les terrasses de beaucoup d'entre eux aussi bondées. Je sais que ça va de pair avec ce qu'on appelle aujourd'hui le surtourisme, avec également notre société de riches (et de moins riches) qui se complaisent dans la surconsommation. Et pourtant, l'inégalité alimentaire est la pire des inégalités. Un pourcentage important de la population mondiale est littéralement affamée, et parfois volontairement, comme à Gaza en ce moment. Au point qu'un poète palestinien a pu comparer la guerre meurtrière de Gaza à la guerre de Troie, et l'arrivée des camions de vivres venus d’Égypte au "cheval de Troie" :
L’Égypte t’a enfin apporté plusieurs chevaux de Troie / Hulule de joie / car les chevaux, à Dieu ne plaise ! / Ne sont pas remplis de soldats / juste de vivres
(Gaza, y a-t-il une vie après la mort ? Anthologie de la poésie gazaouie d’aujourd’hui, trad. Abdellatif Laâbi, Points, 2025)
Je suis affolé par l'abondance de victuailles qui nous entouraient cette année à la Fête de l'Humanité. J'ai été frappé par le nombre de stands qui proposaient de la nourriture, qui m'ont paru nettement plus nombreux que ceux qui offraient une autre vision de la politique, de la solidarité, des changements à effectuer, des débats et des discussions sur le comment vivre mieux, avec davantage d'égalité et de fraternité. À croire que désormais le militantisme n'existe plus. Qu'on ne veut pas d'une société plus juste, plus égalitaire, plus fraternelle. On s'empiffre donc, dès qu'on peut, sans doute pour oublier, et on ne sort plus de cette surconsommation alimentaire effrénée. Quitte à s'endetter et, avec les caisses automatiques et le pesage qui nous est confié, à tricher sur les prix et donc à voler.
J'avoue que ça me donne envie d'apprendre à jeûner, il y a même des stages pour ça. Je ne comprends pas cette hystérie de mangeaille, au point que quand on revient de voyage, la première question qu'on te pose, c'est "qu'est-ce que t'as mangé de bon ?" Si je réponds : "j'ai vécu avec les autochtones, c'est un pays très pauvre, (ce qui fut le cas de mes voyages à Cuba ou à Madagascar), on mange ce qu'il y a et en quantité mesurée, et ça ne m'a nullement gêné !" La conclusion que mes questionneurs en tirent, c'est : "Je suis pas prêt d'aller dans ces pays".
Pourtant, je sais que l'art culinaire existe, même dans un pays pauvre. Mais voilà, je n'ai pas envie de manger mieux ni davantage que les gens du pays en question. Pendant tous mes voyages en cargo, j'ai été le seul (avec peut-être Janeta, la Hollandaise du trajet vers le Pérou) à ne pas me plaindre des repas. J'ai même demandé une fois au cuisinier de me servir le menu qu'il destinait aux matelots philippins, qui avaient leur propre salle à manger, pour comparer. Je savais que je ne voyageais pas dans un paquebot avec une nourriture raffinée pour contenter les richards qui peuvent s'octroyer ce genre de voyage.
Et aujourd'hui qu'on parle de guerres (il y en a partout dans le monde), de famine organisée, on voudrait encore que je me goberge. Eh bien, non ! Jésus disait, reprenant une parole de l'Ancien Testament : "l'homme ne vit pas de pain seulement". Aujourd'hui, le message du Christ est largement oublié, plus personne ne le cite. De même, cette valeur essentielle qu'est le silence terrifie la grande majorité des gens, plongés dans le bruit des écouteurs, les conversations téléphoniques incessantes (j'ai entendu l'autre jour un petit garçon, dans la rue qui implorait sa mère : "Eh, maman, s’il te plaît, est-ce que tu peux arrêter d’appeler quelqu’un au téléphone ?"), les télévisions tonitruantes...
Bon, je ne vais pas refaire le monde, mais empêchons les grands de ce monde d'affamer, de piller, de bombarder, de détruire, et revenons au silence bienfaiteur, à la frugalité heureuse, à la douceur de vivre, à la paix satisfaisante, au paradis en somme !
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